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Une fois retranscrit l’entretien de Justine, j’ai procédé à son analyse. Pour cela, je me suis donc basée comme indiqué précédemment sur le livre de Demazière et Dubar. J’ai commencé par découper l’entretien en vingt-deux chapitres qui correspondent plus ou moins au nombre de questions que je lui ai posées84. Il s’agit, en effet, d’un seul et même récit, mais raconté sous la forme d’un dialogue, cela faisait donc sens pour moi de le découper en fonction des questions de relance posées. J’ai ensuite codé l’entretien, c’est-à-dire que j’ai repéré au sein du récit les événements, actions ou situations rencontrées par la personne faisant le récit (Sn – séquence), puis les actants principaux, qui sont donc les personnes qui interviennent dans le récit, y compris la narratrice (An – actant) et, finalement, les propositions argumentaires, soit les unités qui comprennent un jugement ou une appréciation de l’événement ou de l’actant en cause émis par la narratrice (Pn – proposition)85.

1. Les séquences

A partir des événements et situations codé-e-s, j’ai pu identifier sept séquences qui vont de l’enfance à sa situation au jour de l’entretien : enfance (S1) – moment du questionnement (S2) – début de la transition (S3) – procédure médicale, psychiatre et endocrinologue (S4) – procédure administrative et judiciaire (S5) – procédure médicale, opérations (S6) – jour de l’entretien (S7)86. Dans un premier temps, j’avais d’abord repéré quatre séquences : enfance – puberté et adolescence – rencontre fille – transition (en parler, psy, endo, démarches administratives et judiciaires, opération et passing)87, mais ce découpage, me permettait moins d’analyser le parcours de transition en tant que tel et plus son parcours de vie général. En outre, dans cette structure la rencontre qu’elle a faite avec une fille apparaît comme décisive dans sa transition, ce qui n’est pas le cas en réalité.

J’ai ensuite regroupé les séquences par ordre chronologique et sous les titres respectifs donnés en amont88. Il est possible de résumer ce récit de la façon suivante :

Enfance - Justine est née à Genève dans un milieu social moyen et a été assignée garçon à sa naissance. Peu après sa naissance, sa famille et elle ont déménagé à Fribourg, dans un

84 Cf. : Annexe 1.3.

85 Cf. : Annexe 1.3.

86 Cf. : Annexe 1.5.

87 Cf. : Annexe 1.4.

88 Cf. : Annexe 1.5.

petit village qu’elle qualifie « d’assez perdu ». Enfant, elle se décrit comme quelqu’un de très curieux, qui bougeait beaucoup. Elle n’avait que des amies filles, aimait les activités mixtes et avait une apparence androgyne. Elle dit n’avoir « jamais aimé être un mec depuis qu’elle est née » et avoir été harcelée à l’école en raison de ce qui précède :

« Toujours beaucoup de gens qui me voyaient mal, même dans mon caractère, sans que je fasse de coming out, ça se voyait que je n’étais pas très masculin ; vu que souvent on me traitait de travesti ou de fille ou de truc comme ça et des gens me frappaient beaucoup à cause de ça ; au niveau du comportement général, oui là j’étais plutôt efféminé, dans le sens que je ne me bagarrais pas, quand on me frappait, je pleurais, du coup les gens se moquaient de moi et me frappaient tous les jours, j’avais beaucoup de problèmes, et j’avais les cheveux longs du coup on me les arrachait et mes parents ont longtemps mis ça sur le dos du fait que je suis surdouée parce qu’on avait fait un test de QI et j’avais eu un bon résultat ; et du coup à chaque fois que j’avais des problèmes ils se disaient elle est surdouée, elle est différente. Alors que clairement les gens qui se moquaient de moi, ils me traitaient de travesti, de fille, c’était clairement plus lié à la sexualité qu’au côté un peu nerd, j’avais pas mal de problèmes avec ça. »

Jusqu’au début de son adolescence/puberté, Justine ne pouvait pas mettre des mots sur ce qu’elle ressentait :

« Moi j’avais une phobie de l’adolescence, je ne savais pas exactement pourquoi à l’époque, mais je n’avais vraiment, vraiment pas envie et après quand c’est arrivé, je me suis documentée. »

Questionnement – A l’âge de 11-12 ans, elle découvre le concept de transidentité en voyant un reportage à la télévision qui parlait de la thématique trans*. Elle qualifie ce reportage de :

« Très stéréotypé avec le gars bien masculin qui tout à coup veut devenir une femme et il s’appelle Lola ou je ne sais pas quoi, un prénom bien normal, et tu le vois tout le reste de l’émission, toujours en mini-jupe ; Il montrait les stéréotypes que les gens avaient envie de voir. »

Cela lui fournit malgré tout une première représentation à laquelle s'identifier. Et en même temps, elle dit avoir peur parce que toute son enfance :

« On parlait toujours des pédés et des travelos comme des pédophiles, enfin l’insulte suprême c’était pédé et c’était vraiment dégueu, il y en avait un dans le village qui était gay et il était parti et tout le monde parlait mal de lui comme quoi il touchait des enfants.

