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Le rêve selon Leiris : l’état de la question

Chapitre 2 – Michel Leiris : À la poursuite du rêveur

2. Le rêve selon Leiris : l’état de la question

Comme le montrent les études déjà publiées sur le sujet5, Leiris s’intéressait au rêve bien avant de faire partie du mouvement surréaliste. Le fait d’y adhérer ne lui aurait permis que de l’exploiter. Les critiques disent de lui qu’il est le « maître moderne du rêve6 » ou encore « l’un des scribes les plus attentifs de l’expérience onirique7 » justement parce qu’il a su respecter l’usage qu’en faisaient les surréalistes tout en lui attribuant des fonctions personnelles et particulières. Comme les surréalistes, Leiris s’est prêté à une notation assidue de ses rêves et leur a accordé une grande importance au sein de son œuvre. Cependant, l’intérêt dramatique que leur porte Leiris et la grande influence qu’exerce sur lui Gérard de Nerval le distinguent des autres membres. Alors que les surréalistes étudient le rêve pour approfondir leur connaissance de l’inconscient et que Breton n’accorde aucune faculté surnaturelle au rêve, Leiris a une approche ésotérique. Il croit que le rêve correspond à « une seconde vie8 » et revêt un caractère sacré, tout comme le disait Nerval. Son attirance pour les phénomènes occultes et la mort n’est pas étrangère à cette conception personnelle du rêve.

5 Dans cette partie, nous nous appuierons sur trois études en particulier : Sarane Alexandrian, « Les nuits et les jours de Leiris » dans le Surréalisme et le rêve, Paris, Gallimard, 1974, p. 346-366 ; Catherine Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, Paris, José Corti, 1994, 315 p. et Philippe Lejeune, Lire Leiris, Paris, Éditions Klincksieck, 1975, 190 p.

6 Sarane Alexandrian, le Surréalisme et le rêve, op. cit., p. 346. 7 Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves, op. cit., p. 35-36. 8 Première phrase du roman Aurélia de Gérard de Nerval.

À la différence des surréalistes, Leiris considère aussi le rêve comme un outil lui permettant d’approfondir sa connaissance de la vie et de lui-même. C’est en quelque sorte cette conception qui l’orientera plus tard vers une écriture autobiographique, où l’on est toujours à la recherche de soi-même et de la vérité. Les rêves deviennent alors des événements aussi éloquents et révélateurs sur sa propre nature que les événements diurnes. En réalité, Leiris n’étudie pas le rêve à proprement parler, il l’utilise dans toutes les sphères de sa vie, même dans la rédaction d’articles ethnographiques. Pour Leiris, « le rêve est l’acte fondamental d’une gnoséologie intime, le moyen d’une connaissance intrinsèque de soi-même et de l’univers9 ».

Au niveau de l’écriture onirique, Leiris se situe également en marge de la technique de Breton même si ce dernier constitue une source de référence inépuisable pour lui. Voyons d’abord par quels moyens Leiris parvient à revendiquer en quelque sorte son propre genre. Il utilise des techniques de composition qui ne correspondent pas à celles employées par Breton. Au lieu d’adopter la méthode d’écriture rapide et directe de ce dernier, Leiris s’adonne à une reconstitution méticuleuse des événements et s’impose une précision désarmante. Ses récits de rêve sont soumis à un examen très sévère et n’ont rien à voir avec le caractère de notation que leur donne Breton et dont le but n’est que de restituer le contenu. Comme dit Alexandrian :

La manière dont Leiris a fait ses propres procès-verbaux diffère de la manière directe de Breton […]. Il procède à une reconstitution comme dans une affaire criminelle.10

Leiris est obsédé par la recherche du style et de la poésie. En réalité, ce n’est pas tant l’appareil psychique qui l’intéresse dans le rêve, que tout ce qui concerne les émotions et la pratique du langage. Sa quête poétique l’amène entre autres à ne pas noter ses rêves dès son réveil. Il va plutôt les soumettre à plusieurs comptes rendus au cours de la journée, multipliant les versions avant de s’arrêter à une en particulier, ce qui lui donne l’occasion de considérer le rêve sous toutes ses facettes. Les rêves de Leiris sont donc pourvus d’un « souci compositionnel11 » et se différencient des « matériaux bruts (ou qui se veulent comme tels)12 » de ses camarades.

Pendant son appartenance au surréalisme, Leiris éprouve envers ses rêves ce que Lejeune appelle un désir de fixation13, c’est-à-dire que sa démarche vise à les conserver en vue de les utiliser plus tard (comme dans Nuits sans nuit). En notant scrupuleusement ses rêves et en se les remémorant avant de les écrire, il fait un travail de sélection. Leiris choisit ce qu’il note et on verra lors des analyses qu’il n’hésite pas à élaguer des parties dans le rêve qui lui semblent moins pertinentes. La notation quotidienne des rêves a uniquement comme fonction la stylisation, contrairement à Breton qui cherche à les interpréter dans les Vases communicants. Même si Leiris

10 Sarane Alexandrian, le Surréalisme et le rêve, op .cit., p. 348.

11 Catherine Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, op. cit., p. 29. 12 Ibid., p. 29.

était en mesure d’analyser ses rêves, il tenait avant tout à les présenter comme des poèmes :

Il connaît, d’autre part, parfaitement la psychanalyse; il connaît sa mythologie, ses ruses, son interminable curiosité; mieux que tout autre, il pourrait donc défaire ses rêves et les lire comme des documents. C’est ce que précisément il s’interdit, et s’il les publie, ce n’est pas davantage pour nous laisser le plaisir de les déchiffrer, mais pour que nous fassions preuve de la même discrétion, les accueillant tels qu’ils sont, dans la lumière qui leur est propre et apprenant à ressaisir en eux les traces d’une affirmation littéraire, mais non pas psychanalytique ou autobiographique. Ce furent des rêves; ce sont des signes de poésie.14

Effectivement, la quête autobiographique viendra plus tard et la fonction des rêves se modifiera pour servir d’autres fins. Mais, ce qui nous importe, c’est que le rêve était pour Leiris irréfutablement lié à l’acte poétique et « essentiellement poésie15 ».