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L’expérience de la montagne dans les textes

4. Nostalgie et attachement

Avant de conclure, nous souhaitons revenir sur un thème sur lequel se rejoignent nos trois auteurs, qui est celui d’un certain attachement – ou d’un attachement certain – des personnages pour la montagne.

La mélancolie du pays natal traverse tout le roman Cenere. L’attachement d’Anania pour les montagnes de son enfance est si fort qu’avant de partir pour Cagliari, Anania « avait l’impression qu’une parcelle infime voulait se détacher de son âme et rester là, sous ce ciel, devant la montagne sauvage dont les crêtes servaient de candélabres aux étoiles »2. Les sentiments d’Anania envers son village natal ne sont pourtant pas univoques – le récit thématise la tension entre l’attrait pour l’ailleurs et la nostalgie du pays – cependant l’attachement est organique3 ; il y revient sans cesse, et souvent ce sont les montagnes qui le lui rappellent : « Les montagnes se couchent comme le soleil et la lune, et laissent dans l’âme de celui qui s’éloigne de son pays natal la trace d’un crépuscule mélancolique »4.

Cet attachement viscéral que les hommes portent à leurs montagnes est un des thèmes qui se font écho dans les textes de Deledda et de Ramuz. Chateaubriand affirmait que si le montagnard « est très attaché à sa montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établies entre

1 « Eppure, in quell’ora suprema, vigilato dalla figura della vecchia fatale che sembrava le Morte in attesa,

e davanti alla spoglia della più misera delle creature umane, che dopo aver fatto e sofferto il male in tutte le sue manifestazioni era morta per il bene altrui, egli ricordò che fra la cenere cova spesso la scintilla, seme della fiamma luminosa e purificatrice, e sperò, e amò ancora la via. » Deledda, Cenere, op. cit., p. 257

2 « Gli pareva che qualche cosa volesse staccarglisi dall’anima, restare sotto quel cielo, davnti al monte

selvaggio le cui creste servivano da candelabri alle stelle. » Id., p. 111

3 Attachement presque paradoxal au pays, mais aussi aux hommes : lorsqu’il quitte son village, Anania fait ses adieux à cette « gent infortunée ou méprisable qu’Anania n’aime pas, mais qu’il sent attachée à sa propre existence comme la mousse à la pierre et qu’il abandonne avec joie et avec regret ! » (« gente tutta infelice o

spregevole che Anania non ama ma sentie attaccata alla sua esistenza come il musco alla pietra, gente tutta che egli abbandona con gioia e con dolore ! » Id., p. 159). On pourrait rapprocher ici Anania de Firmin de La Séparation des races, en ceci qu’ils ont conscience de renier une partie d’eux-mêmes en préférant un

ailleurs à leur « petite patrie ».

4 « Anche i monti tramontano come il sole e la luna, lasciando un triste crepusculo nell’anima di chi si

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nos peines, l’objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées »1 ; cette vérité peut s’observer à travers chacune des deux œuvres. Cependant, si Deledda y mêle la mélancolie, chez Ramuz elle relève d’abord de la nécessité d’un attachement à la terre2.

C’est que malgré le visage mauvais que la montagne peut avoir, malgré le « mauvais pays », le montagnard ramuzien n’a pas d’amertume pour sa condition, et est profondément attaché à son environnement : « On a beau dire tout le mal qu’on veut, on a du goût dans le cœur pour la terre qui est la vôtre. On l’aime jusque dans la haine qu’on lui porte ; on ne la quitte guère que forcé, et c’est pour y revenir dès qu’on peut »3, nous dit le narrateur du Règne de l’Esprit malin. Toute l’œuvre de Ramuz est imprégnée de la conscience de ce lien qui unit un homme à sa terre, et de la grandeur « d’élire l’obligé »4. La montagne n’est pas le terrain le plus accueillant pour les hommes, mais, pour retourner à l’aphorisme de Chateaubriand, c’est précisément pour cela qu’ils s’y attachent : parce qu’elle leur demande beaucoup, qu’ils peuvent y trouver beaucoup d’enseignements essentiels, et qu’elle ne laisse que peu de place au superflu.

