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L’âge des incohérences statutaires

PARTIE 2. RENCONTRE AVEC UNE SOCIÉTÉ D’ACCUEIL EXIGEANTE

1. ENTRE DEUX ÂGES, ENTRE DEUX CULTURES

1.1. L’âge des incohérences statutaires

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PARTIE 3 : UNE JEUNESSE DANS L’ENTRE-DEUX

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« Là-bas, à l’âge de 7 ans, si tu es musulman, tu vas commencer à jeûner, à prier, tu ne vas pas faire de choses bizarres… Les parents ont déjà fait leur devoir et toi, tu vas commencer à remplir tes obligations. A l’âge de 7 ans, tu es quand même un enfant, mais pour les parents, dans leur tête, tu n’es plus un enfant. Parce qu’à 7 ans, tu vas commencer à étudier, tu vas commencer à partir à l’école toi seul, tu vas commencer à laver les habits pour toi seul. Tu commences à avoir un peu de responsabilités. »

Ouma, guinéen, 17 ans.

« Comment je me considérais à 16 ans ? Je sentais que je grandissais et que les 18 ans arrivaient ».

Léa, congolaise, 21 ans.

Cet entre-deux ressort explicitement dans ces témoignages. Le « ni-ni », pour reprendre une formule populaire. Ils ne sont pas encore adultes mais ne sont pas vraiment des enfants puisqu’ils commencent à avoir des responsabilités, ou du moins, à faire des choses comme les adultes. Ces jeunes ne trouvent pourtant pas de mots pour décrire ce statut. Léa, pour sa part, met en avant l’évolution et la transition vers l’âge adulte. Grandir. Apprendre et acquérir progressivement les rôles adultes. « La jeunesse peut être définie sociologiquement comme la phase de préparation à l’exercice de ces rôles adultes, ce que les sociologues appellent la socialisation. » (Galland, 1991, p.131). A chaque âge, nous dit Olivier Galland, ou à chaque classe d’âge pourrait-on préciser, « des rôles fonctionnels et des positions » alloués, mais aussi à l’inverse, un apprentissage de ces rôles par un processus de socialisation (Ibid., p.104).

Ces rôles, les jeunes interrogés les appellent les « responsabilités ».

Les sociologues de la jeunesse utilisent aussi le concept d’ « apesanteur » pour décrire cet état intermédiaire, comme en suspens. « L’apesanteur familiale caractérise cette séquence de trajectoire biographique, dans la mesure où l’affranchissement progressif de la famille d’origine permet de se soustraire, pratiquement et subjectivement, aux contraintes qu’elle exerce, sans pour autant devoir déjà se soumettre à celles d’une nouvelle famille […]. Les privilèges s’acquièrent progressivement, […] alors que persistent des interdits de l’enfance. A l’inverse, de nouveaux devoirs apparaissent tandis que disparaissent des privilèges de l’enfance. » (Mauger, 2010). On endosse de nouvelles responsabilités, mais on n’en est pas non plus au stade de fonder une famille.

« Non, moi je ne devais pas chercher d’épouse. Je n’étais pas arrivé à ce stade. Je n’avais pas cet âge-là pour être marié. Même s’il y a des hommes qui se mariaient ! Mais moi… Je n’étais pas considéré comme un adulte, non !!! Maman, à chaque fois… Non !!!

J’étais très, très loin ! Personne ne pouvait me parler de ces trucs-là, jamais ! Il ne faut pas penser à cela ! Se marier ? » (rires)

Ange, guinéen, 17 ans.

67 « Chez moi, j’étais encore considéré comme un enfant. Je n’étais pas considéré du même niveau que les autres parce que j’étudiais. On me disait juste d’aller à l’école. »

Chilemba, guinéen, 16 ans.

Le fait d’étudier, nous dit Chilemba, préserve des contraintes et des responsabilités qui incombent aux adultes. Ses propos sont peut-être ceux qui traduisent le mieux cette notion d’ « apesanteur ». « On me disait juste d’aller à l’école ». C’était (et c’est toujours) son rôle. Étudier. Contribuer en retour au prestige de la famille ? Il le vit presque comme un luxe. Il a été « désigné » pour cela, alors que les autres membres de sa famille doivent travailler pour collaborer à l’économie familiale. Cette période de transition, tout le monde n’a pas l’opportunité de la vivre.

Elle n’existait pas non plus auparavant dans la société française, l’individu passant directement du statut d’enfant à celui d’adulte chargé de trouver un travail et de fonder une famille. « C’est quoi un adolescent ? » demandent certains durant les entretiens. Dans les sociétés modernes, la jeunesse prolonge cette étape intermédiaire et permet de se construire, de se centrer sur soi, sur ses intérêts et ses projets. Pierre Bourdieu préfère au terme de « jeunesse » celui de « jeunesses », en lien avec ces différentes modalités de passage à l’âge adulte, qui sont fonction de la classe sociale.

Ce droit à vivre sa jeunesse n’est pas équitable. Certains peuvent plus se permettre de prendre le temps que d’autres. N’est-ce pas ce que tentent de nous dire les jeunes qui, dans le service d’évaluation, scandent leur désir d’aller à l’école, à la vraie école, celle des enfants, comme tout le monde ?

« Un apprentissage ? Non, je n’ai pas envie de faire ça moi ! Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas marié Madame ! Pourquoi je vais me presser à faire du travail ! Je suis un enfant moi ! Il faut me comprendre ! Moi, je veux aller à l’école. C’est mon objectif premier ! Voilà ! Je veux prendre mon temps ! La manière dont les autres sont libres… La façon dont ils font leur vie, les Français qui sont nés ici… Ils étudient, ils ne font rien…

C’est comme ça moi que je veux être ! Je ne veux pas être gêné comme ça ! » Osei, guinéen, 16 ans.

Osei dit être un enfant. Il veut prendre son temps, comme les autres, vivre tel un jeune, en somme. Il s’insurge contre les exigences institutionnelles pour faire valoir son droit à vivre sa condition de jeune, souvent dérobé aux mineurs de l’Aide Sociale à l’Enfance et encore plus aux migrants pour qui la régularisation constitue un enjeu de taille.

S’affirmer, les Mineurs Non Accompagnés le font en quittant leurs pays. Pour Thomas Fouquet (2007), aujourd’hui, « les jeunes jouissent d’un pouvoir plus important, selon la terminologie de Weber : c’est-à-dire une capacité ou une chance plus grandes pour réaliser leur destin personnel. Un espace plus étendu d’autonomie

68 se dessine en effet, parce que la crise des systèmes d’autorités traditionnelles (hérités) suscite un relâchement du contrôle social qui s’exerce sur eux. » C’est ce que nous démontre Oussy qui est passé outre les décisions de son père en prenant la route. On s’émancipe en faisant le choix de la migration, pour ensuite se soumettre à une mesure de protection pour le mineur que l’on est, avec les contraintes que cela implique.

Les Mineurs Non Accompagnés se trouvent dans cet entre-deux statutaire lié à leur âge, « mi-enfants, mi-adultes », avec une dimension culturelle en plus, la condition d’adolescent n’existant pas forcément chez eux. Nous allons voir que la notion d’âge administratif, qui fait frontière entre la minorité et la majorité, déterminant ainsi les droits et les obligations, n’a pas la même signification pour eux.