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La recherche principale : l’essence de la doxa comme « bifurcation »

CHAPITRE III : L A QUESTION DE L ’ ESSENCE DE LA VÉRITÉ DANS LES

A. L’interprétation heideggérienne du Théétète : la détermination négative de l’essence de

3. L’apparition du problème de la non-vérité dans le Théétète de Platon dans le cadre de

3.2. La recherche principale : l’essence de la doxa comme « bifurcation »

La psyché reçoit lors de la recherche principale une nouvelle caractérisation. Celle-ci est « menée à bien par l’éclaircissement d’une comparaison imagée »303, d’abord avec l’image de l’empreinte

de cire, et ensuite avec l’image du colombier. Ces deux images sont destinées à symboliser le phénomène cognitif intermédiaire de l’« apprendre » et du « retenir en mémoire ».304

Dans la première image, l’âme est caractérisée comme un bloc de cire sur lequel viennent s’imprimer les sensations et les conceptions305. Cette image sert à montrer que la mémoire

(mnemosunè) appartient en propre à l’essence de l’âme ; ainsi, l’âme est en mesure de se rendre présent l’étant, même lorsqu’il n’est pas immédiatement présent dans la perception. La seconde image

300 Cette réponse demeure cependant inadéquate pour Platon, dans la mesure où celui qui expliquerait

l’opinion fausse par l’allodoxia « devrait pouvoir expliquer comment il est possible de connaître deux concepts ou deux choses et de les confondre. »(Lafrance, Théorie platonicienne de la doxa, p. 256) Yvon Lafrance présente les choses ainsi : « si l’on connait le beau, comment est-il possible de le confondre avec le laid (…) ? Pour confondre deux choses, il faut ne pas les connaître tout simplement. » (Lafrance, Théorie

platonicienne de la doxa, p. 256)

301 GA 34 [WS 1931-32], p. 285; tr. fr. p. 315. 302 Ibid.

303 Ibid., pp. 292-293; tr. fr. p. 323.

304 Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, p. 257. 305 Platon, Théétète, 191 d.

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présente quant à elle l’âme comme un colombier306, et ce afin de mettre au jour les différentes

guises de la rétention, du retenir en mémoire déjà symbolisé par l’image du bloc de cire. Le colombier symbolise l’âme, et les colombes qui y sont emprisonnées représentent les différents souvenirs. Selon l’image de Platon, les colombes se regroupent de diverses manières, en groupe plus ou moins relâchés. Certaines colombes passent même d’un groupe à l’autre, pour ainsi dire aléatoirement. Pour Heidegger, ce qui est déterminant dans cette image c’est que celui qui possède un colombier « a » les colombes sans pourtant les avoir en propre : « à côté de cet avoir dans l’enceinte », écrit-il, « il y a encore un autre ‘’avoir’’, en l’occurrence lorsque nous re- capturons des colombes bien déterminées à l’intérieur de l’enceinte en les chassant une nouvelle fois selon une nouvelle guise, et que nous essayons ensuite de les tenir en main »307. La seconde

image veut ainsi montrer qu’il y a une différence entre un simple avoir-présent dans la sphère de ce que nous nous rendons présent sans pourtant l’appréhender véritablement, et le « se rendre présent » quelque chose de précis.

C’est précisément à partir du caractère de l’âme comme retenir en mémoire sous la guise du « se rendre présent », et du rapport particulier à l’étant que nomme la perception qu’il faut appréhender la question de la possibilité intrinsèque de la pseudes doxa. La doxa se laisse penser à partir de la connexion entre « perception » et « représentation », c’est-à-dire entre la perception de ce qui fait encontre et le fait de se rendre présent quelque chose qui n’est pas immédiatement présent. En fait, nous nous rapportons toujours à ce qui fait encontre sous ces deux guises. Si j’aperçois par exemple un oiseau noir en plein vol, je me rapporte à lui de deux façons : (1) à partir de mes souvenirs d’oiseaux noirs (ceux-ci déterminent le domaine de perceptibilité dans lequel je suis prêt à appréhender l’oiseau que je vois présentement); (2) à partir de ma perception présente. Pour Heidegger, la doxa ne correspond à aucun de ces deux rapports en tant que tel, mais consiste plutôt en une « bifurcation »308, comme il l’explique en 1934 :

Human beings move in the direction of what immediately confronts them, but at the same time they move within the grasping of the content domain, that is, what they have experienced earlier. All cognition has this remarkable double character. Doxa is both. When I have a view of something, I see what I encounter from a particular perspective. This double meaning is not accidental; every view is

306 Platon, Théétète, 197 b.

307 GA 34 [WS 1931-32], p. 305; tr. fr. p. 336. 308 Ibid., p. 313; tr. fr. p. 344.

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intrinsically bifurcated in accordance with its essence. With this, the solution to the question has in principle

been found.309

C’est en ce sens que la doxa doit être entendue : dans sa double signification de « vue » comme l’aspect qu’offre une chose et comme « opinion », la doxa est toujours essentiellement bifurcation, c’est-à-dire qu’elle se tend toujours à la fois vers le domaine de ce qui est par avance connu et vers ce qui fait immédiatement encontre dans la perception.

L’essence « bifurcative » de la doxa est la condition de possibilité de l’erreur, de la bé-vue, du « se tromper en voyant mal ».310 La doxa implique en effet à la fois une orientation de la part de celui

qui voit, en plus d’un certain « don » de la part de l’étant qui se présente. Ainsi, la pseudes doxa a lieu ou bien quand l’homme oriente mal sa vue par rapport à la chose, – à ce moment, l’opinion ne « s’accorde » pas à ce qui se montre – ou bien quand ce qui se montre se donne comme quelque chose qu’il n’est pas. En d’autres termes, lorsque l’étant se présente, celui-ci nous rencontre dans l’« espace de jeu » plus large de ce que l’on connait par avance; l’« envisager » est dès lors pris en compte à la lumière de ce qu’on s’est rendu présent. Heidegger en conclut que : « cet envisager peut se tromper en voyant mal à tout instant et porter la vue à côté parce que, considérant quelque chose comme quelque chose, il doit toujours nécessairement porter la vue dans une direction, dans l’une ou bien dans l’autre. »311 Par exemple, en nous rapportant à l’oiseau noir

(une corneille d’Amérique) qui se présente devant nous, nous pouvons nous rapporter à l’oiseau

à partir de l’espace de jeu délimité par nos connaissances plus ou moins larges en ornithologie.

Cet oiseau présente de loin le même aspect que le grand corbeau. Il est ainsi possible de considérer la corneille d’Amérique comme un grand corbeau, en portant la vue à côté de l’oiseau qui fait encontre, vers le domaine plus large de ce qui est connu d’avance eu égard aux oiseaux noirs.

309 GA 36/37 [WS 1933-34], pp. 260-261; tr. an. p. 199. 310 GA 34 [WS 1931-32], p. 317; tr. fr. p. 348.

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3.3. La conclusion de l’interprétation heideggérienne du Théétète : le chemin de Platon vers