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I À la recherche de l’unité du corps : pour une (il)logique de la sensation

3. Le corps entre rythme et mesure : du mouvement à l’expression ?

L’exploration de nouveaux régimes de corporéité dans le cadre d’un imaginaire collectif laisse ainsi entrevoir une forte polarisation autour de la tendance réductionniste, laquelle vise l’effacement des contours du moi, ou du moins leur prise en charge par une entité supérieure (nation, famille, peuple). Le champ d’application des différentes théories réformatrices de la culture du corps apparaît dès lors divisé, par-delà la grande diversité des écoles et des approches, entre des pratiques destinées à développer le noyau individuel en chacun et d’autres qui, au contraire, veulent placer ce noyau au centre d’une forme collective dépassant l’échelle individuelle, faisant du collectif la destination de la corporéité. En opposition à l’institution de formes de territorialité collective du moi à partir de représentations imaginaires (la « famille », le « nous », la « nation »), une tendance individuante se dessine au sein de certains projets de réforme de la vie autour de l’exploration du rythme. La notion de rythme occupe en effet une place centrale dans la

551 VIGARELLO, op. cit., p. 191. 552 Ibid., p. 191.

553 Ibid., p. 192. 554 Ibid., p. 192.

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réflexion sur les formes de vie et apparaît comme un élément clé pour penser le renouvellement du vivre-ensemble en conciliant à la fois la nécessité de trouver un vecteur de cohésion sociale et l’épanouissement d’une subjectivité individuelle.

A certains principes de la culture du corps qui, dans une perspective fonctionnaliste, accordent parfois la priorité au développement du corps comme un moyen en vue d’une fin – en vue de l’hygiène, de la beauté, d’une meilleure production économique ou de la consolidation d’un imaginaire national – s’oppose une conception vitaliste orientée vers le développement expressif du sujet. A rebours de l’attitude qui pense le corps comme objet ou réduirait les contours du moi aux prémisses du corps collectif, s’affirme une pensée de l’expression où le geste s’émancipe de l’utile pour devenir l’occasion de réaffirmer une singularité essentielle. L’attention portée au mouvement est en effet, pour une large part, d’abord associée à une réflexion sur son efficience. Il faut se souvenir ici notamment des théories fonctionnalistes de Taylor reprises entre autres par Fritz Giese, considérant le corps sous l’aspect de la machine pour penser plus extensivement le mouvement dans l’optique d’une efficace. Une telle intrication entre geste, rythme et travail s’inscrivait en réalité dans la continuité d’un champ de réflexion ouvert dès la fin du dix-neuvième siècle, où « cette réflexion sur l’effort rythmé occupe les esprits [et] où l’on tente d’en dégager la source au sein de pratiques anthropologiques fondamentales555. » Quelques théoriciens s’emparaient alors de la question pour « mettre en évidence la présence chez les peuples “primitifs” de procédés techniques et gestuels leur permettant d’améliorer la productivité de leur travail556. » L’ouvrage de Karl Bücher, Arbeit und Rhythmus, scrutait dès 1893 le rapport

entre rythmes corporels et le travail chez divers peuples du monde entier, afin de mettre à jour le rôle structurant du rythme dans l’activité économique, et, surtout, visant par-là à réintroduire une dimension qualitative dans la perspective économique classique à laquelle il reproche de faire abstraction du corps :

Ces derniers temps, on parle sans doute beaucoup de l’intensité croissante du travail ; mais on entend par là uniquement le rapport variable de la quantité de travail au temps de travail, on considère donc le travail comme une grandeur fixe du point de

555 GUIDO,Laurent, L’Âge du rythme, cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des

années 1910-1930, Payot, Lausanne, 2007, p. 289.

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vue qualitatif, identique en tous temps, que l’on peut mesurer et additionner et dont les hommes accumulent tantôt plus tantôt moins dans une unité temporelle donnée. Et la même conception est à la base du concept de travail socialement nécessaire ou du temps de travail. Même si, dans ce contexte, on met aujourd’hui davantage en valeur l’élément physiologique du travail, grandement négligé autrefois, cela aussi signifie pourtant seulement que l’on croit avoir affaire à une fonction corporelle sans doute intellectuellement conditionnée, mais en soi immuable557.

