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A. La méditation sur l’essence originaire de la vérité

1.1. La liberté comme essence de la vérité (§§ 1-3)

« Vom Wesen der Wahrheit » s’ouvre par une analyse de la conception commune de la vérité, qui en fait la conformité du jugement et de son objet. Ce concept de vérité est essentiellement ambigu, comme en témoigne le fait que deux doctrines philosophiques adverses, – le réalisme et l’idéalisme – s’en réclament, en faisant ou bien du réel, ou bien du jugement, le foyer de la vérité. C’est en effet l’énoncé qui doit, selon le réalisme, venir se conformer à la chose pour être dit « vrai » ; à l’inverse, les doctrines idéalistes conçoivent qu’il ne se trouve pas de vérité dans les choses, avant que l’entendement humain ne les ait conçues ou ordonnées.73 Cette ambiguïté – la

vérité est-elle vérité-de-la-chose (Sachwahrheit) ou vérité-de-la-proposition (Satzwahrheit) ? – doit être résolue par l’élucidation de ce qui rend possible la conformité de l’intellect et du réel74, ainsi

que par la mise au jour du « fondement de la possibilisation de la conformité »75. Comme nous

l’avons vu, Heidegger a déjà apporté une solution à ce problème dans Être et Temps et dans « Ce qui fait l’être-essentiel du fondement, ou ‘’raison’’ », en faisant ressortir que l’adéquation entre le jugement et son objet est fondée dans l’être-découvert de l’étant et dans l’être-découvrant du

Dasein, et que cette vérité « ontique » est à son tour fondée dans une vérité plus haute en origine,

la « vérité ontologique », qui désigne l’horizon déjà ouvert où l’homme peut se rapporter à l’étant. L’argument est le même en 1930, moyennant certaines modifications terminologiques. L’énoncé se rapporte à la chose en la re-présentant, en la « posant devant » comme elle est et en tant que telle.76 Heidegger précise que le fait de « poser devant » signifie le « laisser-faire-encontre de la

chose comme objet ».77 Pour reprendre les termes d’Être et Temps, cela veut dire que l’énoncé est

ce par quoi l’étant est « découvert ». Or cette découverte de l’étant est toujours nécessairement accomplie sur le fond d’une certaine compréhension de l’être, ce que Heidegger nommait auparavant « vérité ontologique » et qui est maintenant déterminé comme « l’en-face ouvert » que parcourt et mesure l’étant apparaissant.78 La relation de l’énoncé à son objet est donc

l’accomplissement d’un rapport qui s’instaure toujours originairement comme le comportement

73 Birault, Henri. « Existence et vérité d’après Heidegger », dans Revue de métaphysique et de morale,

volume 56, 1951, pp. 35-87. p. 45. 74 GA 9 [WdW, 1930], p. 182; tr. fr. p. 79. 75 Ibid., p. 185; tr. fr. p. 81. 76 GA 9 [WdW, 1930], p. 183; tr. fr. p. 80 77 Ibid., p. 184; tr. fr. p. 80 78 Ibid.

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fondamental de l’homme79. Ce comportement consiste en un laisser faire encontre de la chose

en tant que telle à partir d’une compréhension déterminée de l’être (compréhension autrefois désignée par l’expression « être-au-monde »).80 Heidegger résume les choses ainsi :

Sa rectitude, l’énoncé l’emprunte au se-tenir-ouvert du comportement ; car c’est par lui seulement que du manifeste peut en général devenir mesure réglante de l’as-similation qui pose devant. Le comportement même qui se-tient-ouvert doit se laisser assigner cette mesure. Ce qui signifie qu’il doit recevoir une pré-donation de la mesure réglante de tout représenter. Cela appartient au se-tenir- ouvert du comportement. Mais si c’est seulement par ce se-tenir-ouvert du comportement que la rectitude (vérité) de l’énoncé devient possible, alors il faut que ce qui seul possibilise la rectitude vaille avec un droit plus originaire comme l’essence de la vérité.81

L’essence de la vérité doit donc être cherchée dans ce qui la rend possible comme conformité. Or la possibilisation de la conformité réside dans la tenue de l’ouverture du comportement, en tant que cette tenue est ce qui doit en première instance assigner le fil directeur à la vérité pensée comme rectitude.82 L’essence de la vérité-adéquation doit alors correspondre au fondement de

la tenue de l’ouverture du comportement, ou autrement dit dans ce qui fonde le rapport de l’homme à l’étant. Ce fondement, c’est la liberté :

D’où l’énoncer représentant tient-il la consigne de se régler sur l’objet et de convenir selon la rectitude? Pourquoi ce convenir co-détermine-t-il l’essence de la vérité? Comment peut-il advenir quelque chose comme l’opération de pré-donation d’une rectité et l’injonction d’un convenir? Réponse : seulement pour autant que ce pré-donner s’est déjà libéré vers un ouvert et pour un manifeste régnant à partir de celui-ci, manifeste qui lie alors tout représenter : le se-libérer pour une rectité

qui lie n’est possible que comme être-libre pour le manifeste d’un ouvert.83

Pour le dire simplement, lorsque nous cherchons à nous « conformer » à la chose, nous prenons celle-ci comme la norme de notre jugement; or nous pouvons aussi bien nous conformer ou ne

79 Ibid., p. 184; tr. fr. p. 81 : « Tout œuvrer, tout exécuter, tout agir, tout calculer se tient et se dresse dans

l’ouvert d’un domaine à l’intérieur duquel l’étant peut se poser proprement et devenir dicible comme ce qu’il est et tel qu’il est »

80 Ibid.

81 Ibid., p. 185; tr. fr. p. 81.

82 Pöggeler, Otto. Martin Heidegger’s Path of Thinking, Atlantic Highlands, Humanities Press International,

1987, p. 76: « The standing open must first of all assign its standard, the guideline for the correctness, and thus be instructed in the correctness of a correspondence. In other words, the standing open must become

free to accept what is manifest in the open. »

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pas nous conformer à la chose, pour une raison ou pour une autre. S’ouvrir à la chose telle qu’elle est et chercher à conformer notre jugement à celle-ci comme à une norme, c’est un acte libre.84

Heidegger affirme pour cette raison que l’essence de la vérité est la liberté. 85