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Chapitre I. Les frontières dans tous leurs états

1. Les frontières textuelles et le retour du récit

1.2. Le rôle des conventions génériques

Le célèbre Traité de l’origine des romans de Pierre-Danielle Huet (1670) attribue au roman la définition de « fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art,                                                                                                                

29 Ibid.

pour le plaisir et l’instruction des lecteurs31 ». Par le biais d’un devoir envers la moralité et la réalité, qui détermine tôt la responsabilité quant au roman moderne, il découle une attention portée aux éléments fictionnels qui façonnent les textes et en particulier à la voix du narrateur, à la psychologie des personnages et à leurs aventures. Bien qu’au départ ces préceptes génériques soient perçus plus en termes de production que de conventions, imposant aux auteurs des critères textuels avec lesquels ils devaient travailler, il reste toutefois paradoxal de libérer le potentiel du genre en contraignant ses possibilités.

Si les origines du roman moderne et les préoccupations relatives à sa légitimation conduisent à établir fermement les frontières entre ce genre et les autres, les conséquences sur le lecteur sont néanmoins discutables. D’une part, le lecteur confronté à un genre légitime est plus libre de s’en permettre ouvertement la lecture; d’autre part, désormais cette lecture est davantage guidée par le texte. Ainsi, le désir de donner au roman une structure qui le rend reconnaissable en tant que forme distincte et respectée a pour effet inévitable la tendance de contrôler le lecteur, dans la mesure où il doit être possible d’anticiper sa lecture et de discriminer aisément entre des romans mauvais et des romans capables d’enrichir ceux qui les lisent. En fait, les nombreuses préoccupations qui marquent les mouvements littéraires du romantisme jusqu’au Nouveau Roman construisent et renforcent des frontières qui continuent à écarter le lecteur du texte et à marginaliser sa potentialité interprétative.

Le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle furent également marqués par un premier éclatement des formes romanesques et une démultiplication des sujets abordés, en réaction directe aux nouvelles valeurs d’une société qui évolue rapidement                                                                                                                

sur les plans social et intellectuel. Le roman se distingue par la sensibilité et l’authenticité de l’expression y est prioritaire, ce qui présente de nouveaux soucis et ne rassure aucunement les défaitistes du genre. Cette période, qui témoigne d’une quête du savoir et d’une défense des libertés de l’esprit humain, montre une obsession croissante pour la frontière romanesque entre fiction et réalité, tentant de rapprocher le plus possible les deux axes, tout en renforçant ce qui les sépare.

Or, c’est surtout à l’aube des mouvements réaliste et naturaliste qui s’imposent au fur et à mesure du XIXe siècle, que la dynamique exigée du lecteur est révélée. Celle-ci est en raison du rapport de plus en plus restreint entre fiction et réalité qui prend toutes ses forces à cette époque. En resserrant encore davantage cette frontière, les auteurs mettent en valeur la transparence de la fiction et tentent de garantir un mouvement unidirectionnel de l’auteur au lecteur à travers des fictions qui imitent la réalité. Vers le milieu du XIXe siècle, nous trouvons la définition suivante du genre :

Une fiction en prose donnée comme fiction par l’auteur, acceptée comme telle par le lecteur, et néanmoins composée presque toujours avec des prétentions à la vraisemblance, ayant généralement pour but d’exposer des faits imaginaires, mais naturels, de peindre des mœurs et des situations appartenant à la vie privée, où les événements de l’histoire ne figurent qu’accessoirement et où les personnages publics agissent surtout en tant que personnes privées32.

L’accent est mis sur le fond et le désir de relier le beau au vrai. De façon générale, les auteurs sont préoccupés par la représentation du réel, l’insistance sur les mœurs de l’époque et la dénonciation des actes jugés immoraux par la société. Il suffit de penser à                                                                                                                

Madame Bovary de Gustave Flaubert ou à la Comédie humaine d’Honoré de Balzac à titre d’exemples. Dans une œuvre comme dans l’autre, le réalisme prime et la critique de la moralité prend le dessus sur le divertissement. En resserrant donc cette frontière, les auteurs la renforcent en même temps afin de s’assurer que le lecteur comprend, sans pour autant les confondre, le réalisme et la réalité.

Le rôle du lecteur à travers cette histoire de la construction des frontières textuelles du roman a presque toujours été saisi de l’extérieur. Il n’était pas question de concevoir une manière dont le lecteur puisse s’insérer dans la fiction, mais plutôt de comprendre la façon dont le texte produit un impact sur lui. On oppose clairement le littéraire à l’extralittéraire, privilégiant la réalité par rapport à la fiction, ainsi que l’auteur par rapport au lecteur. L’interaction entre texte et lecteur pouvait se résumer à un rapport passif de cause à effet : l’auteur, afin d’instruire son lecteur et, à un moindre degré, de le divertir, transmettait un message à ce dernier par l’intermédiaire du texte, qu’il devait décoder. Dans l’image que construisaient les auteurs et les éditeurs du lecteur, ce dernier semblait toujours en train de s’excuser de sa lecture naïve, erronée ou trop rigide. Bref, nous ne sommes pas loin du modèle de la communication de Roman Jakobson, mais dans le cas du roman, le schéma était unidirectionnel et le destinataire ne pouvait jamais devenir à son tour le destinateur.