Du coup je me disais, je veux être une femme, mais ce n’est pas la même chose ; je n’avais pas envie d’être un homme et pour moi être une femme c’était juste pas possible parce que c’est ce qu’on m’avait dit toute ma vie, que si ça m’arrivait c’est que j’étais un prédateur sexuel et qu’il fallait que j’aille en prison. Et j’osais n’en parler à personne parce que sinon on m’aurait traité de … pas pédophile parce que j’avais 11 ans, mais je ne sais pas de quel nom. »

Elle ajoute également :

« Je me disais ce serait cool d’être une fille, mais bon c’est interdit, j’y pensais déjà, mais ce n’était pas urgent dans le sens où les garçons et les filles étaient un peu mélangé-e-s et du coup. Quand j’ai eu 12 ans, c’était plus juste cool, j’ai mis ça en stand-by, ça a été très long et très difficile surtout que j’ai dû me taper la puberté, c’était génial. »

A propos de sa puberté, Justine me raconte que :

« C’était affreux, ça m’a créé plein de problèmes psychologiques, je n’ai pas refoulé du tout parce que j’en avais bien conscience, je savais que c’était ça, mais je n’osais juste pas le dire. Si on me demandait si j’étais trans, j’aurais dit non, t’es fou. Je me disais ce serait tellement une bonne idée que je change maintenant, je pourrais annuler ces effets de merde, mais en 2007, je ne sais pas si c’était possible de faire une transition à 12 ans à Fribourg et ça aurait foutu un tel bordel dans ma vie ; dans ma tête je me disais que de toute façon c’était pas possible à mon âge donc je me disais, je vais me faire rembarrer par à peu près tout le monde et j’ai même pas essayé. »

Elle se disait également qu’elle se sentait elle-même trop jeune pour savoir ce qu’elle souhaitait dans la vie, mais à 13-14 ans voyant que ce qu’elle ressentait ne changeait pas, elle s’est dit qu’effectivement elle souhaitait avoir un corps féminin.

A 15 ans, l'installation d'internet chez elle lui a permis de se renseigner plus avant sur le sujet. C'est à cette période également qu'elle fait la rencontre d'une fille avec qui Justine entame une relation amoureuse. A ce propos, elle m'explique :

« Et il y avait un événement assez bizarre, mais amusant rétrospectivement, il y avait une fille qui m’avait proposé de sortir avec elle et clairement je ne me voyais pas sortir avec elle en me faisant passer pour le mec de la relation surtout qu’elle, elle était un peu plus âgée que moi donc elle avait envie d’une relation un peu plus sérieuse donc du coup je lui ai dit. Elle a dit bon d’accord qu’elle allait réfléchir, elle est revenue deux trois jours plus tard en me disant que finalement, elle était bi donc ça va. Du coup, on s’est mise ensemble et je lui ai vraiment dit explicitement qu’on était un couple lesbien et rien d’autre et elle était d’accord, on a eu une relation pendant quelques mois et plus la relation avançait, plus elle me demandait de faire des trucs de mec, quand on faisait l’amour, elle me disait vas-y parle moi comme un homme, prends-moi vas-y et moi ça ne marchait pas, du coup on s’est séparées, mais je ne regrette pas du tout dans le sens où ça m’a permis de le dire et pas longtemps après j’en ai parlé aussi à quelques-ami-e-s et à mes parents. »

Transition – Elle commence alors sa transition à l’âge de 16 ans. Elle dit ne pas avoir de regret quant au fait de ne pas avoir commencé plus tôt sa transition, car :

« De toute façon je n’aurais pas pu faire la transition avant parce que là d’où je venais c’était juste pas possible et pis qu’au cycle même le directeur aurait totalement refusé la chose, il m’aurait fait aller dans une école spécialisée ou je ne sais quoi encore donc le minimum 16 ans, je ne pouvais pas faire mieux donc je n’ai pas de regret vis-à-vis de ça, d’avoir attendu parce que ça aurait été trop compliqué. »

Justine en parle à sa famille, à ses ami-e-s, mais aussi au directeur du collège qu’elle fréquente. Par rapport à sa famille et à ses ami-e-s, elle dit ne pas avoir rencontré de problèmes particuliers.

