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Le rôle du contexte social précoce pour le développement de l’enfant

C’est un truisme de dire que durant les premières années de vie de l’enfant, son contexte social, principalement constitué par les parents, a un rôle central dans son développement. En effet, dans le cadre théorique de la psychologie du développement et de la famille, les relations précoces sont vues comme les précurseurs du développement sain ou des éventuels troubles psychiques observés chez l’enfant (Bowlby, 1973;

Sameroff & Emde, 1992). Durant ses premières années de vie, l’enfant est incapable de satisfaire ses besoins physiques et de réguler ses émotions de manière autonome. Par conséquent, il est fortement dépendant de la présence et des soins du contexte social adulte qui l’entoure (Freud, 1949; Lorenz, 1970; Tinbergen, 1951). Du point de vue de la théorie évolutionniste, les comportements d’attachement que l’enfant manifeste à l’égard de ses pourvoyeurs de soin ont un rôle central. En effet, si d’une part, ils sont censés activer des comportements de soin chez les adultes qui lui assurent la survie, d’autre part, ils mettent en place le contexte social dans lequel l’enfant apprend comment son monde social agit à son égard et construit des attentes dans un but d’adaptation.

Dans ce cadre, les résultats de nombreuses recherches ont mis en évidence que l’attitude parentale de la mère caractérisée par la sensitivity2 est liée, par exemple, aux

2 La sensitivity, telle que Ainsworth l’a définie, fait référence à la sensibilité parentale face aux signaux et aux besoins de l’enfant et à la capacité d’y répondre de manière appropriée, prompte et cohérente (Ainsworth, Bell, & Stayton, 1971).

compétences sociales chez l’enfant, au développement d’un style d’attachement sécurisé, à l’auto-régulation des émotions et au succès à l’école (Sroufe, 1997).

Par ailleurs, plusieurs études ont montré que certaines caractéristiques de l’attitude parentale sur le plan comportemental, étudiées principalement chez les mères, sont associées aux troubles que l’enfant développe. Les comportements parentaux des mères caractérisés par l’hostilité et le rejet sont liés à des troubles externalisés, à la dépression, aux comportements délinquant chez l’enfant (Feldman & Weinberger, 1994). D’autres études montrent que le laxisme et la discipline rigide instaurés par les mères sont associés à des problèmes de conduite chez l’enfant (Feldman & Weinberger, 1994; Ge, Best, Conger, & Simons, 1996). Les parents qui violent les frontières générationnelles (boundary violation), phénomène connu comme inversion de rôle3, ont plus de probabilités d’avoir des enfants avec des troubles de déficit de l’attention (Carlson, Jacobvitz, & Sroufe, 1995).

Il est aussi intéressant de remarquer que des études cliniques ont montré que des interventions de psychothérapie ciblant des changements du comportement parental de la relation mère-enfant et des représentations maternelles se révèlent efficaces sur le plan de la réduction des troubles et des symptômes chez l’enfant (Erickson, Sroufe, &

Egeland, 1985; Fraiberg & Fraiberg, 1980; McDonough, 2004; Sroufe, 1997).

Dans le domaine de la psychologie qui étudie le rôle des attitudes parentales sur le développement de l’enfant, la théorie de l’attachement occupe une place centrale.

Bowlby (1973) propose que, durant ses premières années de vie, l’enfant développe des liens émotionnels privilégiés à l’égard de son entourage social proche qui prend soin de lui. Sroufe (1996) suggère que cette relation puisse être conçue comme un système centré sur et visant la régulation des émotions réciproques (surtout négatives) tant de l’enfant que du parent. Dans ce contexte, l’interaction entre l’enfant et le parent constitue une “organisation dyadique affective-comportementale” (Sander, 1975). Le lien d’attachement que l’enfant développe vis-à-vis du parent est qualifié sur la base des expériences quotidiennes que l’enfant expérimente lorsqu’il a la nécessité de satisfaire ses besoins et demande l’intervention du parent. Le type d’interactions qui s’établit au

3 L’inversion des rôles est une forme pathologique d’interaction parent-enfant, dans laquelle l’enfant adopte des comportements à l’égard du parent qui sont typiquement observables chez l’adulte, tels que prendre soin des besoins affectifs du parent (Main & Cassidy, 1988).