Contre une telle approche quantitative, Bücher réintroduit une valeur qualitative du travail à travers une analyse de l’effort rythmé. Toutefois, s’il met en valeur le rôle central du rythme dans l’économie et la production au sein des sociétés traditionnelles, c’est pour montrer comment il s’impose aux corps, par les chants et la danse, pour générer tantôt une simultanéité du mouvement, tantôt une parfaite coordination dans la succession de mouvements différents. Le rythme autrement dit est envisagé chez lui en tant qu’il garantit homogénéité et synchronicité sociales et reste avant tout « un principe économique de développement558 ». Qui plus est, en comparant le travail dans les sociétés traditionnelles et dans les sociétés modernes (où la machine a fait son entrée et structure le geste du travailleur) l’analyse de Bücher révèle à quel point le rythme corporel au travail est vécu différemment dans la modernité. En effet, là où le rythme induisait un régime organique du travail dans la société traditionnelle, assurant une « unité originelle [dans laquelle] le travail, le jeu et l’art se mêlent l’un avec l’autre », cette unité devient au contraire tout à fait impossible dans la forme moderne du travail, à tel point que le travailleur ne perçoit plus l’objet produit que comme un objet détaché de sa propre vie : ainsi départi des formes cadencées par le chant ou la musique, soumis au rythme propre de la machine, « le travail n’est plus perçu comme musique et poésie en même temps ; produire pour le marché ne lui

557 BÜCHER, Karl, Arbeit und Rhythmus, Die Entstehung der Volkswirtschaft, Sechs Vorträge, Laupp, Tübingen,

1893, p. 2 : « Man spricht freilich neuerdings viel von der zunehmenden doch bloß das wechselnde Verhältnis der Arbeitsmenge zur Arbeitszeit, betrachtet also die Arbeit als eine qualitativ feststehende, zu allen Zeiten gleichartige Größe, die sich messen und summieren lässt und von der die Menschen bald mehr bald weniger in eine Zeiteinheit zusammendrängen. Und die gleiche Auffassung liegt dem Begriffe der gesellschaftlich notwendigen Arbeit oder Arbeitszeit zu Grunde. Auch wenn man im Zusammenhang damit das physiologische Moment der Arbeit, das allerdings früher arg vernachlässigt wurde, jetzt mehr hervorkehrt, so hat das doch ebenfalls nur den Sinn, dass man es mit einer zwar geistig bedingten, aber doch an sich unveränderlich körperlichen Funktion zu tun zu haben glaubt. »

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rapporte plus aucune gloire ni aucun honneur, contrairement à la production pour sa propre consommation559. »

Dans cette forme de travail littéralement aliénant où la machine précède le geste du travailleur, « le tempo et la durée du travail est détachée de la volonté du travailleur ; il est enchaîné à ce mécanisme mort et pourtant très animé560. » Sur la base de l’analyse de ses

précurseurs561, Jules Combarieu peut alors affirmer en principe que dans le travail, au fil du siècle, « l’énergie de la volonté consciente [a été] remplacé[e] par l’automatisme562 ».

Autrement dit, la conception du rythme et l’orientation de ses usages, au tournant du siècle, connaissent une importante rationalisation qui met au premier plan « le sentiment de fusion collective563 » au risque d’une perte du moi.

Or, à l’encontre de cette perspective rationalisante qui voudrait réduire la multiplicité à l’un dans une « vaste synchronisation sociale de nos activités laborieuses et ludiques564 », certains tenants de la réforme de la vie veulent au contraire utiliser le rythme comme le marqueur d’une singularité essentielle à chaque individu. Le rythme, et, avec lui, le mouvement corporel, changent alors de signification : ils ne sont plus seulement un liant mécanique pris dans un ensemble plus vaste de rouages fonctionnels, mais acquièrent une portée expressive, autonome et inscrivent le corps dans une dimension individuante. La gymnastique rythmique jouit à cet égard dès le début du siècle et jusque dans les années 1920 une grande popularité. Fritz Winther, qui reproche à la gymnastique de Müller d’être « centrée sur les accros à la santé565 », souligne à cet égard que bon nombre d’adeptes de la

gymnastique müllerienne, insatisfaits de poursuivre un effort entièrement orienté par les seuls motifs hygiéniques, se tournent alors vers la rythmique. Parmi la diversité des systèmes de gymnastiques proposés, quand bien même les différences sont parfois ténues d’une méthode à l’autre ou que leur interprétation varie selon leur principaux représentants, on distingue une nette opposition entre « gymnastique fonctionnaliste- hygiéniste566 » et « gymnastique fondée sur la rythmique et la danse », cette dernière étant

