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À la frontière de la fiction et de la réalité : dialogue et réception dans l’oeuvre d’Éric Chevillard

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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À la frontière de la fiction et de la réalité :

dialogue et réception dans l’œuvre d’Éric Chevillard

Aimie Maureen SHAW

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

février 2014

Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

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Résumé

Cette thèse se consacre à l’étude du statut du lecteur dans la littérature française de l’extrême contemporain (de 1980 à aujourd’hui). Éric Chevillard retient particulièrement notre attention pour sa manière de pousser les limites formelles et esthétiques du roman. Son œuvre défie les conventions génériques du roman à travers une remise en question des possibilités de la fiction, et cela depuis 1987. Prenant comme objet d’écriture la littérature, Chevillard s’insère dans ses fictions pour interpeler son lecteur et proposer une réévaluation des attentes et des parti pris de celui-ci vis-à-vis du genre romanesque et de son interprétation. Nous proposons une mise en dialogue de la réflexion chevillardienne avec la narratologie et les théories de la réception d’inspiration structuraliste, afin de forger un cadre propice à l’appréhension des caractéristiques du lecteur contemporain, ainsi que de ses rôles réel et théorique. Nous partons de l’hypothèse selon laquelle aussi bien l’esthétique d’Éric Chevillard que les théories de la réception nous révèlent, d’une part, les frontières textuelles, théoriques et critiques qui forment et déforment le rôle du lecteur et, d’autre part, les limites normalement imposées à son interprétation. L’objet de cette thèse est donc triple. Dans un premier temps, nous identifions les frontières qui définissent le lecteur par une mise en contexte historique de son rôle, en vue de cerner les moyens mis en œuvre tant par le texte que par la théorie et la critique littéraires pour contraindre sa liberté interprétative. Dans un deuxième temps, nous examinons de près l’esthétique chevillardienne qui remet en question les limites du genre romanesque et entraîne un éclatement des frontières, ce qui exige du lecteur une réflexion critique sur son propre rôle et sur celui du roman. Le dialogue entre la théorie littéraire et l’esthétique de Chevillard qui en découle incite au renouvellement des

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théories de la réception et à une reconfiguration du schéma narratologique. Dans cette perspective, nous évoquons dans un troisième temps cinq postures du lecteur contemporain qui maintiennent la tension interprétative présente dans l’œuvre chevillardienne et, par là, proposent une liberté interprétative et un esprit critique essentiels au rôle du lecteur du roman de l’extrême contemporain.

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Abstract

This dissertation is a study of the role of the reader in French literature since the 1980’s, with an emphasis on the works of Éric Chevillard. The writing of Chevillard is of particular interest for the way in which he pushes the formal and aesthetic boundaries of the novel. His oeuvre has challenged the conventions of the novel by questioning the possibilities of fiction ever since the publication of his first novel in 1987. Taking literature itself as his object of study, Chevillard intervenes in the fictions he crafts to call upon his readers to acknowledge their own role in the interpretive process and to propose a re-evaluation of the reader’s expectations and biases as they relate to fiction and interpretation. This dissertation initiates a dialogue between Chevillard’s reflections, narratology and reception theories rooted in structuralist thought, in an attempt to forge an appropriate framework from which to understand the characteristics of the contemporary reader, as well as his or her real and theoretical roles. The text builds on the assumption that both Éric Chevillard’s aesthetic and reception theories reveal, on the one hand, the textual, theoretical and critical boundaries that form and deform the reader and, on the other hand, the limits normally imposed on a reader’s interpretation. The intentions of this study are consequently threefold. First, to identify the boundaries that define the reader by means of a historical contextualisation of his or her role, in an attempt to hone in on the ways in which the text as well as literary theory and criticism typically constrain the reader’s interpretive freedom. Second, to closely examine Éric Chevillard’s aesthetic, which calls into question the limits of the novel as a genre and leads to a fracturing of boundaries, which in turn requires of the reader a critical evaluation of his or her own role as well as that of the novel. The resulting dialogue

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between literary theory and Chevillard’s aesthetic incites a revisiting of reception theories and a reconfiguring of the narratological model. Finally, in view of this, the dissertation proposes five figures of the contemporary reader that maintain the interpretive tension present in Chevillard’s oeuvre in such a way as to offer an interpretive freedom and a critical reflection essential to the role of the reader confronted with French novels published in the last three decades.

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Remerciements

Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont rendu possible la réalisation de ce travail. En premier lieu, je remercie sincèrement ma directrice de thèse, Mme Gillian Lane-Mercier pour tout ce qu’elle m’a appris. Pour ses corrections, ses orientations, ses conseils avisés et sa confiance, je souhaite vivement exprimer tous mes remerciements.

Je voudrais également exprimer ma vive reconnaissance aux membres du jury pour l’intérêt qu’ils ont porté à ce travail et pour les remarques constructives qu’ils ont faites lors de ma soutenance orale. Qu’ils soient remerciés de m’avoir fait l’honneur d’accepter de juger ce travail.

Je tiens aussi à remercier le Conseil des recherches des sciences humaines pour l’important soutien financier qu’il m’a offert afin de mener mes recherches doctorales à terme.

J’ai aussi vivement apprécié l’appui de mes chers collègues qui, de près et de loin, ont eu l’amabilité de m’écouter, de me relire et de me soutenir dans l’élaboration de cette thèse.

Sur une note plus personnelle, j’aimerais remercier mes parents, mes trois sœurs, toute ma famille et mes amis également pour leur soutien constant. À ma chère amie, Ann-Marie, en particulier pour son soutien et son encouragement depuis le début de ce parcours, un grand merci. Enfin, j’aimerais exprimer ma gratitude et mon affection profondes envers mon mari, Ted, pour son amour et son appui indéfectibles ainsi que pour sa générosité d’esprit et sa patience admirables tout au long de la réalisation de ce projet de longue haleine.

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Table des matières

Résumé ii

Abstract iv

Remerciements vi

Tale des matières vii

Introduction

1

Chapitre I. Les frontières dans tous leurs états

Introduction 18

1. Les frontières textuelles et le retour du récit 1.1. Quelques attitudes envers le roman moderne 27

1.2. Le rôle des conventions génériques 32

1.3. Vers une remise en question des frontières textuelles 39

2. Les frontières théoriques et le retour du réel 2.1. Le déclin de l’empire de l’auteur 48

2.2. La hiérarchisation de la fiction et de la réalité 56

2.3. Les figures narratologiques et leurs homologues abstraits 67

2.4. Les mondes possibles 82

3. Les frontières critiques et le retour du sujet 3.1. Éric Chevillard et le roman de l’extrême contemporain 94

Conclusion 113

Chapitre II. Les mondes d’Éric Chevillard

Introduction 114

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1. Mise en contexte esthétique de l’œuvre chevillardienne

1.1. Ni similitude ni différence 120

1.2. Le va-et-vient et le juste milieu 130

1.3. Le vide et le minimum 143

1.4. La surcharge vers le superflu 152

2. La géographie narrative 2.1. La géographie des fictions chevillardiennes 166

2.2. Le cadre formel 175 2.3. L’espace psychologique 180 3. Un lieu d’interrogation 3.1. L’espace interprétatif 183 3.2. L’entre-deux possible 197 Conclusion 209

Chapitre III. Vers une esthétique du lecteur contemporain

Introduction 211

1. L’univers changeant du lecteur 1.1. Le lecteur selon Éric Chevillard 216

1.2. Entre l’abstrait et le concret 228

1.3. Au-delà d’un lecteur réel 240

2. Cinq postures du lecteur contemporain 2.1. Le lecteur complice 252

2.2. Le lecteur narcissique 261

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2.4. Le lecteur paranoïaque 278

2.5. Le lecteur schizophrène 283

Conclusion 293

Conclusion

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Introduction

Je reproche depuis longtemps au roman de s’inscrire dans l’espace idéal du songe en se conformant pourtant au principe de réalité, alors que nous tenons avec la littérature l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences, d’éprouver de nouvelles façons d’être1.

