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Le questionnement authentiquement philosophique comme origine de l’histoire

B. Vérité, non-vérité et histoire

1. Le questionnement authentiquement philosophique comme origine de l’histoire

La réinterprétation des notions de vérité et de non-vérité commande une redéfinition de ce qu’est la philosophie. Cette dernière a traditionnellement été comprise comme « métaphysique ». La métaphysique, en s’appuyant sur le concept classique de vérité comme adéquation, a défini la

106 GA 9 [WdW, 1930], p. 196; tr. fr. p. 90.

107 La connaissance théorique est une possibilité parmi d’autres de l’essence de l’homme. Heidegger

approfondit son analyse de la question de la non-vérité, et plus spécifiquement de l’interprétation de la vérité au sens déterminé de la « fausseté » ou de l’« erreur » dans sa lecture du Théétète dans les cours de 1931-32 et de 1933-34 sur l’essence de la vérité (GA 34, GA 36/37). Une telle interprétation de la non-vérité s’appuie sur une réduction du rapport de l’homme à l’être (que le Théétète nomme par la notion

d’épistémè) à la « connaissance scientifique », dont la fondation se trouve dans la distinction sujet-objet. Nous verrons que Heidegger entend penser autrement le rapport de l’homme à l’être, à partir de l’unité liant originairement l’homme à l’être et l’être à l’homme. Cf. Chapitre IV.

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philosophie diversement au cours de l’histoire, comme « manifestation culturelle », « épanouissement des personnalités individuelles », « domaine d’enseignement et d’apprentissage à l’intérieur d’un système du savoir », « science », « vision du monde et modèle de la pensée », et comme « philosophie de l’existence ».109 En revanche, si la vérité a le sens de l’alèthéia, la

philosophie doit pour sa part être comprise, en dehors du cadre métaphysique, comme un « questionner » qui se caractérise par « la douce rigueur et la rigoureuse douceur du laisser-être de l’étant comme tel en son tout ».110 La philosophie doit questionner par-delà l’étant vers l’être,

sans s’en remettre à quelque autorité que ce soit, - Heidegger pense ici par exemple au bon sens de l’opinion commune ou encore aux différentes formes de dogmatisme. Plus précisément, la philosophie consiste en la découverte de l’étant en son être, et dans la prise en garde de ce qui échappe immanquablement à l’homme, soit le recèlement premier que nomme le « secret » :

(…) ce que la philosophie est selon l’appréciation d’un sens commun parfaitement légitime en son domaine propre, cela n’atteint en rien son essence, qui ne se laisse déterminer qu’à partir du rapport à la vérité originaire de l’étant comme tel en son tout. Or comme l’essence pleine de la vérité inclut l’inessence et, avant tout, règne comme recèlement, la philosophie comme interrogation de cette vérité est en soi double. Sa pensée est la sérénité de cette douceur qui ne se refuse pas au recel de l’étant en son tout. Sa pensée est en même temps la ré-solution de la rigueur qui ne fait pas d’effraction contre le recèlement, mais oblige son essence intacte à l’ouvert du concevoir et, ainsi, à la vérité qui lui est propre.111

Le questionner propre à la philosophie consiste ainsi en un souci pour le « secret » du recèlement, souci par lequel l’homme quitte momentanément l’errance. Ce questionner, qui se trouve à l’origine de la question de l’essence de la vérité, prend la forme de la question de la vérité de l’essence.112 Dans un ajout au texte datant de 1949113, Heidegger explique le mouvement de la

question de l’essence de la vérité dans la conférence de 1930, en faisant ressortir comment cette question a été reconduite au fil du texte à la question de la vérité de l’essence, et en précisant la signification que les termes « essence » et « vérité » ont dans chacune des deux questions. Dans

109 Heidegger, Martin. Vom Wesen der Wahrheit. Zu Platons Höhlengleichnis und Thaëtet, [WS 1931-32], GA

34, éd. par H. Mörchen, 1988, 1997 ; tr. fr. A. Boutot, De l’essence de la vérité. Approche de « l’allégorie de la

caverne » et du Théétète de Platon, Paris, Gallimard, 2001. Nous citons la traduction française, et nous

donnons la pagination de l’édition GA. p. 115 / cf. GA 9 [WdW, 1930], p. 200.

