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Chapitre 2 – Michel Leiris : À la poursuite du rêveur

4. Les récits de rêve postsurréalistes

4.1 Des rêves et des souvenirs

L’ajout de fragments vécus au recueil suppose également une modification de la conception du rêve chez Leiris qui le distingue encore une fois du surréalisme. L’objectif de Leiris est d’éclairer ses récits de rêve sous un nouveau jour et ainsi récupérer l’expérience poétique du rêve dans le moment de veille. Ainsi, il s’agit pour l’auteur de retrouver des moments de sa vie diurne où il se sent étranger face à lui-

même, c’est-à-dire où il ne se reconnaît pas dans certains souvenirs. Il peut ensuite, par l’écriture de ces moments, tenter de se retrouver et, comme nous l’avons dit, de réconcilier les deux sujets : le Je d’autrefois (dans le souvenir) et le Je actuel (le narrateur). Cette approche est donc très différente de celle de Breton qui, lui, tendait plutôt à créer le prolongement entre la nuit et le jour, les rêves et la réalité :

L’alternance de rêve et de vécu qui caractérise cette dernière édition [1961] ne correspond pas en effet (ou de moins pas prioritairement) au désir de mettre au jour le tissu capillaire qui assure l’interpénétration de l’activité de veille et de l’activité du sommeil [les Vases communicants, p. 161]. On n’y trouve pas la tension heuristique qui poussa Breton à mettre en branle le procès osmotique à travers lequel aurait dû converger en une seule réalité – la surréalité – les mondes distincts de la veille et du sommeil.49

On comprendra mieux ce qui sépare Leiris de Breton en regardant un exemple de fragment diurne, extrait de Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, où Leiris tente de réconcilier les deux sujets exposés50. Dans ce texte, l’auteur raconte un bombardement ayant eu lieu le 3 mars 1942 à Boulogne-Biliancourt, auquel il assista. Ce souvenir se situe dans une autre époque, celle de la guerre, où le contexte était bien différent et déjà on peut sentir une certaine distance s’installer entre le Je d’autrefois (celui de 1942) et le Je actuel (le narrateur). L’écart entre les deux sujets est surtout visible dans la description que fait le narrateur, d’un point de vue contemporain à l’écriture, des événements et personnes qui l’entouraient à cette époque. Il décrit entre autres le bombardement comme quelque chose de très beau et inoffensif et précise à quel point il était inconscient de la véritable situation :

49 Catherine Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, op. cit., p. 55. 50 Le fragment se trouve à l’annexe II (III, 1).

Spectacle fascinant du ciel illuminé par les fusées éclairantes. Novices, nous regardons cela comme un beau feu d’artifice et nous suivons sans en perdre une bouchée le carrousel des avions, pris tout d’abord pour la défense allemande, car nous ne savons pas que ce faux-jour de fin du monde autour de nous n’a pour but de détecter les attaquants mais de soustraire à leur nuit les objectifs à bombarder.51

Dans ce passage, le sujet actuel intervient dans le souvenir pour témoigner de son insouciance d’alors par l’utilisation de certaines formules de phrases (soulignées en italique) et de certains termes, dont celui de « novice ». La présence du sujet actuel se manifeste également par des commentaires entre tirets ou parenthèses que nous retrouvons plus loin dans le texte :

Il s’en faut d’assez loin pour que le calme soit complet, mais je m’astreins à lire – comme si de rien n’était – un roman de Robert-Louis Stevenson, dont la traduction française s’intitule Le Reflux.52

Des cris perçants nous arrivent, poussés par la jeune domestique (cette fille bête et inefficace mais pas vilaine qui quelque temps après partira de chez nous et dont, plus tard, nous saurons qu’elle s’est faite modèle nu ou quelque chose de ce genre dans une petite troupe de revue au seul usage de périphérie).53

Un peu avant minuit, l’alerte est terminée et nous quittons le refuge dans lequel ce n’était pas le froid (comme nous l’avions un moment pensé) mais la peur qui nous faisait frissonner.54

ou par d’autres types de formulation qui témoignent de la distance entre les deux sujets:

51 Michel Leiris, « 3 mars 1942 » dans Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Paris, Gallimard, 1961, p. 136.