sein de cette dyade a un effet sur le sentiment de confiance que l’enfant développe à l’égard du parent, en fonction de sa présence et de sa disponibilité émotionnelle dans les moments de besoin (Biringen, 2000; Emde, 2000). Selon la théorie de l’attachement, le sentiment de confiance a un rôle central dans le développement social de l’enfant et sur sa personnalité (Ainsworth, Blehar, Waters, & Wall, 1978; Bowlby, 1973; Sroufe, Duggal, Weinfield, & Carlson, 2000). En effet, les résultats de recherches dans ce domaine montrent que les enfants attachés de manière sécurisée, à savoir ceux qui ont développé un sentiment de confiance à l’égard des parents, ont moins de probabilités de manifester des sentiments de peur (Bowlby, 1973; Stayton & Ainsworth, 1973) et de colère durant l’enfance et sont moins passifs et en retrait si on les compare aux enfants avec un attachement insécurisé (Kochanska, 2001; Lyons-Ruth, Alpern, & Repacholi, 1993; Renken, Egeland, Marvinney, Mangelsdorf, & Sroufe, 1989). En revanche, les enfants insécurisés montrent plus d’hostilité ; à l’école, ils ont la tendance à chercher des bouc-émissaires (Suess, Grossmann, & Soufre, 1992), sont moins compétents dans les tâches de collaboration avec les adultes (Matas, Arend, & Alan, 1978), et expriment également moins de comportements empathiques (Kestenbaum, Farber, & Sroufe, 1989).

Suivant une perspective évolutionniste, Bowlby (1982) propose que les attitudes et les comportements de la figure d’attachement soient organisés comme un système complémentaire et réciproque au système d’attachement de l’enfant. Bowlby l’a nommé système de soins parentaux (en anglais : caregiving system). L’originalité de la position théorique de Bowlby concerne l’aspect d’organisation interne de ce système de soins.

En effet, en opposition aux théories concernant le parentage qui ont une vision morcelée des comportements et des attitudes du parent (Bornstein, 2002), la perspective adoptée par la théorie de l’attachement est basée sur l’idée que le parentage constitue un système comportemental à part entière (Solomon & George, 1996). Cela implique que les comportements du parent à l’égard de l’enfant sont organisés et coordonnés d’un point de vue fonctionnel, qu’ils sont donc orientés vers un ou plusieurs buts (selon la théorie de l’attachement : la protection de l’enfant et son soutien émotionnel), et que le système est en partie régulé par des signes externes et internes à l’individu en relation avec les buts à atteindre (Hinde, 1982). De plus, le fonctionnement du système de soins parentaux est guidé par des modèles mentaux (Craik, 1943) que le parent se construit, et qui sont le reflet mental de la dynamique relationnelle réelle entre l’enfant et lui-même.

Dans ce sens, le parent, sur la base de l’expérience qu’il a vécue en interaction avec l’enfant, se construit un modèle mental des probables chaînes interactionnelles entre l’enfant et lui-même sous forme de représentation généralisée d’évènements (Main, Kaplan, & Cassidy, 1985; Nelson, 1999). Dans le langage de Bowlby (1973), l’organisation du système de soins parentaux est gérée par les Modèles Internes Opérants (MIOs), un système de représentations mentales généralisées que le parent se construit au sujet de l’enfant, du parent et de la relation entre le parent et l’enfant, incluant des composantes affectives et cognitives. Les MIOs du parent lui permettent de percevoir et d’interpréter les comportements de l’enfant en tant que signes de ses besoins internes et de guider ses comportements, orientés dans le but de prendre soin de l’enfant (Bowlby, 1973; Bretherton, 1985). Les MIOs du parent fonctionnent comme un système qui simule mentalement la façon dont l’interaction avec l’enfant va probablement se dérouler. Ceci permet donc au parent de prédire et d’anticiper le comportement de l’enfant et de s’y adapter de manière adéquate (Bowlby, 1988). Le système de soins parentaux guidé par les MIOs permet donc au parent de s’adapter aux besoins de l’enfant de manière flexible (sensitivity parentale, Ainsworth, Bell, &

Stayton, 1971), ce qui assure que la dyade interagisse en terme de partenariat orienté vers le but et maintienne l'homéostasie de la dyade même.

De la perspective de la théorie de l’attachement concernant le système de soins parentaux, les chercheurs ont réorienté leur intérêt vers l’examen des représentations que le parent a de la relation avec son enfant (Main et al., 1985). Les MIOs s’inscrivent comme un antécédent expliquant l’expression des comportements parentaux sensibles face aux besoins de l’enfant. Plusieurs chercheurs ont étudié les caractéristiques du fonctionnement des MIOs, qui peuvent avoir un impact sur ces comportements parentaux, grâce à l’analyse des représentations que le parent s’est construites de la relation avec l’enfant (Bretherton, Biringen, Ridgeway, Maslin, & Sherman, 1989;

George & Solomon, 1989; Zeanah, Benoit, Hirshberg, Barton, & Regan, 1995).

Une caractéristique propre aux MIOs parentaux émerge étant centrale sur le plan théorique et capable d’expliquer le lien entre les MIOs du parent et le style d’attachement de l’enfant. Elle fait référence à un aspect de la sensitivity parentale que Ainsworth a décrit comme étant la capacité parentale de “voir le monde du point de vue de l’enfant”. Cette caractéristique propre à la sensitivity parentale fera l’objet de ce travail. Dans les prochaines pages, nous allons en décrire son fonctionnement chez

l’être humain en général et l’inscrire dans le cadre particulier des relations familiales entre les parents et l’enfant.

2.2. La mentalisation parentale dans le cadre de la théorie de