La présente étude a comme objectif d’examiner le rôle du lecteur dans le roman français de l’extrême contemporain. Nous tenons compte non seulement de l’évolution de son rôle en tant que réaction ou adaptation à l’évolution du genre romanesque, mais également des façons dont son rôle fut conçu d’abord par le texte et ensuite par différentes théories et critiques littéraires. Nous nous servons du terme de « frontières », c’est-à-dire les manières dont le texte, la théorie et la critique tentent de restreindre le lecteur, parfois pour imposer un contrôle explicite sur lui, mais plus souvent encore pour cerner le rôle d’une figure difficilement saisissable.

À l’avènement de la période dite postmoderne, où la littérature est marquée à la fois par le renouvellement et la rupture et où les écrivains défient de plus en plus toute catégorisation générique, il semble que les frontières établies pour définir le lecteur s’écroulent et le rôle de celui-ci s’éloigne davantage des conceptions précédentes. Or, la grande majorité des travaux portant sur cette période littéraire en général et sur les romans de l’extrême contemporain en particulier ont écarté un discours sur le lecteur en faveur de réflexions d’ordre thématique ou esthétique. Pourtant, l’étude du lecteur nous semble être d’une pertinence primordiale pour l’étude du roman, surtout à une époque où l’auteur se réinvestit dans son œuvre pour interpeller le lecteur et où le roman brouille ses parti pris quant à la définition du genre et, plus largement, de la fiction.

                                                                                                               

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Les discours annonciateurs de crises, de refus ou de la fin qui accompagnent souvent tant l’esthétique que la thématique des œuvres contemporaines ne signalent pas une rupture nette avec ce qui a précédé, mais plutôt un retour flou. C’est précisément cette nuance qui alimente la pensée des critiques littéraires qui cherchent à décrire et à juger l’esthétique du roman français de l’extrême contemporain. Dans cette optique, le triple retour du sujet, du réel et du récit postulé par un Dominique Viart2 représente un retour encore plus général, celui d’une littérature transitive3. Depuis une trentaine d’années, on constate une volonté renouvelée chez les écrivains d’assigner un objet à leur écriture. Cette ambition s’oppose à la position privilégiée de la modernité qui a consisté à faire table rase d’abord et avant tout par une rupture avec la représentation. Toutefois, cette nouvelle esthétique n’émerge pas naïvement ou des suites d’une nostalgie pour une certaine littérature édifiante ou réaliste du XIXe siècle. La grande majorité d’écrivains qui commencent à publier vers les années 19804 adoptent plutôt l’attitude, pour emprunter la formule de Dominique Viart : « je sais bien, mais quand même...5 ». Il s’agit « [...] de retrouver le romanesque sans y souscrire, d’assumer la “pulsion narrative” sans s’y abandonner naïvement6 ». Les écrivains manifestent d’un désir de réinvestir l’intrigue – un fil narratif et des personnages – afin d’explorer nos expériences réelles dans le cadre du romanesque. Paradoxalement, même si la génération précédente d’écrivains a voulu se                                                                                                                

2 Voir D. Viart, Le roman français au XXe siècle, Partie IV, ch. 1, « Le retour au roman : le sujet, le réel, le récit », p. 149-177.

3 Dominique Viart souligne dans « Défections de la parole : écrire à l’épreuve des faits » que la littérature

française « se caractérise par la reconquête d’objets délaissés au cours des décennies précédentes : l’expression du sujet, la représentation du réel, la prise en compte de l’Histoire, de la mémoire ou du lien social. Il ne s’agit plus en effet d’écrire — au sens absolu du terme —, mais bien d’écrire quelque chose, ce pourquoi j’ai proposé d’appeler cette littérature : transitive. » dans E. André, et al. (dir.), Tout contre le réel.

Miroirs du fait divers, p. 269.

4 Nous pensons aux auteurs qui commencent à publier entre 1979 et 1989, comme François Bon, Renaud

Camus, Éric Chevillard, Patrick Deville, Jean Echenoz, Christian Gailly, Marie NDiaye, Christian Oster et Jean Philippe Toussaint, entre autres.

5 D. Viart et B. Vercier, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, p. 384. 6 Ibid., p. 301.

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révolter contre cette structure rigide et contraignante, nous pouvons parler de la fin des grands récits en littérature grâce aux romanciers contemporains qui le réintègrent. En termes généraux, le roman français de l’extrême contemporain consiste dans un travail non pas contre le genre romanesque, mais plus précisément contre ses conventions.

Les écrivains présents sur le marché littéraire français dans les années 1980 bousculent les normes du roman en assouplissant les contours. La diversité de leurs ouvrages témoigne de la vitalité de leur entreprise – les romanciers de l’extrême contemporain n’envisagent pas d’unifier leur esthétique, leur technique ou leur politique d’écriture. De nombreux critiques soulignent depuis 1990 un retour aux conventions du genre qui, de près ou de loin, caractérisent selon eux les formes disparates du roman français de l’extrême contemporain. Toutefois, la grande majorité des notions censées rendre compte de la présence de nouveaux dispositifs textuels procède à une homogénéisation soit générique, soit esthétique. À cette fin, les critiques tracent, à partir d’analyses textuelles pointues, des liens stylistiques entre les auteurs, et ce, depuis le Nouveau Roman. Il s’agit de projets fructueux, mais qui méritent d’être approfondis afin de lier non seulement la forme au fond, mais aussi la réception qui en résulte.

C’est ainsi que cette étude s’organise autour de deux axes – esthétique et théorique –, dont les multiples chevauchements sont centraux à l’élaboration de chacun. Suite à la mort de l’auteur proclamée par Roland Barthes à la fin des années 1960 afin de faire place au lecteur, de nombreuses théories émergent pour tenir compte non seulement de l’engagement du lecteur dans le texte, mais également des rapports de cette figure à l’auteur et aux personnages. Aussi les théories de la réception et la narratologie tentent-elles de saisir le lecteur réel par le biais de son homologue abstrait intégré au texte, qui

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représente une version idéalisée du lecteur et de son interprétation dès lors projetée dans l’univers clos de la fiction. Le lecteur réel, ne pouvant franchir la frontière entre la fiction et la réalité, est toutefois appelé à assumer cette image de lui-même à travers un déchiffrage du texte et de la vision de l’auteur qui y est inscrite. Dans cette perspective, l’autorité auctoriale investit non pas le lecteur, mais plutôt le texte et, par extension, le lecteur abstrait. Ces théories sont donc caractérisées par la bipolarité des tensions entre fiction et réalité, fictionnel et dénotatif, structure textuelle et lecture réelle, tensions que le roman français de l’extrême contemporain a réussi à dépasser par l’hétérogénéité générique, la démultiplication des horizons d’attentes et la réintégration de l’auteur réel dans le texte.