52 Ibid., p. 137. 53 Ibid., p. 137. 54 Ibid., p. 137.

Au cours de la veillée dans la bibliothèque que chauffe un poêle et qui est pratiquement ce qu’on appellerait aujourd’hui notre « salle de séjour », alerte.55

[…] quant à la porte intérieure fermant l’entrée de la cave, plâtras tombés dans le couloir du premier. C’est seulement par la suite que nous verrons qu’une cloison s’est lézardée.56

Cette distance flagrante entre Je actuel et Je d’autrefois s’intensifie lorsque le narrateur fait la description des vêtements qu’il portait alors. Encore une fois, l’utilisation des parenthèses manifeste sa présence dans l’extrait suivant :

Chaussé de vieux souliers vernis (que j’ai pris l’habitude de mettre chaque soir en rentrant pour épargner mes autres souliers), vêtu d’un gros complet croisé marine (que je me suis commandé au « Petit Matelot » dès le début des mauvais jours), je me sens totalement saugrenu […]57

Ces commentaires prennent la valeur de justification lorsqu’on sait que Michel Leiris était un homme très distingué, dont l’apparence est toujours soignée, et qu’il se prêtait des allures de dandy. Le narrateur semble ici excuser sa pauvre apparence de l’époque par le rappel du contexte, celui de la guerre (« dès le début des mauvais jours ») et des sacrifices matériels auxquels on devait tous se plier (« pour épargner mes autres souliers »). Le narrateur ne se reconnaît tellement pas dans ce souvenir qu’il va même jusqu’à comparer cette situation à celle d’un rêve, où l’image qui est exposée de nous nous est souvent étrangère :

– corps étranger comme dans les rêves où la tenue nocturne du dormeur se trouve transposée en quelque mise incongrue – 58

55 Ibid., p. 136. 56 Ibid., p. 138. 57 Ibid., p. 138. 58 Ibid., p. 138.

En effet, dans le rêve on ne choisit jamais son apparence et nous n’en sommes pas toujours satisfaits, que ce soit au réveil ou pendant le rêve même. Dans notre exemple, même le sujet de 1942 (le Je d’autrefois) peine à se reconnaître dans ce corps et ce décor de destruction. Nous voyons ici une analogie entre le sentiment de malaise qu’éprouve le Je d’autrefois et d’autres émotions similaires ressenties pendant le rêve à cause de situations particulières (la nudité, par exemple). Dans le cas du rêve de Leiris, le malaise du Je d’autrefois est dû à son apparence et il lui est plus facile de s’identifier à un acteur de film américain qu’à lui-même :

[…] et je songe à un film américain qui, un certain temps avant la guerre, passa sur les écrans parisiens : l’on y voyait Clark Gable, en habit noir, errer dans les crevasses et les décombres lors du fameux tremblement de terre qui détruisit San Francisco.59

Le lien établi entre la représentation de soi dans le rêve (ou la fiction) et le souvenir est donc le parfait exemple pour illustrer la distance pouvant séparer deux sujets issus de deux temporalités narratives : le temps d’écriture (actuel) et le temps du rêve/souvenir (passé). Nous avons vu dans cette analyse que même dans les souvenirs vécus, il est possible de ressentir un certain sentiment d’étrangeté face à nous-mêmes en raison des actes commis ou de notre propre représentation. C’est pourquoi nous disons que la présence de fragments vécus dans le recueil Nuits sans nuit et quelques jours sans jour est très pertinente dans la quête poétique de l’auteur.

Évidemment, tout ceci implique un ajustement à la définition du rêve chez Leiris. On l’a dit, il est pour Leiris essentiellement poésie, mais il devient aussi synonyme de seconde vie qui prend sens également dans la vie diurne :

Le rêve n’est pas une évasion. Nos pensées de la nuit – jusqu’aux plus saugrenues – viennent du même creuset que nos pensées du jour. […] Le rêve n’est pas une révélation. Qu’un songe apporte au dormeur quelque clarté sur lui-même, ce n’est pas l’homme aux yeux clos qui fait la découverte mais l’homme aux yeux ouverts, assez lucide pour enchaîner des réflexions. […] Tel est (s’il en faut un) le mot clé de cette suite de récits, tantôt d’événements rêvés, tantôt d’événements réels qui semblent au narrateur avoir projeté par instants sur sa terne silhouette un même éclairage de seconde vie.60

Véritable hommage à Nerval, cette définition du rêve se distingue encore de celle de Breton puisqu’elle implique l’interdépendance du rêve et de la réalité – et non pas l’interpénétration – puisqu’ils sont essentiels l’un à l’autre. Et c’est également cette corrélation du jour et de la nuit qui sera une des causes de la réécriture du rêve chez Leiris.