Au sujet de sa famille, elle dit :

« Elle l’a plutôt pris neutralement, ils n’ont pas trop réagi, ça ne les dérangeait pas plus que ça, mais en même temps, ils n’acceptaient

pas vraiment, enfin maintenant ça va mieux, mais disons que de ce point de vue là, je n’ai pas eu trop de soucis. »

Et concernant ses ami-e-s :

« J’ai su m’entourer de gens plutôt tolérants déjà avant donc ça allait aussi ; la plupart ont adopté la stratégie de tolérer tout en ignorant un peu donc c’est cool. »

A l’école, le directeur l’a autorisé à ne plus aller en cours de gym à cause des vestiaires, ce qui peut paraître anodin pour des individus cis, mais qui pour des jeunes trans* est une problématique importante et donnant lieu a beaucoup de souffrance. Toutefois, s’agissant de son changement de prénom, le directeur n’a pas voulu faire de démarches à l’interne avant que cela soit officialisé par une décision administrative et/ou judiciaire. Par la suite, il lui a été permis de s'inscrire à l'université sous son nouveau prénom.

Dans son village, la nouvelle s’est très vite répandue et, selon Justine, les habitants ont commencé à la regarder très bizarrement, ce qui est encore le cas à l’heure actuelle. Elle explique, en outre :

« C’était du jamais vu là-bas, tous les gens, les médecins, autant les gens à qui j’en parlais, ils ne connaissaient pas du tout donc j’ai vraiment un peu dû expliquer du coup c’était assez compliqué. »

La plupart des gens qui l’ont soutenue ont aussi essayé de la dissuader d’entamer quoi que soit en lui disant notamment :

« Tu n’as pas fini ta puberté, ce n’est pas une bonne idée maintenant, tu ne sais pas ce que tu veux. »

Procédure médicale – A 17 ans, elle a ensuite débuté la « procédure typique », en commençant par rechercher un-e psychiatre et un-e endocrinologue. Elle dit avoir eu de la chance et avoir trouvé un psychiatre à Fribourg qui était correct :

« J’ai eu de la chance parce que le premier sur lequel je suis tombée était relativement sympa, il a été d’accord, après 3 ou 4 séances, il m’a sorti l’attestation de « maladie », (rires), parce que c’est ça qu’il faut officiellement, c’est être diagnostiqué malade mentale, donc je l’étais c’est cool ; mais je lui ai vraiment dit ce qu’il voulait entendre.

J’avais appris que les règles d’or c’est de dire que, on ressent la dysphorie de genre depuis l’enfance et pas que depuis l’adolescence, maintenant ça a changé, mais avant c’était vraiment distinct et si ce n’était pas l’enfance ça ne marchait pas, je lui ai dit que ce n’était clairement pas du travestissement fétichiste, parce qu’ils demandent toujours, c’est quoi qui vous plaît c’est de mettre des habits de femmes, ça vous excite ? Non. Et que j’avais des tendances suicidaires, ce qui est un peu le cas, mais c’est important de le préciser sinon le psychiatre ne considère pas que c’est assez grave et que j’étais dépressive ; la règle de l’enfance ça marche vraiment super bien pour pas qu’on croie que c’est un problème, qu’on est sensible ado, perdu. »

Ce psychiatre, après 3 ou 4 séances réparties sur huit mois environ, a donc établi un diagnostic de dysphorie de genre afin qu’elle puisse commencer un traitement hormonal et que cela puisse lui être remboursé par son assurance-maladie. Il lui a également donné des bloqueurs de puberté le temps qu’elle trouve une endocrinologue.

Pour trouver l’endocrinologue, cela a été plus compliqué, Justine explique à ce sujet :

« J’ai dû passer par 3 ou 4 personnes avant d’en trouver une qui était d’accord. Les autres, ils me disaient systématiquement, soit qu’ils ne traitent pas avec ça, soit ils inventaient des lois qui n’existent pas en disant qu’il faut un âge minimal de 25 ou 30 ans ou des choses un peu aberrantes comme ça. Et on était aussi mal reçu aux séances de ces médecins, il y en a plusieurs qui me demandaient de me déshabiller après ils m’auscultaient et disaient que mes parties génitales étaient bien développées et qu’ils ne voyaient pas pourquoi, il faudrait changer, c’était assez gênant. »

Mais finalement, elle a réussi à en trouver une sur Lausanne :

« Elle était très, je l’ai toujours encore maintenant, c’est assez intéressant le rapport qu’on a, parce qu’elle est très acceptante, elle a été d’accord de me prescrire des hormones, mais elle a un regard très normé sur la chose. »

Elle ajoute :

« Que les médecins demandaient tôt ou tard à mes parents ce qu’ils en pensaient. A 17 ans, ils voulaient voir mes parents et mes parents ont dit ce que je voulais qu’ils disent donc c’est bien ; mes parents sont venus, ils ont donné leur aval ; elle me posait aussi souvent la question de l’opération, est-ce que je désirais faire l’opération ou non et je disais oui, si ça se trouve si j’avais dit non ça les aurait refroidis aussi, parce que je sais que c’est assez mal vu souvent de prendre des hormones sans ensuite vouloir faire l’opération, de moins en moins, mais à l’époque c’était très mal vu, c’était tout ou rien donc non binaire ça n’existait pas pour le coup, je corresponds au vieux modèle donc ça va, mais ça ne les excuse pas. »

Et après 4 ou 5 séances, Justine a pu commencer la prise d’hormones à 18 ans.

