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5. Espace vécu

5.3 Ramuz : retour au proche

Chez Ramuz, c’est un autre jeu avec l’espace qui ressort dans les textes, caractérisé par une attention particulière donnée au proche. Nous avons vu que ses textes préfèrent la verticale à l’horizontale, la narration à la description, suggèrent plutôt « de loin » l’immensité de la montagne et de la nature, alors que les références à ses accidents sont légion. Le regard du narrateur, qui peut parcourir rapidement de grandes étendues, revient sans cesse à ce qu’il a « sous les yeux », tout proche. Michel Dentan relève que souvent, lorsque le narrateur a insisté sur l’immensité de la perspective, la précision vient s’inscrire dans la description1. Un exemple peut être donné avec le début de La Séparation des races, dans lequel est décrite la chaîne immense de montagne, et tous les étages qui la composent, jusqu’à 2500 mètres d’altitude, où l’œil du narrateur s’arrête sur un mulet. Avec cet exemple, Dentan met en avant le regard « perçant » du narrateur ramuzien. Nous prendrons ici une autre perspective, en affirmant que c’est le retour aux choses connues, mesurables, concrètes et à taille humaine, qui attire les personnages de Ramuz.

"Pierre le berger" présente un passage qui s’insère parfaitement dans notre réflexion : le ciel est peint, immense mais qui ferme l’espace comme un plafond ; on retrouve le vide de la vallée lointaine, mais ce vide est ici vertigineux, et incite le regard à retourner à ce qui lui est directement proche :

On a devant soi l’étendue ouverte de haut en bas, et tout le ciel. Tout un grand rond de ciel, non pas sur soi, mais en face de soi, et de l’autre côté du grand vide de la vallée, il semble même s’abaisser, en sorte qu’on l’a au-dessous de soi. Là il est appuyé à mille pointes blanches, et porté par elles dans l’air comme est un toit sur ses colonnes ; et devant vient le vide bleu, ou l’œil hésite dans un malaise à rester ainsi suspendu, cherchant à le fouiller et n’y parvenant point ; alors il se hâte et remonte, glissant aux étapes de pente ; et s’affermit là, dans le proche, passant au détail qui rassure, parce qu’il se mesure mieux.2

Merveilleuse danse du regard qui cherche à apprivoiser cette immensité mais qui n’y parvient pas, et qui revient « chez soi », qui trouve où s’appuyer dans ce qu’il peut mesurer. À plusieurs

1 Dentan, op. cit., p. 50

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reprises, Pierre laisse aller son regard à ce qui n’est plus de son échelle (le ciel, le vide) un instant mais ne s’y arrête pas1, l’acceptant avec détachement, mais ne se sentant que peu concerné. Ses repères se trouvent dans les choses à son échelle, concrètes, qu’il peut à la fois embrasser du regard et connaître par l’expérience, par la sensation concrète. Les personnages ramuziens ont le goût du proche parce qu’ils refusent l’abstraction. « L’infiniment petit et l’infiniment grand n’intéressent que l’esprit. »2, écrivait Ramuz dans son Journal.

Ce goût du concret se ressent au niveau même de la narration. Un peu plus loin, le narrateur constate que « […] l’espace à présent s’était ouvert autour de Pierre, le trou devant lui s’était recreusé : on voyait tout le ciel ; et il aperçut là-bas le petit nuage qui prenait forme en grandissant, et lentement s’arrondissait, mais il ne s’en inquiéta pas. »3 Directement à la suite, on retrouve Pierre « occupé à manger dans le creux de sa main des framboises cueillies en route »4. Cet exemple peut paraître anodin, mais – il semble que nous pouvons nous aventurer à une telle généralité – il s’applique à toute l’œuvre de Ramuz, qui sans cesse revient aux préoccupations simples, essentielles mais concrètes et mesurables, qui tombent sous les sens des protagonistes. "Orage" nous en propose un exemple encore plus explicite. Après la description de la vue et du paysage, le narrateur précise, à propos des pâtres :

Eux, d’ailleurs, n’y prenaient point garde, et s’ils allaient du regard à ces choses, c’est que leurs yeux s’y heurtaient nécessairement, sitôt qu’ils levaient la tête, mais ils en étaient plutôt ennuyés, à cause de l’éclat éblouissant qu’elles avaient. Ce qu’ils voyaient surtout, et à quoi ils s’intéressaient, c’est que du sol encore humide, partout autour d’eux montait maintenant une fine tremblante vapeur ; et ils pensaient : « Ca sera bientôt sec. »5

La préoccupation du concret et du proche n’implique pas le reniement du reste. Ces hommes sont nécessairement touchés, influencés par les espaces qui les entourent – le personnage ramuzien tient son identité du lieu où il vit, où il a grandi, il en va presque de la banalité de le

1 On en trouve un autre exemple au tout début de la nouvelle : « Puis, relevant la tête, il regardait vers le ciel, et puis, sous lui, la terre où sont les hommes, où est la vie, mais il n’en distinguait plus rien ; il regardait vers le chalet, tout petit, là-bas, comme un point, où il n’allait d’ailleurs jamais, sinon pour refaire ses provisions ; – et il retournait à ses songeries. » Id., pp. 135-136

2 Ramuz, Journal, p. 268, cité par Dentan, op. cit., p. 98 3 Ramuz, "Pierre le berger", op. cit., p. 142

4 Ibid.

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rappeler –, mais leur intérêt va à ce qui concerne les choses, celles qui vont leur permettre de faire leur travail, de manger, de mener leur vie concrète. Le reste, ils « font avec ».

6. Perspectives

Nous nous sommes peu intéressé jusqu’ici aux liens entre les espaces décrits et leur correspondance réelle, leur référent. Le choix de partir des textes nous a permis de montrer à la fois les traits communs et les particularités de chaque plume quant à la présentation des montagnes ou de l’espace montagneux. Alors que le mont Reydarbarmur est avant tout pour Jon le lieu de l’immense, de l’infini et de la liberté, qui lui permet de s’évader même de son corps, les montagnes sardes de Deledda et valaisannes de Ramuz sont certes des fenêtres vers le haut, mais sont aussi des barrières qui isolent. Les liens entre les images de ces espaces et la topographie de leur référent mériteraient d’être étudiés : la topographie islandaise, faite de grands espaces rehaussés de volcans isolés, se prêterait-elle davantage à la peinture de l’immense, celle de la Sardaigne à la peinture des panoramas et celle des hautes cimes du Valais à l’exigüité qui ramène au proche ? Nous ne faisons qu’effleurer la question, et nous la tournerons dans un sens différent dans la partie de ce travail qui traitera plus spécifiquement de la symbolique de ces espaces : plutôt que de chercher dans le référent, nous irons chercher dans l’imaginaire ; chacun de ces textes puisant d’une manière ou d’une autre dans les imaginaires rattachés aux lieux qu’ils décrivent. Avant cela, et en complément à cette première partie autour de l’espace, c’est l’image de la montagne à travers sa temporalité qui va nous intéresser.

II.

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