559 Ibid., p. 441.

560 Ibid., p. 439.

561 Au nombre desquels il faut également citer les travaux WALLASCHEK, Richard, Primitive Music, 1893. 562 COMBARIEU, Jules, La musique, ses lois, son évolution, Flammarion, Paris, 1907, p. 144.

563 MC NEILL, William, L’Art de marquer le temps, La Danse et le drill dans l’histoire, Rouergue-Chambon,

Rodez, 2005, p. 21.

564 FRAISSE, Paul, Psychologie du rythme, Presses Universitaires de France, Paris, 1974, p. 105. 565 WINTHER, op. cit., p. 24 : « Gesundheitsfritzentrum ».

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clairement située du côté de l’expression. La question de l’individuation se trouve ainsi au cœur du débat dans l’argumentaire développé en faveur de l’éducation corporelle selon les principes de la rythmique. Dans un article qui thématise l’opposition entre « gymnastique rythmique » et « technique virtuose », Hans Schorn confirme la précellence de la gymnastique rythmique par rapport à toute autre forme d’éducation corporelle dans le mesure où celle-ci vise le développement, à travers le mouvement rythmé, de l’équilibre psychique du sujet et son épanouissement affectif :

La technique repose sur la mécanique, […] elle est en premier lieu une affaire physique […]. La gymnastique par contre repose sur le rythme […] ; elle a bien sûr elle aussi accessoirement un but purement technique, mais pour l’essentiel, elle est chargée des fonctions des mouvements du sentiment ; elle est psychiquement si fortement marquée que l’on peut considérer comme son caractère spécifique le déclenchement des affects psychiques567.

Pour libérer la jeunesse d’une « rigidité stérile568 » imposée par une approche purement technique du mouvement corporel, il affirme le principe d’une compréhension organique du corps, seule façon de préserver par cet apprentissage une possible faculté expressive ou créatrice : « Qu’il suffise de dire qu’en tous les cas l’entraînement d’un organe ou d’un muscle isolé ne saurait être l’idée poursuivie par cette éducation, mais que ce perfectionnement d’une partie spécifique du corps doit être soumis à un élément spirituel, sans quoi elle ne serait ni féconde ni créatrice569. »

C’est précisément dans cette optique que le théoricien genevois de la rythmique, Emile Jaques-Dalcroze, avait fondé en 1910570 dans la cité jardin de Hellerau, près de Dresde, ce

567 SCHORN, Hans, « Rhythmische Gymnastik oder virtuose Technik beim Musikunterricht ? », in Die Musik,

Mars 1928, 20/6, p. 440 : « Technik beruht auf Mechanik, [...] sie ist primär eine physische Angelegenheit. [...]. Gymnastik hingegen basiert auf Rhythmik [...] ; wohl ist auch ihr ein rein technisches Ziel nebengeordnet, in der Hauptsache jedoch ist sie Funktionsträger der Gefühlsbewegungen und hat eine so starke psychische Prägung, dass man als ihr besonderes Merkmal die Auslösung seelischer Affekte ansehen kann567. »

568 SCHORN, op. cit., p. 441 : « steriler Erstarrung ».

569 Ibid., p. 442 : « Es genügt die einfache Überlegung, dass jedenfalls die Ausbildung eines Organs oder

einzelner Muskeln nicht das Erziehungsideal sein kann, sondern dass dieser speziellen körperlichen Vervollkommnung ein geistiges Element übergeordnet werden muss, um sie wirklich fruchtbar und schöpferisch zu machen. »