Pourtant, tout roman ne retombe pas si passivement dans le moule de l’époque et il serait abusif de parler du rôle du lecteur, surtout dans le contexte du roman contemporain, sans faire appel à des cas d’« antiromans » parus vers la fin du XVIIe siècle, comme ceux de Furetière33, de Sorel34 et de Scarron35, qui ambitionnaient de se                                                                                                                

33 Voir A. Furetière, Le roman bourgeois, 1666. 34 Voir C. Sorel, Le berger extravagant, 1627.

distancer du roman noble et dominant. Malgré les meilleurs efforts d’homogénéisation, de tels auteurs surgissent à chaque époque, niant toute possibilité de mouvement littéraire unifié. Jacques le fataliste et son maître, ouvrage posthume de Denis Diderot paru en 1796, défie l’unidirectionnalité du schéma communicatif tel qu’imposé au genre romanesque, afin de provoquer une interaction plus dynamique entre auteur, texte et lecteur. Valorisant d’abord l’impression morale et esthétique du lecteur, le narrateur entreprend non seulement de relater l’histoire, mais également de créer son lecteur. Aussi, s’adressant directement à ce dernier – d’une part pour expliciter la distance entre fiction et réalité, d’autre part pour rapprocher le lecteur du récit –, il dit :

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d’embarquer Jacques pour les îles? d’y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu’il est facile de faire des contes !36

Or, le lecteur convoqué dans le texte se voit également attribuer des répliques par le narrateur :

En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s’accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s’acheminer... – Où? – Où? Lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il? [...] Si

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         

35 Voir P. Scarron, Le roman comique, 1651-1657. 36 D. Diderot, Jacques le fataliste, p. 14.

vous insistez, je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers... oui; pourquoi pas?... vers un château immense […]37.

Le narrateur critique les intrusions naïves et l’ignorance du lecteur afin de façonner le rôle de ce dernier dans le texte. Pourtant, en plus de rappeler au lecteur le contrôle que le narrateur exerce sur le récit ou encore de souligner un désir explicite de diriger la lecture, Diderot accorde une liberté critique au lecteur par le biais d’un narrateur qui raconte son histoire en fonction des réactions qui lui sont dictées par le lecteur. Un équilibre délicat naît entre la pratique d’articuler explicitement les frontières entre fiction et réalité et la volonté de faire foi à un lecteur reconnaissant de toute tentative de les remettre en cause.

La réception de cet ouvrage en France à l’époque fut ambiguë. L’année de sa parution, un critique ambivalent, mais surtout circonspect commente le roman :

Ce n’est pas un de ces livres qu’un père ou une mère de famille puisse laisser traîner sur leur cheminée […]. Ainsi, sans approuver cette espèce de livres, sans la condamner, contentons-nous de dire aux hommes mûrs de n’en pas trop faire de bruit devant la jeunesse, et de ne pas les laisser trop exposés à sa curiosité. Quant à la forme […] l’auteur a poussé aussi loin qu’il est possible l’art de tourmenter la curiosité sans l’affaiblir, et de s’en jouer sans la lasser : art qui suppose sans doute beaucoup d’esprit, mais au fond peu louable, et dont l’exemple même peut être dangereux38.

Le critique est sans doute en partie préoccupé par l’idée que le narrateur n’est pas entièrement fiable et qu’il interpelle un lecteur fictif au sein du récit afin de le détourner explicitement du droit chemin de sa lecture. Bref, le lecteur réel se voit accorder trop de                                                                                                                

37 Ibid., p. 40.

liberté et celui qui n’est pas assez érudit risque de se perdre dans les digressions, dans l’ironie ou dans les contradictions que pose le texte. En outre, ce texte anticipe une deuxième problématique qui s’articule entre les univers de la fiction et de la réalité. Il s’agit d’un redoublement de la voix du narrateur fictionnel qui reconnaît sa capacité de manipuler un lecteur fictif, certes, mais aussi réel. Diderot joue sur les niveaux de narration entre l’auteur et le lecteur dans le monde extralittéraire et le narrateur et les personnages dans le monde littéraire. En incorporant à la fois une instance lectorale et une instance auctoriale à la diégèse, il remet en cause l’imperméabilité de la frontière entre fiction et réalité, sinon sa nécessité tout court. Ce faisant, la métatextualité39 du récit met à mal le pacte de lecture traditionnel et la passiveté du lecteur, rompant avec l’homogénéité présupposée de la lecture en faveur d’un « régime de lisibilité différentiel40 ». Ceci ne signifie dans aucune mesure les débuts d’un mouvement qui promouvrait la liberté grandissante du lecteur, du texte ou de l’auteur. À une époque où la démultiplication rapide des formes romanesques nouvelles défie déjà amplement la critique, l’œuvre de Diderot reste en marge de l’évolution du genre. Son œuvre présente toutefois un contrepoids ironique au regard négatif normalement porté sur le lecteur et présage les expérimentations possibles de la forme, particulièrement en ce qui concerne la narration, dans le contexte des courants littéraires majeurs du XXe siècle, lesquelles toucheront aussi à l’intrigue et aux personnages.

                                                                                                               

39 La notion de « métatextualité » sera définie et explorée davantage plus loin.

40 F. Wagner, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques