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Des rêves en marge du surréalisme

Chapitre 2 – Michel Leiris : À la poursuite du rêveur

3. Les récits de rêve surréalistes

3.1 Des rêves en marge du surréalisme

Les récits de rêve de Leiris se distinguent des rêves de Breton de plusieurs façons. Tout d’abord, on note quelques différences au niveau de leur présentation textuelle et de leur organisation. Les rêves du Journal sont tous datés et cette

16 « Jeudi 12 avril 1923 » dans Journal 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Paris, Gallimard, c1994, p. 32-33.

17 « Samedi 23 août 1924» dans Journal 1922-1989, op. cit., p. 60. 18 « Vendredi 16 mars 1923 » dans Journal 1922-1989, op. cit., p. 32. 19 Ibid., p. 32.

caractéristique propre au journal intime sera présente également dans le recueil Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, le journal de voyage, l’Afrique fantôme, et dans le premier essai autobiographique de l’auteur, l’Âge d’homme. La constance de la datation, surtout dans le recueil Nuits sans nuit et quelques jours sans jour a pour principal effet de créer une illusion de continuité narrative entre les rêves. On verra lors des analyses des rêves de Nuits sans nuit que, même si Breton avait émis l’hypothèse que les rêves étaient des suites de la nuit précédente, l’objectif de Leiris n’était pas de créer un effet de continuité.

On remarque aussi que la formule introductrice au rêve des années 1923-1924 se modifie pour une formulation plus courte (« Rêve : ») changeant d’une certaine façon sa valeur. Le rêve n’est désormais plus quelque chose que l’on raconte au passé, mais un événement qu’on se doit de décrire et de rapporter le plus fidèlement possible en n’omettant aucun détail. L’utilisation des deux points n’est donc pas arbitraire puisqu’elle accentue cet aspect descriptif. Cette tendance à présenter le rêve comme une définition sera abandonnée plus tard et semble n’avoir servi que dans le Journal.

Par ailleurs, ce qui retient davantage notre attention pour leur caractère particulier, ce sont les rêves de la Révolution surréaliste. Ceci est d’autant plus étonnant puisque Leiris est l’auteur ayant le plus contribué à la section « Rêves » du périodique pour un total de onze récits de rêve à l’intérieur de quatre numéros. On se serait attendu à ce que les ressemblances entre les récits de rêve de Leiris et de Breton soient assez nombreuses, mais Leiris présente des rêves au caractère unique. Nous

verrons grâce aux observations suivantes que la différence principale de ces rêves repose sur l’aspect narratif.

Tout d’abord, dès sa première contribution au deuxième numéro de la revue, Leiris présente un rêve, intitulé « le Pays de mes rêves », qu’on ne peut même pas qualifier de récit21. Il dira plus tard qu’il ne s’agit pas d’un récit de rêve, « mais [d’] une description de l’atmosphère de mes rêves de cette époque22 ». En effet, ce texte au contenu très poétique ne possède presque pas de caractéristique propre au récit de rêve. Tout d’abord sa longueur, car les récits de rêve ne sont jamais aussi longs pour les raisons expliquées au chapitre précédent. Ensuite, on ne retrouve rien du caractère incohérent propre au rêve dans ce texte où les six parties semblent se suivre selon une continuité non pas narrative, mais poétique. C’est-à-dire que l’aspect continu du rêve ne provient pas de la cohérence issue de la suite des événements de l’histoire, mais plutôt de la portée poétique qui les articule. Car c’est davantage à une quête poétique que l’on assiste, ce qui est thématisé entre autres dans la dernière partie par le jeu avec les mots et l’impression que ceux-ci possèdent une matérialité :

Des galets couverts de mots – mots eux-mêmes bousculés, délavés et polis, – s’incrustent dans le sable parmi les rameaux et coquilles d’algues, lorsque toute vie terrestre se rétracte et se cache dans son domicile obscur : les orifices des minéraux.

Ce rêve présente également une autre caractéristique qui le distingue des récits surréalistes : le titre. Il s’agit en effet du seul rêve de la Révolution surréaliste qui porte un intitulé, « Le Pays de mes rêves », et, malheureusement, il nous a été

21 Ce rêve est présenté à l’annexe II (II, 1).

impossible de trouver la raison pour laquelle Leiris a choisi d’intituler son rêve et pourquoi il n’a pas réitéré l’expérience.

On note également dans quelques rêves du numéro 4 du périodique un facteur encore une fois très étonnant : l’absence totale d’événements. Un problème se pose donc ici à savoir comment reconnaître l’authenticité du récit si celui-ci ne possède pas d’événements qui permettent de faire progresser l’histoire d’une situation de départ vers une situation finale23. Prenons comme exemple le rêve suivant :

J’imagine la rotation de la terre dans l’espace, non d’une façon abstraite et schématique, l’axe des pôles et l’Équateur rendus tangibles, mais dans sa réalité. Rugosité de la terre.24

Il serait très difficile de présenter un découpage événementiel de ce rêve, car, tout au plus, nous n’y retrouvons qu’un seul événement qui se résume comme suit : Leiris fait une réflexion sur la rotation de la terre. En effet, rien n’indique dans ce rêve qu’il s’agit d’un récit puisque, comme dans le cas précédent, nous avons plus l’impression de lire une réflexion sur le rêve (ou dans ce cas-ci, sur un rêve en particulier) qu’un récit25. Et tout ceci ne dépend nullement de la longueur du rêve, car si nous prenons l’exemple d’un autre rêve de Leiris encore plus court, nous y retrouvons tout de même un minimum de deux événements :

Dialogue entre André Breton et Robert Desnos : A.B. à R.D. – la tradition sismotérique…

23 Nous mentionnons ici situation finale en référence au schéma narratif dans le chapitre 1. Même si nous avons expliqué qu’il ne s’agissait pas réellement d’une situation finale selon les lois narratives du récit, nous nous permettons de l’indiquer à ce stade-ci de la recherche comme tel dans le but d’éviter toute forme de malentendu ou d’imprécision dans l’articulation du présent propos.

24 « Rêve » dans la Révolution surréaliste, no 4, 1925, p. 7.

R.D. (se transforme en piles d’assiettes).26

Dans ce rêve, le découpage événementiel se présente comme suit : 1 Conversation

1 Breton s’adresse à Desnos et mentionne la tradition sismotérique. 2 Métamorphose de Desnos

1 Desnos se transforme soudainement en piles d’assiettes.

Malgré le contenu très laconique, il est donc possible d’affirmer qu’il s’agit bien d’un récit puisqu’on remarque une progression de l’histoire. L’exemple de ce récit de rêve montre que ce ne sont pas tous les rêves de Leiris, publiés dans la Révolution surréaliste, qui présentent un caractère unique. Certains respectent les lois narratives du récit (comme le rêve ci-dessus) et se rapprochent du récit de rêve pratiqué par Breton. Cependant, nous avons vu aussi que les rêves de Leiris ne sont pas que des récits, mais également des réflexions et des observations sur le rêve.