Cependant, nous n’envisageons pas de récuser les structures narratologiques et les théories de la réception, mais plutôt de démontrer de quelle façon le roman de l’extrême contemporain s’y ouvre afin de les pousser à leur point d’aboutissement logique et, ce faisant, d’en réaliser tout le potentiel. Nous avançons l’hypothèse que les frontières narratologiques sont en pleine mutation et que la réflexion critique sur le sujet réel et le sujet fictif doit s’effectuer sous la forme d’un dialogue entre l’auteur et le lecteur qui porte sur la question de l’éclatement de la réalité prétendument objective. Une telle hypothèse permet de remettre en cause l’opposition entre la fiction et la non-fiction dans la mesure où ces catégories ne parviennent plus à garantir l’étanchéité de la frontière entre figures abstraites et figures réelles dont sont tributaires les rôles traditionnels de l’auteur, du narrateur et du lecteur.

Les auteurs français contemporains reconnaissent implicitement les limites qui leur sont imposées par ces théories et proposent non pas de les ignorer, mais de

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retravailler les frontières qu’elles érigent en préconisant le retour à une littérature transitive. La mise en dialogue de la pratique esthétique et du discours théorique mène à examiner de plus près les problèmes que pose le brouillage des frontières textuelles. Il est alors question d’identifier à la fois les limites des concepts théoriques clés et les nouvelles possibilités qu’ils offrent à la littérature de l’extrême contemporain.

Il peut paraître anachronique, voire incohérent d’un point de vue conceptuel, de faire dialoguer les théories des années 1970 qui visent la consolidation des structures textuelles avec des romans qui tentent, depuis les années 1980, de les dépasser. Or, à partir du moment où le sujet, le réel et le récit relèvent de structures textuelles qui définissent leur rôle, leur retour sur le plan esthétique doit logiquement se doubler d’un retour aux théories qui définissent leur fonction. Dans cette même lignée, malgré l’écart temporel entre les théories d’inspiration structuraliste et l’esthétique du roman de l’extrême contemporain, nous croyons qu’il n’est pas nécessaire de forger un nouveau paradigme pour la réévaluation du lecteur puisque les préoccupations structuralistes des écrivains demeurent.

Si les objectifs théoriques de cette thèse sont relativement ambitieux, celle-ci se propose de se consacrer plus particulièrement à l’œuvre d’Éric Chevillard. À première vue, il s’agit d’un corpus trop étroit pour un projet ayant pour but la redéfinition du lecteur de l’extrême contemporain. Pourtant, prenant comme objet la littérature même, cet écrivain forge un discours critique plus ample qui cherche à faire réfléchir aux parti pris génériques. Par ailleurs, il n’existe pas de monographies portant sur l’ensemble de son œuvre romanesque, mais uniquement quelques études centrées sur un thème particulier ou un aspect spécifique de son esthétique. Il nous a par conséquent paru

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pertinent de combler cette lacune, en vue non seulement d’aborder les dimensions thématique et esthétique de l’ensemble de sa production romanesque, mais aussi d’en examiner l’apport critique et théorique. Notre étude porte donc sur tous les romans de Chevillard publiés depuis 19877.

Depuis la parution de son premier roman en 1987, Chevillard joue avec la formalisation du littéraire pour mieux la démonter au moyen d’un travail de réécriture parodique, ironique et ludique. À travers son œuvre, il soulève des questions sur l’imaginaire collectif (Le vaillant petit tailleur), l’autofiction (Du hérisson), le récit de voyage (Oreille rouge), le récit d’aventures (Les absences du capitaine Cook) et d’autres sujets encore, d’ordre littéraire ou social, en recourant au cliché, à la digression et au rire. Poussant à l’extrême ses provocations qui deviennent le sujet de l’écriture, son œuvre défie le lecteur et déstabilise la critique, afin de laisser entendre un métadiscours sur le statut de la littérature contemporaine et dévoiler son processus de réalisation.

Ses romans se caractérisent par la réécriture conçue moins comme une dénonciation des grands récits que comme une critique du récit, voire du roman en général. Il en ressort que, au-delà de sa volonté de jouer explicitement sur les clichés des sous-genres connus, le projet chevillardien se lit surtout dans l’intertexte et le paratexte qui ne rendent ses romans reconnaissables comme tels que par la désignation que portent leurs couvertures.

Chevillard vise à critiquer plutôt qu’à représenter le réel, sans avoir recours au miroir traditionnel. En jouant avec les formes littéraires, la syntaxe et le style, son                                                                                                                

7 Le désordre azerty, qui vient de paraître en janvier 2014 aux Éditions de Minuit, ne porte pas de marque

générique. Tout porte à croire cependant que cet ouvrage, conforme à la contrainte de l’abécédaire, mais selon la disposition azerty du clavier, s’intégrerait aisément à notre réflexion grâce à l’organisation formelle du texte, à l’aspect autobiographique des récits et aux jeux de langage.

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esthétique rend souple cette frontière entre la réalité et la fiction à tel point qu’il puisse « laisser entendre ce [qu’il] croi[t] vrai depuis longtemps – à savoir que l’auteur est toujours le personnage principal de son livre8 ». Ce décalage – plutôt que disparition – de l’autorité peut sembler problématique dans le cas du roman contemporain, qui privilégie l’instabilité textuelle créée par le triple retour évoqué ci-dessus. La force du projet de Chevillard réside dans une réflexion critique sur le statut de l’auteur et sur sa façon de faire réagir ou non le lecteur. En somme, l’œuvre chevillardienne repose sur l’autoréflexivité qu’elle provoque.

Il s’ensuit que Chevillard remet également en question l’autorité conventionnelle de l’écrivain, comme le résument Dominique Viart et Bruno Vercier :

s’il est aujourd’hui un « statut » de l’écrivain, c’est sans doute ce statut officieux, fait de proximité, d’échange et de dialogues, et non plus celui que confère une parole autorisée et prestigieuse9.

Par des jeux de langage tels que les digressions, les clichés et la parodie il met à nu les limites de l’écrivain en soulignant son impuissance et, du coup, son inconséquence potentielles face au texte. Ceci explique son désir de faire participer un lecteur désormais actif. Aussi avons-nous l’intention d’interroger la possibilité d’une confluence de discours esthétiques, critiques et théoriques qui nécessite un réexamen du statut du lecteur dans le roman. Mettant en dialogue l’œuvre chevillardienne et les théories de la réception de Hans-Robert Jauss, Wolfgang Iser, Umberto Eco et Stanley Fish, entre autres, nous repenserons les fondements conceptuels de ces dernières dans le contexte de l’extrême contemporain.

                                                                                                               

8 É. Chevillard, « Vous devriez raconter une histoire que tout le monde connaît déjà », entretien, s.p. 9 D. Viart et B. Vercier, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, p. 301.

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Pour ce faire, nous postulons un lecteur critique et protéiforme qui assume diverses postures abstraites et réelles au cours de sa lecture : le lecteur interpellé par l’auteur dans son œuvre exige une lecture active. Il s’agit moins d’un lecteur qui déchiffre l’intention de l’auteur qu’un lecteur préoccupé par le déchiffrage de son propre rôle. C’est dire que le lecteur doit s’interroger afin de reconnaître les limites interprétatives qu’il s’impose inutilement, sinon arbitrairement, lesquelles sont déterminées selon les multiples frontières jadis établies. Étant donné la malléabilité des procédés littéraires, le brouillage des descriptions des personnages, les détournements de la logique narrative, ainsi que les multiples couches du récit, le rôle du lecteur ne peut pas être statique. Il doit s’adapter à sa lecture en cours de route, non pas pour se repositionner par rapport à une mauvaise interprétation ou en fonction d’un narrateur qui l’a dupé, mais plutôt pour réfléchir à sa manière d’appréhender le texte.

