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Deledda : le personnage miroir du paysage – le paysage miroir du personnage

5. Espace vécu

5.2 Deledda : le personnage miroir du paysage – le paysage miroir du personnage

Dans l’épisode de l’ascension du Gennargentu, un passage en particulier illustre la relation forte que dessine Deledda entre son personnage et l’espace qui l’entoure. L’image de la montagne qui apparaît dans le brouillard est associée à l’image qu’Anania se fait de lui-même à cet instant. Plus encore, c’est la montagne et l’environnement qui font poser à Anania ce regard sur lui- même :

Le guide, sur un petit cheval robuste et docile, marchait le premier par les sentiers raides, tantôt disparaissant dans le brouillard argenté, tantôt réapparaissant comme une figure peinte en détrempe sur une toile grise. Anania venait derrière ; autour de lui-même et en lui, ce n’était que

1 Id., p. 178

2 « C’est une immense ouverture dans la montagne, où vibre une lumière qui semble ne jamais devoir finir. Tayar est penché en avant, il regarde le vide de toutes ses forces. […] Le ciel est bleu. Il n’y a pas de bruit, sauf le souffle du vent dans ses oreilles, le crissement du sable qui s’effrite. Rien ne bouge. Pas un oiseau, pas un animal terrestre. La lumière ouvre sa route jusqu’à l’horizon, et c’est sur elle que Tayar avance, glisse. Il se sépare de lui-même. Il touche à tous les points de la vallée, jusqu’à l’horizon. Il voit les pierres rouges des ruines de Timgad, pareilles à des termitières brisées, et les palmiers des oasis, là où flotte la fine vapeur de l’eau, plus légère qu’une fumée. » Jean-Marie Gustave Le Clézio, "L’échappé", in : La Ronde et autres

faites divers. Paris : Éditions Gallimard, 1982, p. 69

3 Une image similaire se trouve dans Cenere, lorsqu’Anania se rêve pâtre, puis « pâtre de nuages », mais on est cette fois plutôt dans l’imagination d’Anania que dans une image de l’espace : « "[…] et, si j’étais obligé de vivre dans ces solitudes montagneuses, mon être se dissoudrait, se dissiperait comme une vapeur, se mêlerait à l’air et au vent… […]" » « "[…] Se fossi costretto a vivere in queste solitudini mi disolverei,

diventerei una stessa cosa con l’aria, col vento […]" ». Deledda, Cenere, op. cit., p. 198

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brouillard ; mais, devant lui, à travers le voile des vapeurs flottantes, il distinguait le profil cyclopéen du mont Spada ; et en lui-même, à travers les brumes qui lui enveloppaient l’âme, il apercevait cette âme comme il apercevait la montagne : dure, abrupte, monstrueuse.1

Non seulement Deledda tire un parallèle entre l’extérieur et l’état d’âme d’Anania, mais plus intéressante encore est la construction de la phrase, qui déplace le focus du mont à l’âme du garçon. Les trois qualificatifs terminant la phrase, qu’on attribuerait par leur sens d’abord à la montagne, désignent bien l’âme d’Anania telle qu’il la perçoit (il faut lire la version italienne pour en être convaincu : les adjectifs, accordés au féminin, qualifient forcément l’anima (féminin) et non il monte). Le paysage miroir du personnage ou le personnage miroir du paysage ; Deledda mêle les dimensions et fait émerger dans le dessin même de la phrase leur indissociabilité. On touche ici à l’illustration littéraire de la notion d’« espace vécu » proposée par Bachelard, que nous abordions en début de chapitre. « Et le rêveur devient l'être de son image. Il absorbe tout l'espace de son image. »2

La construction utilisée ici dans la phrase est reprise à une plus grande échelle, quand Anania associe les sensations qu’il a vécues lors de l’ascension du Gennargentu3 à celles qu’il éprouve à la fin du roman, lorsqu’il doit se séparer de Margherita :

« Tout est fini ! » se répétait-il à chaque instant. Et il avait la sensation de marcher dans le vide, sur des nuages froids, comme lorsqu’il avait fait l’ascension du Gennargentu ; mais maintenant il avait beau regarder au-dessous de lui, autour de lui ; pas de salut possible : ce n’était partout que brume et vertige.4

Le vertige de la situation est bien pire que le vertige « physique » sur la montagne. Là encore, les plans s’inversent, et ce qui était sensation sur la montagne devient état d’âme du personnage.

1 « La guida, su un cavallino forte e paziente, precedeva per gli erti sentieri, talvolta dileguandosi fra la

nebbia argentea delle lontananze silenziose, talvolta disegnandosi sullo sfondo del sentiero come una figura dipinta a guazzo sopra una tela grigia. Anania seguiva : tutto era nebbia intorno a lui, dentro di lui ma egli distingueva attraverso quel velo fluttuante il profilo ciclopico del Monte Spada, e dentro di sé, fra le nebbie che gli avvolgevano l’anima, scorgeva quest’anima come scorgeva il monte, grande, immensa, dura, mostruosa. » Deledda, Cenere, op. cit., p. 216

2 Bachelard, op. cit., p. 160

3 « Anania croyait cheminer au milieu des nuages ; quelquefois il éprouvait la sensation du vide, et, pour se préserver du vertige, il devait tenir constamment les yeux fixés devant les pieds de son cheval » ; « Anania

credeva di camminare fra le nuvole, sentiva qualche colta il senso del vuoto, e per vincere la vertigine doveva guardare intensamente il sentiero, sotto i piedi del cavallo » Deledda, Cenere, op. cit., p. 216

4 « "Tutto e finito !" ripeteva ogni momento. E gli pareva di camminare nel vuoto, fra nuvole fredde, come

sul Gennargentu ; ma adesso invano guardava sotto, intorno a sé : non via di scampo ; tutto nebbia, vertigine, orrore. » Id., p. 245

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La brume et le vertige sont cette fois intérieurs ; Anania n’y trouve pas l’ouverture sur l’immense que lui offrait le sommet du Bruncu Spina.