Deledda et Le Clézio rejoignent Ramuz sur ce dernier point : Reydarbarmur et Fonni, par l’isolement qu’ils créent, sont tous deux des lieux de refuge face aux vaines agitations des plaines et des garants d’une certaine simplicité que la topographie impose. Les deux sommets font partie de ces lieux « où les éléments, les forces transfiguratrices de la nature jouent le premier rôle, où les bruits du monde n’accèdent pas »5. Là est une des raisons pour lesquelles Anania et Jon y sont attachés. Les termes avec lesquels Anania parle de son passé sont d’ailleurs révélateurs :

Mais dès qu’il était poussé sur le chemin des souvenirs, il bavardait volontiers et s’abandonnait au plaisir nostalgique de raconter tant de traces de son passé. Il se rappelait tout : Fonni, la maison, les récits de la veuve, le bon Zuanne aux grandes oreilles, les carabiniers, les

1 Chateaubriand cité par Marclay, op. cit., p. 16

2 Thème central dans toute l’œuvre de Ramuz, sur lequel nous ne pouvons revenir en détail ici. Nous nous contentons d’en tirer les conséquences à propos de la relation entre les personnages des récits de notre corpus et la montagne.

3 Ramuz, Le Règne de l’Esprit malin, cité par Marclay, op. cit., p. 81

4 Dans Adieu à beaucoup de personnages, Ramuz parle de ses personnages comme des êtres « pareils à la plante dont le lieu de naissance n’est pas un lieu d’élection, mais un lieu d’obligation ; et la vraie grandeur vient ensuite, qui est d’élire l’obligé. » (Ramuz, "Adieu à beaucoup de personnages" [1914]. In : Nouvelles

et morceaux. Tome 3. 1912-1914, op. cit., p. 485)

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moines, la cour du couvent, les châtaignes, les chèvres, les montagnes, la fabrique de cierges.1

« Tout », c’est ici l’essentiel, tout ce qui fait la vie dans un village de montagne : les biens de la nature, l’artisanat, les récits qui sont l’image de la transmission, les individus et la religion. Ni divertissement, ni abondance matérielle, mais obéissance à l’organicité de la topographie et du temps propres au lieu. C’est parce que ces montagnes ont conservé l’essentiel de la vie de ce village en l’isolant du reste du monde, en le conservant hors du temps linéaire et en l’obligeant à vivre sur les seules richesses de son sol et de ses habitants qu’elles sont si chères à Anania.

L’attachement de Jon à Reydarbarmur tient également à l’enfance, et au fait qu’il a finalement

vécu à ses pieds. Une complicité entre le garçon et la montagne s’est alors installée, qui se

révèle lorsqu’il l’approche : « Mais Jon, lui n’avait pas peur d’elle. Il la regardait, et c’était un peu comme si elle le regardait elle aussi, du fond des nuages, par-dessus la grande steppe grise. »2 Et déjà dans ce regard se dessine l’expérience forte qu’il vivra sur la montagne.

1 « […] ma una volta spinto nella via dei ricordi chiachierava volentieri, abbandonandosi al piacere

nostalgico di raccontare tante cose passate. Ricordava ttto ; Fonni, la casa e i racconti della vedova, il buon Zuanne dalle grandi orecchie, i carabineri, i frati, il cortile del convento, le castagne, le capre, le montagne, la fabbrica dei ceri. » Deledda, Cenere, op. cit., p. 70

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Conclusion

En mettant en évidence cet attachement, on comprend bien que l’expérience de la montagne est bien plus qu’une expérience esthétique ; la montagne devient plutôt cet « univers à la fois proche et lointain où nous avons l’impression que quelque chose de notre vérité se trouve inclus »1. Chacune des images de l’espace et du temps à la montagne donnée par les textes contribue à l’image plus générale d’un lieu ambivalent : la verticalité permet l’immensité et l’étroitesse ; le temps non linéaire est parfois cycle, parfois « hors-temps », parfois il est ce temps in illo tempore ; et c’est parce que l’image y est double que l’expérience y est intense. Nous avons vu que d’un point de vue esthétique, le double visage de la montagne peut mener au sublime. En suivant Eliade, on pourrait aller jusqu’à dire que par ce double visage, par la

majestas de l’immensité céleste et le tremendum de l’orage2, la montagne mène dans un certain sens au « sacré », ce ganz andere qui n’est jamais abstraction mais qui, pour l’homme primitif, est « la réalité par excellence »3. Nous ne nous sommes pas aventuré à étudier la « présence du sacré » à la montagne et dans les textes : il nous semble que c’est en étudiant le concret du texte et ses images, et en partant d’abord de lui, que l’essentiel se dessine.