La réévaluation du rôle du lecteur nous permet également de revisiter les schémas de la communication fictionnelle et les diverses perspectives théoriques qui en découlent. Notre analyse du corpus chevillardien pose les jalons d’une conceptualisation de multiples figures d’auteurs, de lecteurs et de personnages qui entrent en dialogue et abolissent toute forme de hiérarchisation entre elles. Or, ceci rappelle la double contrainte encore actuelle des théories de la réception. Largement développées pendant les années 1970, ces théories ont évacué l’auteur de son texte, ce qui devait laisser place à la liberté interprétative du lecteur. Pourtant, cela n’a pas donné les résultats escomptés. En effet, ces théories ne parviennent pas à se débarrasser de l’idée que la structure du texte s’impose au lecteur, le résultat étant que l’autorité de l’« auteur » est transformée en protocoles de lecture établis par le « texte ». Le triple retour du sujet, du réel et de

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l’histoire ne fournissant pas au lecteur de repères textuelles suffisamment stables, celui-ci se trouve obligé de réévaluer sa manière de s’engager dans le réel, de construire un rapport avec le texte et d’établir un dialogue avec l’auteur.

Bien que le retour de l’auteur soit central à notre analyse, celui-ci entraînant une ouverture inédite sur le rôle du lecteur, nous n’attarderons pas à la redéfinition détaillée de la démultiplication de ses fonctions ou de celles des autres figures narratologiques agissant sur le texte. Notons néanmoins que, plutôt que d’éliminer l’auteur réel et l’auteur abstrait, le narrateur et le narrataire, le roman de l’extrême contemporain se présente également comme lieu où il est possible d’inscrire une multiplicité d’auteurs et de narrateurs grâce à la réévaluation contemporaine de leur rôle. Cela dit, bien qu’important, un travail en profondeur sur le rôle de l’auteur réel et de l’auteur abstrait, d’une part, et, de l’autre, du narrateur, du narrataire et des personnages dépasserait le cadre de notre analyse.

Nous nous sommes par conséquent limitée à l’analyse de l’impact de ces figures sur la place occupée par le lecteur dans le roman et sur sa liberté interprétative, préférant examiner de près les rapports dialogiques qui se nouent entre les figures auctoriales, les personnages et le lecteur. En nous fondant sur le récit polyphonique et l’œuvre ouverte tels que définis, respectivement, par Bakhtine et Eco, nous proposons de mettre au jour les horizons d’attentes du lecteur, d’autant plus complexes, voire plus riches, que le roman chevillardien récuse l’homogénéisation au profit d’une hybridité interprétative. Le concept des communautés interprétatives élaboré par Stanley Fish pour rendre compte de l’appartenance du lecteur à plusieurs communautés à la fois, permettra de nous interroger sur son éventuelle contribution au renouvellement tant des théories de la réception

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d’inspiration structuraliste que de la théorie dont elles s’inspirent, à savoir la narratologie. Par ce biais, nous réexaminerons les enjeux soulevés par le schéma narratologique que l’esthétique du roman de l’extrême contemporain contribue moins à dissoudre qu’à ébranler pour mieux le compléter.

En vue de contextualiser le statut du lecteur et de proposer une redéfinition de son rôle en fonction du roman français de l’extrême contemporain, la présente étude est divisée en trois grandes parties. Dans le premier chapitre, nous définissons ce que nous entendons par « frontières », soit les limites textuelles, théoriques et critiques qui ont servi, à travers les siècles, à circonscrire le rôle du lecteur, y compris – quoiqu’en fonction de nouveaux paramètres qu’il importera de décrire – dans le cadre du retour du récit, du réel et du sujet opéré par le roman français depuis 1980. Cela permettra de retracer l’évolution de ce rôle depuis les premières définitions du roman implicites dans les avertissements au lecteur et la censure qui en a découlé. Car le récit à depuis longtemps reconnu la capacité interprétative du lecteur, d’où le désir de contrôler explicitement son rôle afin d’éviter des lectures qui, divergeant trop de celles proposées par l’auteur, risquaient en conséquence de corrompre son esprit. Au terme de cette mise au point historique, nous évoquerons le retour du récit qui se fait par le biais de la fragmentation, de l’intertextualité et d’un métadiscours centré sur le roman même.

Cet assouplissement des frontières textuelles nous amène ensuite à examiner certaines théories du roman afin de définir les frontières implicites qu’elles instaurent entre le réel et la fiction, le narrateur et le narrataire, l’auteur et le lecteur, les genres fictionnels et dénotatifs, lesquelles permettent, dès les années 1980, de les remettre en question. Aussi s’agira-t-il de redéfinir la réalité et la fiction en fonction du retour du réel

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dans le roman contemporain, ce qui fera ressortir les limites des définitions actuelles de l’« auteur abstrait » et du « lecteur abstrait », notions centrales aux théories de Wolfgang Iser et d’Umberto Eco, notamment, mais qui ne tiennent plus à la lumière de cette esthétique de l’extrême. De plus, nous analyserons les façons dont le retour du récit et du réel a été traduit dans le texte par un jeu ironique entre les formes dénotatives et fictionnelles : il s’agit de retours qui s’amusent à confondre les frontières traditionnellement admises entre les deux.

Finalement, après avoir déconstruit les structures hiérarchiques responsables des rapports binaires à la base de la narratologie, nous examinons de près les enjeux du retour du sujet et, en particulier, les multiples figures de l’auteur désormais inscrites dans le récit. Cette multiplicité présuppose celle de la notion d’« horizon d’attentes » avancée par Hans Robert Jauss, suggérant par là que le lecteur lui aussi est fragmenté et que les possibilités interprétatives sont multiples, notion qui sera explorée davantage à travers celles de « communautés interprétatives », de « dialogisme » et de « roman polyphonique ». Dans le cadre du retour du sujet, il importera de tenir également compte de la frontière critique, laquelle propose un métadiscours qui, remettant en question les frontières textuelles et théoriques déjà élaborées, correspond à l’un des grands axes du projet d’écriture d’Éric Chevillard, dont l’objectif consiste à remettre en cause l’autorité de la littérature par la présence exagérée de l’écrivain dans le récit. Il en résulte une revalorisation de l’interprétation et non le contraire. Autrement dit, l’esthétique d’Éric Chevillard sert de tremplin à une réévaluation des notions propres à la narratologie et aux théories de la réception, telles que la bipartition des figures agissant sur ou dans le texte ainsi que l’unidirectionnalité de la communication entre auteur et lecteur.

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Dans le deuxième chapitre, nous abordons plus précisément l’œuvre d’Éric Chevillard en vue d’analyser les manières dont celle-ci remet en question les frontières décrites dans le premier chapitre. En ouvrant de nouvelles possibilités linguistiques et esthétiques, l’humour et la violence de la langue et des thèmes agissent comme outils capables d’assouplir les conditions du processus créatif et de remettre en question les parti pris génériques du lecteur. Chevillard juxtapose constamment des termes contradictoires et crée des images impossibles. L’indécidabilité qui en découle porte à la confusion interprétative ainsi qu’à la confluence des voix narrative et auctoriale. En conséquence de la démultiplication des voix dès lors situées dans l’entre-deux des univers réel et fictif forgés par Chevillard, ses romans sont autant d’espaces hétérogènes et polyphoniques qui déplacent le lecteur en niant ses automatismes interprétatifs.

