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Rôles vis-à-vis de la famille

PARTIE 1. UNE MIGRATION AUX CONTOURS PARTICULIERS

2. TANTÔT ACTEUR, TANTÔT AGENT DU PROJET MIGRATOIRE

2.3. Rôles vis-à-vis de la famille

Quelles sont les attentes des familles à l’égard des jeunes qui prennent le chemin de la migration et comment réagissent ces derniers ? Doudou Dièye Gueye (2007) s’intéresse aux différentes formes de mobilisation dans les projets migratoires, indiquant que lorsqu’il y a soutien familial, les comportements ultérieurs du migrant s’en voient impactés. « Aux différents types de stratégies de départ répondent des formes distinctes d’exigences, mais également, sous certaines conditions, des formes d’implication diverses du bénéficiaire — émigré — envers la parenté, le groupe ou le réseau qui l’a soutenu ». Recevoir une aide à la réalisation de son projet implique donc de rendre la pareille une fois installé. Selon l’auteur, c’est en partie dans cette perspective que le réseau familial concourt à l’organisation des départs. Mais pour que ce « retour sur investissement » soit possible, le migrant doit, à son arrivée dans le pays de destination, être étayé dans ses démarches d’insertion. « Ce poids avéré de la famille dans le processus migratoire s’explique pour une large part par le fait que tout départ en émigration soutenu par cette institution contribue, à moyen ou à long terme, à alléger considérablement les charges liées au fonctionnement de l’unité de production domestique familiale en question, à la condition toutefois que l’immigré se trouve inséré dans un dispositif économique favorable dans le pays d’accueil. Par

« dispositif favorable » nous entendons la possibilité de trouver dès son arrivée un réseau susceptible de l’encadrer et de l’aider et surtout de lui trouver un travail. » (Ibid.).

Dans le cas des Mineurs Non Accompagnés, la migration relève souvent de

« mobilisations individuelles », sans aide financière, que Doudou Dièye Gueye juge des plus « intenses », en ce qu’elles mettent à contribution l’individu tout au long du parcours et une fois arrivé à destination si aucun réseau ne vient en soutien. Ce public ne disposant pas de réseaux familiaux sur place, ce sont les services de l’Aide Sociale à l’Enfance qui jouent le rôle de « dispositif favorable », même si nous verrons que d’autres acteurs peuvent être impliqués.

32 Que la participation à la mise en œuvre du projet migratoire induise une implication postérieure du migrant envers sa famille est cohérent. Ce lien ne ressort pourtant pas de façon aussi évidente dans notre étude. Si la question du financement du voyage n’a pas été évoquée, nous nous sommes intéressés à la façon dont le projet avait été pensé, à savoir avec ou sans l’adhésion de la famille. Sur les dix-sept jeunes interrogés partis avec l’accord des parents, seule la moitié déclare avoir l’intention de leur apporter plus tard une aide financière. A l’inverse, parmi les seize qui énoncent une responsabilité à l’égard de leurs proches, certains sont partis sans l’accord des parents. Un projet migratoire soutenu par la famille n’entraîne donc pas forcément de dette et inversement, que les parents y soient opposés n’induit pas nécessairement une absence de soutien de la part du migrant par la suite.

Dans tous les cas, toujours selon Doudou Dièye Gueye (2007), « un projet migratoire, même organisé par le réseau, peut servir les intérêts individuels. Il s’agit alors d’« exploiter au mieux les potentialités et les occasions de concrétiser les réalisations individuelles qu’ils se sont fixées, tout en restant fidèles à l’éthique du partage solidaire ». Malgré le devoir de ne pas oublier les siens, l’opportunité de se réaliser individuellement est au premier plan.

Nous sommes donc loin du mandat familial que l’on suppose imposé tel un poids, lourd à porter. Comme nous le présentions précédemment, ce mandat n’est pas forcément explicite et verbalisé. La plupart des jeunes jugent naturel de soutenir leurs proches. Comme s’il s’agissait d’une norme culturelle et intégrée. Phénomène qui explique en partie les inquiétudes et les crispations autour des questions financières dans les services de l’Aide Sociale à l’Enfance. Si l’on demande à ces jeunes comment ils vivent cette responsabilité, ils la trouvent normale, dans le cours des choses.

« Maintenant, c’est moi qui suis responsable. Responsable de tout quoi ! Peut-être que je vais leur envoyer de l’argent. Tous les étrangers qui viennent pensent comme cela.

Maintenant, c’est moi qui vais aider mes parents. Pour eux maintenant, c’est bon. Ils ont fait leur travail, en s’occupant de nous, en nous donnant la nourriture… C’est bon, maintenant c’est moi ! Ce n’est pas beaucoup pour mes parents ! Imaginez, pendant neuf mois j’étais dans son ventre ! Après, je suis né et jusqu’à mes 15 ans, ils se sont occupés de moi ! C’est beaucoup ! C’est trop ! »

Walid, afghan, 18 ans.

