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Première partie : Les scènes du corps Physiologie des rapports sociaux.

Chapitre 2 : Le corps à l’épreuve de la rationalisation. De plus en plus, le rationalisme et la

mécanisation rationnelle de la production, et même du “monde”, sont reconnus comme étant le caractère distinctif de toute l’époque moderne234. »

Ferdinand TÖNNIES

« Etant donné que le principe du procès de production du capitalisme ne relève pas purement de la nature, il doit faire éclater les organismes naturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles. Communauté populaire et personnalité s’effacent devant l’exigence de calculabilité235. » Siegfried KRACAUER Nous avons montré dans le précédant chapitre comment le corps affleure peu à peu à la surface des rapports sociaux, tant du point de vue des façons de se vêtir que de se comporter, de se mouvoir ou d’interagir avec l’autre, c’est-à-dire au sein des usages rituels qui mettent en scène la présentation de soi en divers moments de la vie publique. Dans ce sillage, les haines du corps – ou du moins les nombreux soupçons qui pèsent tout au long du

234 TÖNNIES, Ferdinand, Communauté et société, trad. de l’allemand par Niall Bond et Sylvie Mesure, Presses

Universitaires de France, Paris, 2010, p. L-LI.

235 KRACAUER, Siegfried, L’Ornement de la masse, Essais sur la modernité, trad. de l’allemand par Sabine

dix-neuvième siècle sur le régime d’une corporéité jugée trop expressive – cèdent le pas à des habitudes du corps par lesquelles le moi, en tant que siège d’une expérience intérieure, trouve davantage à se manifester. Ce redécoupage de la physionomie des rapports sociaux, en même temps qu’il autorise une valorisation inédite du corps, met à jour une série d’enjeux qui marquent un tournant dans la vie publique. Pour la première fois la courbe s’inverse dans le dualisme corps-esprit qui avait depuis des siècles fait tomber le corps en défaveur au profit d’une vision rationaliste et mécaniste de l’humain, et se profile alors une résurgence de la corporéité comme moyen d’accès à une intériorité.

Pourtant, ce chapitre montrera à quel point la vie moderne introduit une déchirure importante au sein même de l’expérience corporelle individuelle et bouleverse les formes symboliques dans le rapport social. Le passage à la modernité est largement marqué par un sentiment de perte de repères dans un monde où l’industrialisation et la mécanisation extensives, dans tous les domaines de la vie, mettent en crise les modèles traditionnels qui assuraient cohésion et permanence de l’unité sociale. Le discours des contemporains sur la modernité, de manière importante, témoigne d’un sentiment de dissociation et de fragmentation du tissu social, autant de facteurs qui alimentent une peur de la dissolution du lien social et renvoient le vécu individuel à une intranquillité fondamentale du moi. L’univers moderne sollicite la sensorialité d’une manière inédite, ce par quoi les styles de vie se trouvent profondément bouleversés. Il est essentiel de préciser ici que la notion de style de vie recouvre bien davantage que la simple définition d’une apparence, comme l’on parlerait ordinairement du style vestimentaire de quelqu’un ou du style art-déco. Nous empruntons ce concept au champ de l’analyse des formes de vie sociale et dans lequel il désigne l’expression d’un vécu subjectif : à la fois synthèse perceptive, tonalité affective et façon de se rapporter au monde, le style est la manifestation de l’incarnation d’une conscience dans la chair, c’est avant tout une attitude du corps articulé à la société, une certaine façon de vivre le rapport au monde sous la forme d’un double mouvement. D’une part mon corps est agissant dans le monde qu’il perçoit, et dès lors l’informe, l’ordonne, le constitue ; d’autre part, mon corps, est agi lui-même par le monde qui m’offre l’étendue d’une présence (toutes choses, tous étants donnés) et qui me définit, donc, dans une

certaine mesure, puisque cette présence m’engage à chaque instant, m’implique dans une relation avec ses objets. Nous retrouvons ici en d’autres termes la double articulation analytique de Robert Gugutzer, évoquée en introduction, du corps comme produit du social et du corps producteur du social. Penser les styles de vie, c’est donc analyser, d’une part, les processus de façonnement du corps, le discours sur le corps, le corps comme objet de communication, la représentation du corps et l’éprouver du corps propre ; et, d’autre part, les pratiques corporelles routinières, les mises en scène du corps et les gestes préconscients. Si le corps nous paraît tenir une place prépondérante dans la compréhension de la modernité, c’est dans la mesure où, non seulement, il permet de saisir en profondeur la transformation que subit le sujet, alors immergé dans les styles de la vie moderne, en tant qu’acteur sur une scène sociale qui le contraint de s’adapter aux formes nouvelles du monde, mais aussi parce qu’il nous permet, en tant qu’objet d’une science alors émergeante, la sociologie, de rendre compte des efforts contemporains pour penser ce changement en interrogeant le rapport de l’individu au groupe dans lequel il vit. Il s’agira donc dans ce chapitre de saisir le corps sous l’angle du « regard éthique236 », en tant que

valeur particulière dans le système symbolique d’une époque donnée. Insistons sur le fait qu’il sera question du seul périmètre de la vie publique et que nous avons volontairement laissé de côté dans cette analyse l’univers et les gestes du travail sous l’effet de la mécanisation. Au-delà des seuls usages du corps, c’est la façon de le penser qui est alors en jeu – autre chose et plus que sa présentation sociale dans les rituels du quotidien : son sens dans les imaginaires collectifs et sa valeur pour l’individu. Le corps se trouve ainsi à la charnière d’un double tournant : à la fois des styles de vie, sur le plan de l’expérience individuelle, et épistémologique, dans la constitution d’une nouvelle approche anthropologique susceptible de rendre compte de l’évolution de ces styles de vie.

Ce que nous voudrions montrer ici, c’est la façon dont la modernité engage le corps dans une mise en tension fondamentale entre sujet et objet. Au moment où la notion d’individualisme semble se cristalliser dans les sociétés modernes sur fond d’interrogation du mode de relation avec le groupe, dans la recherche d’une autonomie émancipatrice qui

place l’individu à la croisée des chemins entre solitude fondamentale et participation à la vie des foules et des flux, le changement du rapport au corps entraîne le risque de sa réification. Le vécu subjectif connaît dans la vie moderne une rupture historique, le sujet ne se laisse désormais saisir qu’à partir de l’expérience de la division, de l’éclatement, dans la sur- sollicitation de la vie sensorielle et nerveuse. Or, cette impossibilité pour le sujet de saisir son unité (également valable, en miroir, dans l’impossibilité pour l’individu de se penser dans l’unité d’une forme organique du corps social) s’exprime, comme en résurgence, sous la forme d’une fétichisation du rapport au corps. Le sens social du corps subit alors un changement majeur dans la mesure où il tombe sous la logique de la réification caractéristique du rapport capitaliste à l’objet.