De plus, l’œuvre d'Éric Chevillard révèle non seulement la fréquence et la fonction des expérimentations esthétiques associées aux trois retours dans l’économie du texte, mais également leur visée critique. Il s’agit de repérer les entorses les plus évidentes aux règles conventionnelles du genre romanesque. Parmi les différents procédés auxquels il a recours, nous attirons l'attention sur l’exploitation des formes littéraires, notamment des figures de style telles que la parodie, le cliché et la digression, ainsi que sur la confluence de la fiction et de la critique au sein d’un même espace textuel. Ceci nous permettra de poser les jalons d’une théorie de la réception de l’extrême contemporain tout en approfondissant l’analyse de l’esthétique du roman contemporain français en général et de l’œuvre d’Éric Chevillard en particulier. Plus précisément, cet examen mènera à l’étude du métadiscours dans le récit considéré à la fois en termes de minimalisme et de maximalisme. Dans la mesure où le métadiscours porte sur la

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littérature elle-même, il met en évidence les conditions de possibilité d’un dialogue entre la réalité et la fiction, l'auteur-personne et le lecteur-personne, de même que les préoccupations théoriques que ce dialogue soulève, contribuant ainsi à définir le nouvel espace littéraire qui forme l’enjeu des expérimentations ludiques et critiques propres à l’extrême contemporain. Ce dialogue entre les figures narratologiques et la confluence de leurs rôles débouchent sur la question de la porosité des frontières du schéma narratologique et, partant, sur la possibilité d’envisager aussi bien des métalepses que des antimétalepses, telles que définies par Genette.

Avant d’aborder la figure du lecteur à proprement parlé, nous nous penchons dans la deuxième partie du chapitre sur le comportement des personnages à l’intérieur de leurs univers fictionnels, que nous délimitons en termes de géographie fictionnelle, de cadre formel et d’espace psychologique. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une redéfinition explicite du rôle du personnage, cette analyse succincte des entraves qui lui sont posées nous permettra d’élucider le traitement de la frontière textuelle dans l’œuvre d’Éric Chevillard et, ce faisant, de renforcer les notions esthétiques déjà élaborées.

La dernière partie du chapitre est consacrée à une description l’espace interprétatif, à savoir la manière dont le lecteur négocie les univers fictionnels des personnages, d’une part, et la façon dont il gère la confluence des discours et des métadiscours, d’autre part. L’appel à l’action lancé par les différentes figures du récit chevillardien crée un espace interprétatif propice à un échange libre entre le lecteur et les autres figures textuelles. Le retour de l’auteur dans un roman qui ne respecte plus les conventions du genre permet au lecteur de développer son esprit critique sans se laisser manipuler par l’autorité auctoriale ou textuelle. Nous analyserons la « mécanique d’interprétation » du lecteur en passant de

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la notion de « blancs textuels » de Wolfgang Iser à celles de « contexte » d’Umberto Eco et d’« indétermination » de Roman Ingarden. Ce faisant, il deviendra clair que les approches théoriques de la lecture et de l’interprétation actuellement à notre disposition ne tiennent plus à la lumière des multiples brouillages linguistiques, esthétiques, thématiques et critiques effectués par l’œuvre chevillardienne.

Enfin, l’espace interprétatif, constitué donc de la confluence des frontières textuelles, critiques et théoriques, est appréhendé à partir du concept des mondes possibles. Ces mondes postulent, à des degrés variés, la proximité entre le monde réel et le monde fictionnel, ce qui nous permettra de reconduire les notions génétiennes de la « métalepse » et de l’« antimétalepse », en vue de reconsidérer l’idée de la « vérité fictionnelle », désormais impossible, sinon grossièrement déformée. Le lecteur n’est désormais plus en mesure d’entrer naïvement dans la fiction, de suspendre sa crédulité et de s’immerger dans le monde prétendument homogène des personnages.

Dans le dernier chapitre, il s’agit de mettre l’accent sur l’individualisation des actes d’écriture et de lecture. Aussi les concepts évoqués seront-ils abordés dans une perspective dialogique où dominent l’hétérogénéité et l’incertitude interprétative. Cela dit, nous avançons qu’une telle perspective doit en outre rendre compte, dans le contexte contemporain, de la multiplicité d’horizons d’attentes propre à chaque lecteur. De la sorte, la manipulation de l’autorité qu'opère le roman français de l’extrême contemporain ne relève pas d’une dialectique, mais plutôt d’un rapport dialogique qui oblige à réévaluer l'importance de la pluralité des voix du lecteur et de l’auteur.

Dans un premier temps, il importera de faire le point sur le rôle du lecteur tel qu’explicité par Éric Chevillard dans ses romans ainsi que dans ses entretiens. Chevillard

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s’adresse parfois directement à son lecteur pour critiquer sa passivité et pour l’inviter à s’engager activement dans la fiction. Réitérées dans ses entretiens où il assume sa responsabilité en tant qu’écrivain, ces provocations lui servent à souligner le potentiel critique de la littérature et à évoquer le rôle du lecteur. Parfois cette réflexion sur le statut du lecteur est présentée de manière implicite dans ses ouvrages, sous-tendant plutôt le tissu thématique qui traite avant tout de l’écriture, de la littérature et de l’auteur.

Ceci conduira à une redéfinition du lecteur conçue dorénavant comme une figure à mi-chemin entre l’abstrait et le réel. Plus qu’un lecteur homogène, il est un lecteur critique, capable de dépasser tant les attentes de l’auteur projetées dans le texte que ses propres attentes ou préjugés réels, afin d’assumer une posture souple, protéiforme et critique. Le lecteur crée son expérience de lecture et d’interprétation à travers des choix qui ne sont pas prédéterminés par le texte ou par l’auteur et qui ne sont pas vérifiables à travers sa lecture.

Dans cette optique, nous proposons cinq postures du lecteur contemporain qui représentent les manières principales de s’engager dans l’œuvre d’Éric Chevillard. Ceci n’a pas pour but de réduire de nouveau le rôle du lecteur à une formule pour mieux le cerner, mais, au contraire, d’offrir divers cadres qui mettent l’accent sur l’aspect fuyant, chimérique et insaisissable de cette figure. Les lecteurs complices nous permettent de revoir les rapports possibles entre le lecteur, l’auteur et les personnages à la lumière du brouillage, de la confluence et de la redéfinition de leurs rôles. Par contre, la notion de lecteurs narcissiques exploite l’idée que le lecteur, bien qu’en dialogue avec les autres figures de la fiction, est également en mesure d’être égoïste, conscient de lui-même et autonome. Ce positionnement narcissique est une réponse à la posture également

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narcissique d’un auteur qui s’assume de nouveau dans son texte et qui fragmente les repères auxquels le lecteur s’était habitué au fil du temps. Le narcissisme de l’auteur incite le lecteur à afficher un esprit sceptique : il doute non seulement de l’authenticité de la voix auctoriale et de la fiction, mais il reconnaît l’impossibilité d’une seule interprétation. C’est ainsi que le lecteur devient paranoïaque et enfin schizophrène, puisqu’il ne sait plus à qui il peut se fier et qui tente plutôt de le manipuler. Cette paranoïa qui aboutit à la schizophrénie est devenue la seule manière d’aborder librement les possibilités ainsi que les impossibilités textuelles. Or, la schizophrénie sous-entend par ailleurs la possibilité d’assumer plusieurs postures à la fois, le lecteur n’étant pas contraint à un seul rôle, pas plus qu’il est limité par les postures présentées dans cette étude. L’attention accordée à la fragmentation et à la démultiplication du lecteur chevillardien non seulement achèvera notre remise en cause du paradigme structuraliste qui inspire les théories de la réception, elle complètera notre redéfinition du schéma narratologique, désormais assez malléable pour tenir compte du rôle chimérique de cette figure.