Procédure juridique – A 19 ans et après avoir attendu de prendre des hormones pendant quelques mois, elle a déposé dans le canton de Vaud une demande de changement de prénom. Dans un premier temps, l’administration lui a répondu qu’elle devait encore attendre en raison, d’une part, que cela faisait « seulement » un an et demi qu’elle avait initié son processus de transition et non deux ans et, d’autre part, que les documents prouvant l’utilisation de son nouveau prénom étaient trop récents. Sur quoi, elle leur a écrit pour contester leur prise de position et, un mois après, l’administration s’est ravisée :

« J’ai fait la demande et ils m’ont dit d’attendre et je n’avais pas envie de rentrer dans un débat juridique alors j’ai un peu attendu ; l’administration a toujours des lois un peu floues, mais toujours assez exigeantes par rapport au temps de prise d’hormones, au temps de vie passée avec le genre choisi, du coup j’ai dû attendre deux ou trois ans ; elle me demandait des preuves de l’utilisation du prénom souhaité dans la vie de tous les jours donc heureusement que j’ai eu l’université qui a été un peu l’amorce parce que sans quoi c’est un cercle vicieux ; j’ai dû leur faire pas mal de courriers avec beaucoup de preuves. Ils voulaient un tas de milliers de documents sur plein de choses, je ne me rappelle plus exactement, mais extrait des poursuites, des personnes de contact, des courriers que j’avais reçus à ce prénom-là. La plupart des courriers que j’avais changés sans demander, c’était genre des sites de commandes comme Amazon, ce qui du coup ne constitue en rien une preuve. »

Ensuite, Justine a fait les démarches pour procéder à son changement de sexe à l’état civil, elle avait 20 ans à l’époque. Cette procédure a été difficile pour elle notamment en raison du fait que la juge lui a demandé de produire un document attestant de sa stérilité et qu’elle a dû comparaître en personne à une audience. Elle raconte à ce propos :

« Il y avait la juge, secrétaire, il y avait ma mère qui est venue avec moi et on a discuté, elle me posait des questions complètement hors sujet, mais bon j’y répondais et une chose sur laquelle, ils avaient insisté c’était qu’ils voulaient que je sois définitivement stérile pour avoir le droit de changer de sexe ; ils m’appelaient toujours Monsieur, toujours au masculin ; dans tous les courriers, ils m’ont toujours dit Monsieur, le requérant souhaite que … C’est qu’à la toute fin, ils ont accepté que la toute dernière phrase, ils ont dit voilà sera traitée en tant que femme, fille de mes parents, mais tout le reste c’était conjugué au masculin. »

Son endocrinologue lui a fait une « fausse attestation » disant qu’elle était stérile pour de bon avec la prise des hormones. Justine leur a également transmis un avis de droit expliquant que la stérilisation n’était pas un acte nécessaire pour avoir le droit de changer de sexe. Les questions posées étaient entre autres : pour quelles raisons souhaitait-elle changer de sexe ou qu’est-ce que ce changement de sexe pouvait-il lui apporter dans la vie ? A la juge aussi, elle lui a dit ce qu’elle voulait entendre notamment les cinq « règles d’or » qu’elle avait déjà dites à son psychiatre, mais aussi que c’était important pour son intégration sociale et particulièrement pour pouvoir trouver du travail. La juge s’est aussi permise de poser des questions à sa mère, elle souhaitait savoir, comment elle le vivait, comment elle ressentait la situation. Elle leur a répondu : « je trouve que c’est vraiment nécessaire pour son bien-être, je la vois vraiment dans un état dépressif donc ça pourrait vraiment aider par rapport à ça ».

Le tribunal lui a également dit qu’ils n’avaient jamais vu ça, du coup elle a pu leur expliquer comment ça marche, enfin ce qu’il était censé se passer. Il y a aussi eu des questions sur ses futures opérations. Finalement, la juge lui a posé des questions sur sa situation personnelle.

Cinq mois plus tard, elle a reçu un jugement ordonnant son changement de sexe à l’état civil.

Procédure médicale – Elle a ensuite effectué diverses opérations dont entre autres une

Procédure médicale – Elle a ensuite effectué diverses opérations dont entre autres une

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