570 Jaques-Dalcroze étudie d’abord l’art dramatique avec Talbot et la musique avec Lavignac à Paris, puis la

composition avec Anton Bruckner à Vienne, avant de retourner à Paris auprès de Léo Delibes et Gabriel Fauré. Il enseigne au Conservatoire de Genève dès 1892, où il développe un intérêt croissant pour la pédagogie, constatant les difficultés de ses élèves en matière de rythme. Ce n’est qu’à partir de 1904 qu’il ouvre au

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qui devient rapidement un centre emblématique de l’approche expressive de la culture du corps en Europe. Pour le théoricien et ancien professeur du conservatoire de Genève, l’approche du corps ne saurait se concevoir que dans une perspective holiste, afin d’aboutir à l’union entre corps et esprit, où le rythme, à travers le mouvement corporel, intervient comme le médium de cette unité. L’action de la rythmique relève pour lui d’un double mouvement d’influence dans lequel l’esprit s’exprime par la rythmique corporelle et le corps se spiritualise par le rythme : « L’harmonisation réciproque des mouvements des muscles apporte le calme à l’esprit, et alors seulement peut-on mettre le corps au service de l’expression de l’âme571. » Dans la veine des théories émanant notamment de la psychologie expérimentale d’un Pierre Janet, pour lequel « nous pensons avec nos mains aussi bien qu’avec notre cerveau, nous pensons avec notre estomac, nous pensons avec tout : il ne faut pas séparer l’un de l’autre572 », l’école de rythmique dalcrozienne cherche ainsi à développer une approche de la pensée dans sa dimension organique et pas seulement mécanique. C’est pourquoi dans ses Souvenirs. Notes et critiques, Dalcroze, s’interrogeant sur la notion de « style expressif », refuse l’hétérogénéité décousue dans le mouvement et prône au contraire « le besoin de purifier nos esprits et nos corps, de simplifier nos actions [pour] harmoniser les divers moyens d’expression de notre corps et […] enrichir nos moyens d’expression sous l’influence d’émotions plus profondes et de sensations plus délicates. […] Tant de danseurs ne dansent qu’avec leur corps et sont privés de pensée, de sentiment et d’individualité573. » La gymnastique rythmique se veut donc avant tout un outil de libération, un moyen de s’affranchir à partir d’une prise de conscience du rythme fondamental du corps – à commencer par les battements du cœur, premiers guides de l’attention et de l’écoute intérieure vers notre rythme corporel interne – pour atteindre l’expressivité corporelle.

Conservatoire de Genève un cours de gymnastique rythmique et à partir de 1907 qu’il commence à donner des conférences publiques en Autriche, en Suisse et en Allemagne principalement, démonstrations de ses élèves à l’appui. Ces cycles de conférences lui attirent l’intérêt du riche industriel Wolf Dohrn, alors secrétaire du Deutscher Werkbund, qui offre en 1909 de lui faire bâtir à Hellerau un institut d’études rythmiques, permettant également d’accueillir sous sa direction de nombreux professeurs, étudiants et artistes.

571 JAQUES-DALCROZE cité par LÜHR, Hans Peter, « Die Gartenstadt Hellerau, Ein Reformansatz und seine

Wandlungen », in GIES, Stefan et STRAUMER, Christine (Dir.), Dalcroze 2000, Sandstein, Dresde, 2002, p. 19 : « Die Harmonisierung gegenseitiger Muskelbewegungen gibt dem Geist Ruhe, dann erst ist möglich, den menschlichen Körper in den Dienst des seelischen Ausdrucks zu stellen. »

572 JANET, Pierre, Cours au Collège de France, 1903-1904, cité dans JOUSSE, Marcel, Etudes de psychologie

linguistique. Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-moteurs, Beauchesne, 1925, p. 31.

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Figure 15 : Frédéric BOISSONNAS, « Quatre filles dansant dans un jardin » [1913], à l’institut Dalcroze, Hellerau. Musée d’Orsay, Paris.