Le lecteur de l’extrême contemporain expérimente enfin avec une liberté qui, selon nous, n’a pas été conférée par la promesse de la mort de l’auteur. Notre étude a pour objectif de vérifier l’hypothèse que la seule manière de réaliser son potentiel interprétatif est à travers une remise en question des frontières qui le contraignent. Si, comme le soutient Éric Chevillard, nous pouvons jouer avec les frontières imposées au genre, afin de découvrir de nouvelles possibilités créatrices et interprétatives, il est toutefois impossible de nous en débarrasser totalement. C’est pourquoi nous estimons qu’il est impératif d’effectuer un retour aux théories de la réception d’inspiration

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structuraliste qui imposent également au texte des structures pour saisir le rôle du lecteur par rapport à l’auteur, aux personnages et au texte. Nous faisons par conséquent le pari que le dialogue que nous proposons de forger entre l’esthétique et la thématique de l’œuvre chevillardienne, d’une part, et les discours théoriques centrés sur le lecteur, d’autre part, permettra de repenser le statut du lecteur dans le roman de l’extrême contemporain, et ce à partir d’une réflexion théorique qui semble avoir été mise de côté à l’aube de la période postmoderne. De ce dialogue découleront un certain nombre de réorientations susceptibles d’esquisser les contours d’une réception littéraire hétérogène réalisée au cours d’une lecture individuelle et fragmentée par un lecteur qui assume plusieurs postures, lesquelles ont en commun la posture d’un lecteur critique. Dans ce sens, les frontières textuelles, critiques et théoriques qui cadrent le rôle du lecteur seront assouplies, sans pour autant être abolies, et la liberté du lecteur sera enfin reconnue.

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Chapitre I. Les frontières dans tous leurs états

La littérature, peu à peu persuadée qu’elle ne pouvait échapper à la clôture du langage, était ainsi à elle-même devenue son propre miroir, son terrain de prédilection et son chantier de fouilles. Dès lors, elle paraissait vouée à ne plus développer que des élaborations formelles, des jeux avec le langage et avec les structures10.

Introduction

Le triple retour du sujet, du réel et du récit contribue à regrouper un certain nombre de romans qui paraissent sur le marché littéraire en France depuis une trentaine d’années. Ce concept, proposé d’abord par Dominique Viart en 1999 pour tenir compte des tendances esthétiques du roman en France depuis la fin des années 197011, a conduit à des analyses thématiques comparatives portant sur le réengagement avec le monde pour souligner la disposition qu’ont les écrivains contemporains à se fixer sur le présent immédiat plutôt que sur une histoire lointaine; à approfondir la signification des discours marginaux au lieu de celle des grands axes idéologiques; à faire la mise au jour des nuances qui nous individualisent à la place des grands événements qui nous unissent. Le triple retour, non sans controverse, tente de répondre à la question que pose Viart : « Comment écrire en effet après Beckett, Blanchot, Pinget ou Des Forêts?12 » Autrement dit, comment écrire des romans ayant une pertinence immédiate et une accessibilité lectorale importante sans pour autant se cantonner à l’écriture froide des avant-gardistes ou retomber dans l’écriture normative des siècles antérieurs? Le retour du sujet, du réel et du récit est désormais inséparable de notre conception du genre depuis le Nouveau

                                                                                                               

10 D. Viart et B. Vercier, La littérature française au présent, p. 14.

11 Voir D. Viart, Le roman français au XXe siècle, Partie IV, ch. 10 en particulier : « Le retour au roman : le sujet, le réel, le récit », p. 149-177.

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Roman et sert à orienter la critique et la théorie dans les tendances multiples des écrivains du roman contemporain français.

Dans son article « Le récit postmoderne », Áron Kibédi-Varga relève le défi que pose la postmodernité à la littérature. Selon lui, la postmodernité est la période qui suit le Nouveau Roman et ses débuts sont marqués par les événements de Mai 6813. Les années 1970 témoignent d’un travail de déconstruction : « détruire en trichant, c’est non pas opposer B à A, mais plutôt montrer que A n’est pas tout à fait A et qu’il ressemble peut-être même à B14 ». C’est ainsi que les refus sont également considérés en termes de retours et que la « postmodernité se caractérise […] à la fois par ce qu’elle récuse dans le passé immédiat, dans la période qui la précède, et par ce qu’elle crée, par le sens (imprévu, original) des déplacements qu’elle provoque15 ». Le réinvestissement du sujet, du réel et du récit est une tentative de « nuancer les rapports possibles entre sujet et objet16 » en jouant sur leurs possibilités individuelles et leur proximité l’un à l’autre. La littérature qui s’inspire de la période postmoderne adopte deux formes : « celle de la réécriture et celle du déguisement17 ». Elle est caractérisée par l’idée que le futur n’est pas garanti en refusant le passé, mais plutôt en acceptant l’influence du passé sur le moment présent. C’est ainsi qu’une grande partie de la littérature contemporaine s’attache à réinvestir le roman d’une histoire et de personnages, mais le travail de l’auteur est en partie ironique et le message est forcément démultiplié. Il s’agit de réfléchir aux codes et aux attentes du genre pour critiquer autant que pour travailler avec les mécanismes textuels qui ont longtemps défini le roman. C’est une mise à mal des parti pris tant                                                                                                                

13 Voir Á. Kibédi-Varga, « Le récit postmoderne ». 14 Ibid., p. 9. Souligné dans l’original.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 10. Souligné dans l’original. 17Ibid., p. 17.

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traditionnels qu’avant-gardistes du genre à travers un jeu sur les frontières textuelles, critiques et théoriques qui définissent le roman.

Toutefois, si le « comment » et le « pourquoi » écrire depuis près de trois décennies ont été repensés par la critique et la théorie, elles semblent avoir tenu pour acquis que la réflexion critique qui porte sur le lecteur est invariable. C’est comme si la critique supposait que la réintégration du réel, du sujet et du récit dans le roman était réconfortante pour celui qui le lit. Pourtant, bien avant sa prétendue disparition provoquée par la modernité – et en particulier par le Nouveau Roman –, cette triple force lançait déjà un défi au lecteur, ou bien peut-être le lecteur défiait-il déjà le récit, le réel et le sujet. De nos jours, cette dynamique est le plus souvent envisagée en termes de contrôle sur le lecteur conçu comme passif, plutôt qu’en tant que reconnaissance du pouvoir inhérent à cette figure. Le potentiel du lecteur et la richesse des interprétations possibles ont fait en sorte que les discours critiques et théoriques, ainsi que le texte lui-même par le truchement de l’auteur, ont longtemps jugé nécessaire – directement ou non – de réduire le rôle du lecteur au mesurable, à la catégorisation et au saisissable. Un paradoxe est immédiatement apparent ou, du moins, une redondance sourd de cette dynamique, car les outils de recherche forgés pour appréhender le rôle complexe du lecteur sont précisément ceux qui nient son potentiel. L’histoire littéraire nous paraît dévoiler la quête futile qu’est cette tentation de libérer l’interprétation des contraintes qui lui sont imposées : le rapport de cause et de conséquence nous montre qu’en prononçant ou en pratiquant une certaine déviation de la norme, le lecteur jouit d’abord d’un degré de liberté lors de sa lecture, qui, par la suite, est toujours niée par le texte et les discours qui le prennent pour objet, afin de restreindre à nouveau son rôle.