Les trois auteurs de notre corpus semblent se rejoindre sur au moins trois points centraux. Le premier est qu’à contre-courant de leur époque respective, ils ont montré que le monde naturel restait « une donnée permanente et imprescriptible de la condition humaine »4. Le deuxième, qui est d’ailleurs rattaché au premier, tient de l’ordre du langage : il semble qu’après ce parcours autour de l’image de la montagne dans les textes, nous pouvons réunir Ramuz, Le Clézio et Deledda par l’utilisation d’une langue qui se fonde sur la réalité avant de se fonder sur le signe, une langue qui cherche à dire ce qui peut être connu, et à laisser sentir ce qui est trop abstrait pour elle. On peut voir dans ce que Ramuz nomme la langue-geste cette « tentative de réparer la réalité symbolique du langage », et d’accéder à une forme de connaissance qui abolit la distance entre le sensible et l'intelligible, rendant superflue la pensée abstraite. Mais on pourrait en dire de même de la langue que recherche Le Clézio, qu’il décrit lui-même dans L’Inconnu

sur la terre :

1 Mettra, op. cit., p. 177

2 Eliade, op. cit., p. 105. On peut également citer ici la définition du sacré de Rudolf Otto, qui est un mysterium à la fois tremendum et fascinans.

3 Id., pp. 17-18

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Parler des choses réelles seulement, des choses que l’on aime. Le langage est dangereux quand il se suffit à lui-même. […] être ivre des choses et des êtres, les chercher, toujours les faire apparaître par tous les mots et tous les signes, pour avoir enfin les yeux ouverts. Puis, à travers les mots, aimer ce qu’ils montrent, ce qu’ils savent trouver, tous les trésors de la vie réelle.1

Dire le connu, dire le vécu, et ne dire que cela – Deledda n’affirme pas non plus autre chose lorsqu’elle décrit son art :

J’ai vécu avec les vents, avec les bosquets, avec les montagnes ; j’ai regardé durant des jours, des mois, des années le lent mouvement des nuages, sur le ciel sarde ; […] j’ai vu l’aube, le coucher de soleil, le sourire de la lune dans l’immense solitude des montagnes ; j’ai écouté les musiques traditionnelles, les fables et les discours du peuple, et ainsi s’est formé mon art, comme une chanson, un motif qui jaillit spontanément des lèvres d’un poète primitif.2

C’est donc dans un langage soumis à la réalité et à la sensation – à l’expérience particulière – que les trois auteurs ont dit la montagne comme un lieu chargé de sens, qui abrite l’« obscure conscience d’une loi, d’un ordre dont on retrouve partout les signes autour de soi »3. Là l’expérience particulière peut mener à une forme de connaissance, et là se trouve le troisième point qui réunit nos auteurs. C’est à travers ces langages – car, s’ils se rejoignent sur un fond, ils sont bien distincts dans leur forme, nous espérons l’avoir fait voir – que se révèle cet ordre plus grand que l’homme4, que celui-ci devra accepter s’il veut y vivre, et que, dans tous les cas, il apprendra à accepter par l’expérience qu’il y vivra.

Ce qui se dessine donc dans les textes, à contre-courant d’un humanisme moderne anthropocentrique, c’est que la montagne appelle à l’humilité, à douter de ses perceptions, et peut-être à un certain sens de ce qui dépasse l’homme, un certain sens du sacré.

1 Jean-Marie Gustave Le Clézio, L’Inconnu sur la terre. Paris : Gallimard, 1978, p. 113

2 « Ho vissuto coi venti, coi boschi, con le montagne ; ho guardato pergiorni, mesi, anni il lento svolgersi

delle nubi, sul cielo sardo ; ho mille volte appoggiato la testa ai tronchi degli alberi, alle pietre, alle rocce per ascoltare la voce delle foglie, ciò che dicevano gli uccelli, ciò che raccontava l’acqua corrente ; ho visto l’alba, il tramonto, il sorgere dell aluna nell’immensa solitudine delle montagne ; ho ascoltato le musiche tradizionali, le fiabe e i discorsi del popolo e così si è formata la mia arte, come una canzone, un motivo che sgorga spontaneo dalle labbra di un poeta primitivo. » Grazia Deledda cité par Rossana Dedola, Grazia Deledda. I luoghi gli amori le opere. Rome : Avagliano Editore, 2016, p. 371. Notre traduction.

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Bibliographie