De la même façon, le critique Jean d’Udine, « continuateur et adaptateur ingénieux et disert574 » des préceptes dalcroziens sur la scène parisienne, articule les théories de ce dernier avec les thèses du biologiste Félix Le Dantec pour rendre compte de l’« activité corporelle » dans le sens d’une forme individuante : la gestualité, dans la rythmique, ne se laisse pas réduire au seul geste d’un membre mais engage la totalité du corps, de l’ensemble de la physionomie jusqu’à l’expression du visage. Cet « instrument d’éducation incomparable575 » serait dès lors « une expansion de l’être sain et fort » par laquelle « M.

d’Udine est parvenu […] à faire exprimer par le corps humain en libre jeu, par le geste, par la marche et le pas, toutes les modalités possibles incluses dans nos rythmes les plus subtils, les plus alternatifs, les plus variés. » Si le premier bénéfice à ranger au profit du « capital humain » dans cet apprentissage est celui de « maintenir [les sujets] en parfaite santé et […] développer une énergie vitale, leur vitalité », le plus important – et sans doute le plus spécifique – est sans doute le fait qu’il « exige de ces jeunes sensibilités un effort d’attention

574 MORTIER, Alfred, « Une séance de l’Ecole française de rythme, gymnastique et géométrie », in Courier

Musical, 25 mai 1917, p. 255.

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merveilleusement fécond pour leur équilibre cérébral, [consommant] l’union harmonieuse de l’intelligence avec la sensibilité576. » Là encore, l’apologie d’une telle « école de

l’attention » repose en grande partie sur sa capacité à répondre aux défis imposés par la vie moderne aux sociétés du vingtième siècle, dans la mesure en effet où « cet art nouveau est un instrument d’éduction hors pair pour l’équilibre mental et physique, si nécessaire plus tard aux êtres dans la vie agitée, énervante et troublante que nous menons tous plus ou moins577. » Le critique musical Emile Vuillermoz souligne à ce propos que D’Udine entend

ainsi consacrer « son enseignement […] exclusivement psychologique […] à l’éducation de l’attention et de la volonté » car pour lui « Le rythme n’est plus un but d’ordre spectaculaire, mais un moyen d’obliger les enfants à prendre solidement en main les leviers de commande de leur intelligence et de leur énergie578. » Plus largement, la construction de la colonie de Hellerau et le rayonnement de l’école dalcrozienne est le signe que la contestation de la société industrielle fin de siècle n’est pas le seul fait d’une culture prolétaire et révolutionnaire. Du point de vue de la symbolique culturelle, une telle entreprise dépasse les contestations de classe, et la frange bourgeoise formée par des intellectuels libéraux rejoint ici le terrain des utopies contestatrices. La logique qui préside à la fondation de Hellerau articule en effet explicitement les visées d’une nouvelle pratique corporelle à un projet réformateur de la société. Non seulement le développement d’une culture expressive du corps doit-il permettre une forme d’individuation dans laquelle le sujet parvient au plus près de son « moi », mais encore, cette forme de constitution de soi est-elle pensée comme le socle d’une réforme de la sociabilité, censée influencer les comportements sociaux en faveur d’une socialisation plus étroite :

Vivre près de la nature, dans un espace d’habitation convenable, redonnerait à l’homme, à l’ouvrier, à l’artisan, à l’employé normal, l’estime de soi qu’il a perdue. Ce n’est qu’à partir de cette « resocialisation simple » – tel est l’espoir des créateurs de Hellerau – que l’on pourrait réaliser ensuite une éducation différenciée et une

576 Ibid., p.256.

577 Ibid., p.256

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émancipation sociale, dans le but ambitieux d’un façonnage harmonieux du corps et de l’esprit579.

Le but de la gymnastique rythmique est donc double, visant d’une part à créer « une condition plus élevée de liberté individuelle [qui] devienne à terme accessible à tous, sans tenir compte des âges ni des classes sociales580 », et cherchant d’autre part à développer « un sentiment d’unité sociale plus fort. » On décèle aisément, entre les lignes de la pensée du système dalcrozien, un attachement visible (et assumé) à l’idée de mesure, d’harmonie, voire de décence, ce qui, au vu de la référence constante de Dalcroze à la culture grecque ancienne, à la fois comme source d’inspiration et comme idéal d’achèvement, situe son horizon esthétique davantage du côté de l’apollinien que du dionysiaque. Le rythme du mouvement du corps se comprend en effet dans l’enseignement dalcrozien en rapport avec sa conception d’un rythme naturel, cosmique, dont le corps serait une émanation, et c’est