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Or, loin de proposer un projet aussi ambitieux que la mise en place d’un nouveau paradigme par l’entremise duquel on comprendrait le rôle du lecteur, cette étude a pour point de départ les cadres textuel, théorique et critique qui ont façonné depuis des siècles le rapport entre le lecteur et la lecture. En fait, nous soutenons qu’un nouveau paradigme ne serait pas du tout avantageux, mais qu’une analyse de la façon dont le texte, la critique et la théorie engagent actuellement le sujet, le réel et le récit, qui insiste sur une évaluation de la disparité entre cet engagement et les contraintes qui pèsent traditionnellement sur le lecteur, nous permettra de révéler l’intérêt de réinvestir autrement ces mêmes discours théoriques et critiques.

Malgré le cloisonnement textuel et l’unidimensionnalité lectorale auxquels nous a habitués le genre romanesque et sur lesquels nous reviendrons, le lecteur de fiction est une figure polymorphe, à la fois un être réel, une présence textuelle, une entité théorique et un outil critique. Il est à considérer dans ses formes concrètes aussi bien qu’abstraites, et celles-ci sont prises en considération à travers les diverses nuances narratologiques et théoriques qu’elles sous-tendent. Par ailleurs, le lecteur doit s’adapter aux contextes changeants dans lesquels il se trouve et savoir quand exercer son individualité, quand assumer son appartenance à une communauté et quand se distancier de cette communauté ou encore de lui-même. Il est souvent appelé à négocier l’espace textuel avec l’auteur, à arbitrer entre la voix du narrateur et celle de l’auteur, à conjecturer sur la psychologie des personnages et à gérer les multiples interprétations qui émergent de sa lecture. Le lecteur est donc omniprésent. Outre le fait d’être fondamentale aux théories de la réception depuis les années 1970 ainsi qu’à la critique qui complète souvent ces théories, cette figure a été centrale à la définition même du roman. Dès le XVIIIe siècle, le lecteur est

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une préoccupation centrale des auteurs et mérite une surveillance accrue de la part des critiques. Cela semble évident, étant donné que tout livre est destiné à la lecture, et il s’ensuit que la conclusion logique est celle d’un lecteur reconnu pour sa capacité de rendre singulière chaque lecture et de faire valoir de diverses manières la créativité de l’auteur et de son texte. Néanmoins, comme le montre l’histoire littéraire, cette conclusion doit être nuancée, sinon entièrement dénoncée.

À ce sujet, les réflexions de Gustave Lanson du début du siècle dernier sont particulièrement pertinentes. En 1904, il posait déjà la question de comprendre les relations complexes entre littérature, société et enseignement afin de saisir l’impact du livre sur le lecteur :

Toute œuvre littéraire est un phénomène social. C’est un acte individuel, mais un acte social de l’individu. Le caractère essentiel, fondamental de l’œuvre littéraire, c’est d’être la communication d’un individu et d’un public. […] Je ne veux pas seulement dire que l’œuvre est un intermédiaire entre l’écrivain et le public; […] mais, et voilà ce qu’il importe de considérer, elle contient déjà le public18.

Selon Lanson, le lecteur est à comprendre en tant qu’individu et membre d’une communauté. Le rapport entre l’auteur et le lecteur, forgé à travers le texte, est une relation essentielle à la littérature et importante à maintenir afin d’éviter le cloisonnement textuel et théorique postulé plus tard, particulièrement par les courants théoriques d’inspiration structuraliste. Comme le résume Martine Jey, Lanson « fait de la communication d’un individu et d’un public le caractère fondamental de l’œuvre littéraire                                                                                                                

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et énonce ce que l’on mettra plus d’un demi-siècle à redécouvrir19. » Jey pense notamment aux théories de Hans Robert Jauss et de Wolfgang Iser, qui émergent à la fin des années 1960 afin de réaccorder une liberté interprétative au lecteur, mais qui, ce faisant, réduisent de manière erronée son rôle.

Lanson ajoute à son propos initial l’aspect nécessairement changeant de l’interprétation : « [c]haque génération se lit elle-même dans Descartes et dans Rousseau, se fait un Descartes et un Rousseau à son image et pour son besoin. Le livre, donc, est un phénomène social qui évolue20 ». Il insiste pourtant sur l’importance du contexte historique non pas pour figer l’interprétation, mais pour apprécier son évolution. Le rapport du texte à son passé assure un dynamisme présent et en garantit la survie. Quant au lecteur, grâce au rapport entre texte et contexte (historique, social, etc.), il est débarrassé de tout regard naïf sur le texte et invité à exercer une liberté interprétative ayant une pertinence actuelle. Or, les idées de Lanson sont fondées sur une mise en question de l’enseignement de l’histoire littéraire et son article peut se lire comme un appel à l’action afin de reconnaître dans la littérature non seulement son potentiel, mais surtout les relations inhérentes et fragiles entre l’auteur, le texte et le lecteur.

Pourtant, l’attention accordée par la critique au rôle du lecteur dans les romans du début de l’époque moderne n’entraîne pas une ouverture d’esprit envers le lecteur et ne débouche pas forcément sur une valorisation de sa liberté interprétative. En fait, comme nous allons le voir plus loin, plus on parle du lecteur et plus on tente de se l’approprier en tant que variable importante du texte, plus on construit des frontières textuelles,

                                                                                                               

19 M. Jey, « Gustave Lanson : de l’histoire littéraire à une histoire sociale de la littérature? », p. 17. 20 G. Lanson, « L’histoire littéraire et la sociologie », p. 631.

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théoriques et critiques qui empêchent son interaction avec le texte et gênent sa potentialité interprétative.

La théorie littéraire est coupable d’avoir instauré dans le texte des frontières conceptuelles afin de comprendre, voire de contrôler, le lecteur. Les théoriciens du courant structuraliste qui se penchent sur le rôle du lecteur et la réception d’une œuvre littéraire dans les années 1970 proposent que c’est par le truchement de leurs constructions que le lecteur se voit accorder un rôle essentiel ainsi que sa juste place dans la dynamique entre lui, le texte et l’auteur. Or, il va de soi que cette figure a existé bien avant leurs réflexions sur la réception et le texte a depuis longtemps manifesté des signes de préoccupation avec son rôle. Au-delà de vouloir comprendre le rôle du lecteur, ces théories tendent vers l’établissement d’un ordre, qui commence avec le texte même : il s’agit de resserrer leur emprise sur un genre – et par extension le lecteur – qui captive aisément le grand public grâce à son accessibilité, sa sensibilité et son divertissement. À son tour, la critique littéraire influe directement sur le maintien des frontières textuelles et renforce les frontières théoriques auxquelles nous faisons allusion. Elle a la capacité de traverser les frontières textuelles à partir d’une mise en contexte du récit et de proposer divers moyens d’aborder la lecture. Elle peut également augmenter ou compléter les approches théoriques en servant de point d’entrée à une discussion plus approfondie sur les acteurs dans un texte. Le plus souvent, cependant, elle finit par renforcer les frontières textuelles et théoriques préexistantes ou bien par en rajouter des nouvelles. Bref, la critique littéraire sert très souvent à généraliser les expériences de la lecture afin d’en regrouper le plus grand nombre pour commenter, disséquer ou analyser un texte. Qu’il soit saisi dans le cadre textuel, théorique ou critique, le lecteur est fréquemment conçu

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comme outil passif pour appuyer les réflexions dominantes sur le genre, c’est-à-dire pour faciliter la critique d’un ouvrage et non pour ériger le lecteur en tant que critique lui-même.