Pour Abdelmalek Sayad, les transactions financières font figure de maintien du lien avec la famille, dans un contexte où « l’absence » est vécue comme une

« trahison ». « D’où l’importance de l’argent envoyé à la famille, qui ne représente pas seulement le soutien matériel que l’on peut attendre de celui qui gagne sa vie (à l’étranger ou ailleurs), mais qui est d’abord cette justification immédiate de l’absence,

33 cette « obligation » absolue que l’on a envers ses parents, mais aussi envers soi-même. » (Dans Témime, 1999).

Enfin, un autre versant de la responsabilité vis-à-vis de la famille est l’injonction à la réussite. Nous l’avons évoqué au sujet de la « culture migratoire », lorsque l’on repart au pays, c’est le succès qui doit transparaître, aux yeux des proches, mais plus largement, de la communauté. Le retour n’est donc envisageable que si l’on a réussi.

« Bien qu’une fois parti, le jeune migrant puisse vivre des drames ou bien se trouver dans l’impasse, tout retour en arrière semble impossible, synonyme de dangers ou d’une honte qui le tuerait. L’échec du voyage n’est pas envisageable. » (Bricaud, 2012, p.23). Qu’en est-il des relations avec la famille durant le séjour dans le pays de destination ? Plus que d’illusionner les siens, ou même de ne pas les désillusionner, il s’agit de ne pas les inquiéter. Ne contacter les parents qu’une fois arrivé à destination, taire les difficultés, ne repartir que si les objectifs sont atteints. Il est question ici de statut, certes, mais aussi de liens affectifs et du rôle protecteur d’un parent à l’égard d’un enfant. Cette protection ne peut plus être assurée à distance, alors pour préserver et éviter d’inquiéter, on préfère se faire silencieux.

« Je suis sorti pour un but, donc comme je n’avais pas eu ce but, je ne pouvais pas me retourner. Je préférais affronter la mort que de me retourner. »

Semei, ivoirien, 18 ans.

« J’attendais. Parce que je ne pouvais pas blesser. Vous, vous savez à quel point l’enfant a de l’importance pour sa mère. C’est sa mère quoi ! Dès que tu lui dis un truc, elle ne dort pas. Moi, ma famille, elle n’était pas au courant de mon départ. Je n’avais pas envie de dire un truc et qu’ils tombent encore malades ou qu’ils s’inquiètent trop. Tu vois ? J’ai pris le temps... Plus d’un an avant d’appeler ma mère pour lui dire. Au foyer, on me donnait de l’argent pour l’appeler mais je ne le faisais jamais. Aujourd’hui, je n’ai même pas envie de parler avec la famille au bled. Je n’ai pas envie de les blesser en leur disant que ça ne va pas. Ils vont s’inquiéter pour moi. Elle est malade déjà, je le sais. Elle va s’inquiéter. Donc ça ne va pas. »

Issan, guinéen, 18 ans.

Réussir à travers la migration rappelle les déplacements du milieu rural à l’urbain, en France, à quelques nuances près. Dans son étude menée au milieu du vingtième siècle auprès d’une communauté rurale du Vaucluse, Laurence Wylie décrit la recherche d’opportunités des adolescents à l’extérieur de leur village, se rendant en ville pour suivre leurs études. « Si tout se passait bien à l’école technique des Sorgues, ils ne reviendraient jamais à Peyrane, sauf en visite. […] Si la chance leur souriait, ils feraient la fierté de leurs familles et ils seraient en mesure de leur apporter une aide financière qui compenserait amplement les sacrifices qu’on avait consentis pour eux. […] Les seuls qui y reviennent sont ceux qui ont échoué dans leurs études,

c’est-à-34 dire qui reviennent déshonorés ». (Wylie, 1968, pp.125-126). Il s’agissait pour ces jeunes de partir en quête d’opportunités que ne leur offrait pas leur village. Réussir et ainsi soutenir en retour la famille qui avait jusque-là aidé à la réalisation des projets.

Contribuer par la même occasion à son prestige social. Tout échec était, comme pour les migrants d’aujourd’hui, source de déshonneur. Mais l’impossibilité décrite par notre public à repartir, ne l’était pas pour ces adolescents de Peyrane. Ils se sentaient certes déshonorés en cas d’échec, mais ils rentraient auprès des leurs. Ils avaient au moins cette garantie de pouvoir se replier et d’être accueillis.

Partir, c’est donc s’offrir la possibilité de réussir, pour soi, pour sa famille aussi, mais pour soi d’abord, avec des effets collatéraux sur son entourage. Cette dialectique de l’individuel et du collectif, nous allons le voir, est présente tout au long du processus migratoire. Durant la traversée, l’individu n’est qu’un parmi d’autres, agent d’une organisation sur laquelle il a peu de prise. Mais même au sein de ce « monde migratoire », il peut retrouver sa capacité à agir en prenant les informations pour la suite.