110 GA 9 [WdW, 1930], p. 199; tr. fr. p. 92. 111 Ibid.

112 Ibid., p. 201; tr. fr. p. 94. : « La question de l’essence de la vérité jaillit de la question de la vérité de

l’essence »

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la question de l’essence de la vérité, « essence » signifie la quiddité et la réalité alors que « vérité » désigne un caractère de la connaissance, alors que dans la question de la vérité de l’essence, le mot « essence » désigne « l’être comme le règne de la différence de l’être et de l’étant » pendant que le mot « vérité » veut dire « l’abriter éclaircissant comme trait fondamental de l’être ».114 La

réponse à la question de l’essence de la vérité, c’est-à-dire à la question de la vérité comme caractère de la connaissance, se trouve dans la méditation du sens originaire de l’alèthéia et de la

léthé, ou en d’autres termes dans la prise en vue de l’horizon dans lequel tout ce qui est a la

possibilité d’apparaître et de se retirer.115

La question de l’essence de la vérité est donc reconduite à la question de la vérité de l’essence, ou encore simplement de l’essence de l’alèthéia, de l’ouverture qui rend possible ce qu’on appelle communément « vérité ». Comme le souligne bien Henri Birault, cette question a pour Heidegger une « puissance originellement historique ».116 À cet égard, Heidegger écrit que : « Encore

inconçue, et même pas nécessiteuse d’une fondation d’essence, l’ek-sistence de l’homme historial commence en l’éclair de cet instant où le premier penseur, questionnant, fait front au hors-retrait de l’étant par la question : qu’est l’étant ? Dans cette question, le hors-retrait est pour la première fois expérimenté. »117

Le commencement de l’existence historique de l’homme aurait ainsi un caractère instantané, et pourtant continuellement renouvelé118 : ce commencement est un « éclair » (der Blitz), une

fulguration instantanée par laquelle débute l’existence et l’histoire. Cet « éclair » correspond au moment où le premier penseur s’expose à l’alèthéia par le biais de la question de l’être de l’étant, qui est alors dotée d’une extraordinaire puissance de révélation, qui permet à l’étant d’être expérimenté dans sa vérité, c’est-à-dire dans son être, pour la toute première fois : « Là seulement où l’étant est dégagé à et préservé en son hors-retrait, là seulement où cette préservation est conçue à partir du questionner de l’étant comme tel, là commence l’histoire. Le décèlement inaugural

de l’étant en son tout, la question de l’étant comme tel et le début de l’histoire occidentale sont le même (…). »119

114 GA 9 [WdW, 1930], p. 201; tr. fr. p. 94.

115 Ibid. : « La question de l’essence de la vérité trouve sa réponse dans la proposition : l’essence de la vérité

est la vérité de l’essence (…). La réponse à la question de l’essence de la vérité est le Dit d’un virage à l’intérieur de l’histoire de l’être. Parce que l’abriter éclaircissant lui appartient, l’Être apparait initialement dans la lumière du retrait recelant. Le nom de cette éclaircie est alèthéia. »

116 Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 523. 117 GA 9 [WdW, 1930], p. 189; tr. fr. p. 84.

118 Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 524. 119 GA 9 [WdW, 1930], p. 190; tr. fr. p. 85.

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C’est le signe que la thèse sur l’essence de la vérité s’accompagne d’une thèse sur l’histoire : il s’agit de comprendre l’histoire dans l’horizon du jeu entre la sauvegarde et l’oubli de l’être, comme le « drame de la révélation (…) de l’être (…) selon les deux faces inséparables du dévoilement et de l’occultation. »120 Ainsi, la philosophie peut être comprise comme la prise en vue de l’histoire.

Or, pour Heidegger, l’histoire de la pensée occidentale – la métaphysique – est l’histoire de l’oubli de l’être et de l’essence originaire de la vérité. Il convient de s’arrêter un moment sur cette thèse importante, et d’en faire ressortir les enjeux.

2. Le fil d’Ariane de l’histoire de la métaphysique : l’oubli de l’être. Le dépassement de la