Nathalie Piégay-Gros, dans son introduction à Le lecteur – un survol pointu du rôle historique, théorique et narratif du lecteur – constate une transformation importante dans notre traitement du lecteur depuis le XVIIIe siècle, voire depuis la légitimation du genre romanesque. Elle précise que « [l]e livre est aujourd’hui considéré comme le produit du lecteur; mais la relation a souvent été comprise à l’inverse : le lecteur est le produit du livre21 ». Ce que souligne Piégay-Gros est certes une évolution qui ne devrait toutefois pas être formulée en termes positivistes, ce qui présuppose une amélioration des compétences du lecteur ou un progrès dans la compréhension de son rôle. Il s’agit plutôt d’une évolution au sens où la figure du lecteur est en mouvement et a assumé divers rôles à travers l’histoire du genre romanesque. Le décalage entre récepteur et lecteur-créateur est représentatif d’une évolution critique et théorique de la figure du lecteur et marque un parcours textuel digne d’intérêt quant à la manière dont il a contribué à façonner le lecteur contemporain, ses libertés et ses enjeux interprétatifs. La gamme lectorale tracée par sa transformation au fil du temps propose le point de départ et anticipe le point d’arrivée où dominent les hiérarchies, les frontières et les catégories textuelles, critiques et théoriques actuelles. Ces frontières représentent des critères, ou bien des cadres, qui régissent en grande partie le rapport changeant que le lecteur établit au récit, au réel et au sujet depuis des siècles. Autrement dit, ce sont les multiples cadres textuels, théoriques et critiques qui contraignent le lecteur, mais qui tentent de lui offrir aussi de nouvelles expériences de lecture et de nouvelles possibilités interprétatives. Il                                                                                                                

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demeure donc important d’esquisser un survol du rapport entre auteur, texte et lecteur à la lumière du triple retour annoncé par Viart, et ceci dans le contexte contemporain du développement des multiples constructions artificielles qui leur sont imposées.

Cette figure, d’abord ignorée par la théorie et la critique littéraires, ensuite valorisée par le biais de ces trois entités – le sujet, le réel et le récit –, pour finir par être tout simplement quantifiée, est au centre des débats et des analyses littéraires depuis les années 1980, ce qui semble tout à fait raisonnable puisque sans le lecteur, de toute évidence, il n’y aurait pas de lecture. Mais la lecture en soi n’a pas toujours été conçue sous cet angle d’intervention d’une figure réelle dans un texte interprété de plein gré par le concours de l’acte personnel d’une lecture. Au départ, le roman a été destiné à la compréhension plutôt qu’à l’interprétation en vue d’instruire le lecteur et de confirmer l’état des choses, au lieu de lui permettre de s’évader vers l’imaginaire et de défier la pensée. Évitant toute analyse anachronique, qui risquerait de considérer le rôle du lecteur en termes naïfs à une époque où le lecteur était effectivement sans repères devant un nouveau genre en voie de développement, nous tâcherons de retracer cette évolution du rôle de la figure du lecteur et du regard théorique et critique porté sur elle. Ce faisant, nous n’avons pas pour but de réduire le genre à une histoire linéaire qui nierait sa complexité et sa diversité, pas plus que nous désirons regrouper en une seule perspective tous les auteurs d’une époque. Néanmoins, en dépit des quelques romans et des quelques écrivains qui émergent à toute époque en marge de la tradition afin de mieux la saisir, les courants romanesques dominants à chaque période littéraire offrent eux aussi un terrain très riche à des perspectives historiques, politiques, sociologiques et philosophiques, parmi d’autres; de plus, ils occupent une position privilégiée pour contribuer aux discours

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dénotatifs dominants par l’entremise d’une ontologie fictionnelle. La critique est à saisir moins à travers l’histoire du genre romanesque qu’à travers sa capacité de transformer cette histoire. En se servant d’approches normatives, la critique qui, au demeurant, est capable de créer des ouvertures perceptives, contraint plutôt le genre afin d’avancer ses propres parti pris ou bien de se débarrasser des questions sans réponses nettes ou homogènes. En somme, c’est en soulignant les frontières textuelles, théoriques et critiques imposées au roman que nous développerons l’angle sous lequel nous examinons le plus souvent le rôle du lecteur, en vue de dessiner une image plus concrète des entraves à l’interprétation et, en fin de compte, des façons dont le roman français de l’extrême contemporain remet en question ces limites au profit de la liberté interprétative du lecteur.

1. Les frontières textuelles et le retour du récit

1.1. Quelques attitudes envers le roman moderne

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les contours du roman commencent à s’affermir et le genre qui se forme à côté de la poésie, des contes et de l’essai polarise les avis. Dans une perspective répandue de l’époque, le roman est tenu en faible estime. De la manière la plus inoffensive, il est considéré en tant qu’« agréable amusement des honnêtes paresseux22 ». Néanmoins, au début du XVIIIe siècle, Nicolas Lenglet du Fresnoy, historien et diplomate français qui s’intéressait particulièrement à la littérature et à la philosophie, admet d’ores et déjà, malgré ce point de vue négatif, que le roman est en voie de devenir le genre de prédilection. Son ouvrage, De l’usage des romans, où l’on fait voir leur utilité et leurs différents caractères (1735), est une défense du genre et une

                                                                                                               

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critique de ceux qui le jugeaient tout à fait mauvais. Sa position souligne ouvertement la polarisation des opinions autour des possibilités du genre. Il écrit dans son introduction qu’

[i]l est surprenant de voir avec quelle vivacité on s’est déchainé contre les Romans; il semble que la plûpart des hommes se soient entendus pour les décrier. Cependant ils n’en sont pas moins lûs, toutes ces déclamations leur servent de relief. Il faut qu’on y trouve bien de l’agrément, puisqu’on a fait tout ce qu’on a pû pour les interdire : car c’est un régal pour certains Bigots de proscrire tout ce qui peut satisfaire l’esprit et l’imagination; et c’est aussi le régal de la plupart des hommes de ne rien faire de tout ce que ceux-là prescrivent23.

Il se trouve dans ce passage une valorisation du genre due en partie à l’affirmation que le genre puise ses forces dans les milieux littéraire et artistique, mais aussi à l’enthousiasme qui découle du plaisir que le texte inspire. Toutefois, ce passage fait également allusion à l’attitude générale durant cette période, qui tend à juger le roman non seulement frivole, mais aussi dangereux. Dans ce même ouvrage, Lenglet du Fresnoy résume avec ironie l’attitude négative à l’endroit des romans :

Ce sont des abominations, écrites pour pervertir l’esprit, l’imagination et le cœur; pures calomnies; que l’esprit d’erreur a inventées pour séduire les ames simples, et pour aveugler de plus en plus ceux qui ne veulent pas suivre la voie droite24.

                                                                                                               

23 N. Lenglet du Fresnoy, De l’usage des romans, p. 2-3. 24 Ibid., p. 16-17.

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