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Chapitre 5: Discussion générale

5.1 Résumé et intégration des résultats

La première étude, présentée au chapitre 2 de la thèse, visait à explorer la trajectoire développementale normale de la cognition sociale de l’adolescence à l’âge adulte. Des adolescents âgés entre 12 et 17 ans ont été comparés à des jeunes adultes de 18 à 21 ans de même qu’à des adultes de 22 à 30 ans, un devis permettant de bien cibler jusqu’où le développement se poursuit. Une évaluation exhaustive de la cognition sociale a été effectuée en utilisant une batterie de tests développée au laboratoire (Achim et al., 2012), incluant des mesures de reconnaissance d’émotions, de connaissances sociales, de mentalisation, de même qu’un questionnaire d’empathie (IRI). Au moment d’élaborer la thèse, aucune étude n’avait investigué autant de composantes au sein d’un même échantillon, la plupart s’étant concentrées sur la pragmatique ou la mentalisation. Les résultats ont montré un score significativement plus faible au test de reconnaissance d’émotions et à la sous-échelle Prise de perspective de l’IRI chez les adolescents par rapport aux deux autres groupes, alors que les habiletés de mentalisation, les connaissances sociales et les scores aux autres sous- échelles de l’IRI ne différaient pas entre les trois groupes. Cette étude suggère d’abord que la perception d’émotions, ici mesurée via des expressions faciales émotionnelles, n’est peut- être pas encore à pleine maturité à l’adolescence. Une hypothèse avancée est celle du développement cérébral des structures qui sous-tendent cette fonction, comme le sulcus temporal supérieur postérieur, qui se poursuivrait à l’adolescence (Gogtay & Giedd, 2004) et qui aurait ainsi un impact au plan comportemental. De plus, puisque les visages utilisés dans la tâche étaient ceux d’adultes, une hypothèse alternative est celle d’un biais perceptif dû à l’âge ayant possiblement nui au processus de reconnaissance chez les adolescents. En effet,

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il a été démontré que l’identification d’une expression faciale émotionnelle est meilleure et l’attention portée à celle-ci est plus grande lorsque le sujet observé fait partie de notre groupe d’âge (Ebner, He, & Johnson, 2011; Wood, Rychlowska, Korb, & Niedenthal, 2016). Les résultats de Ardizzi et al. (2014) auprès d’adolescents de 15 à 19 ans ont notamment montré, via une mesure d’électromyographie, une plus grande imitation faciale lors de l’observation de stimuli associés à leur propre groupe d’âge en comparaison à des stimuli adultes, appuyant l’hypothèse d’un biais perceptif lié à l’âge. Quant au résultat à la sous-échelle Prise de perspective de l’IRI, auto-rapportée par les sujets, la différence peut d’abord être interprétée comme reflétant une plus faible capacité des adolescents à se mettre à la place des autres pour comprendre leurs points de vue et leurs sentiments. Ce résultat peut aussi être interprété en parallèle avec les capacités de mentalisation qui, paradoxalement, se sont avérées équivalentes entre les groupes. La prise de perspective mesurée par l’IRI réfère à la composante cognitive de l’empathie, qui implique dans une certaine mesure un processus de mentalisation (Shamay-Tsoory, 2011); ce sont donc deux processus similaires, sous-tendus par les mêmes régions cérébrales, mais qui ont été mesurés différemment. Ainsi, cette première étude suggère que les adolescents ont des capacités de prise de perspective similaires à celles des adultes lorsque mesurées directement, alors qu’ils rapportent une plus faible tendance à prendre la perspective des autres dans la vie de tous les jours.

La seconde étude, présentée au chapitre 3, a permis d’observer les impacts d’une atteinte cérébrale sur le développement normal de la cognition sociale en comparant le groupe d’adolescents de la première étude à un groupe d’adolescents ayant subi un TCC modéré ou sévère, sur le même protocole de cognition sociale. Cette étude permettait donc, une fois le fonctionnement normal mieux compris, de voir quelles fonctions cognitives sociales sont plus ou moins compromises par une atteinte cérébrale sur un cerveau encore en développement. Les résultats ont révélé un score plus faible à la sous-échelle Prise de perspective de l’IRI et au test de mentalisation chez les adolescents ayant subi un TCC par rapport aux adolescents ayant un développement typique, alors que les performances aux tests de reconnaissance d’émotions et de connaissances sociales étaient similaires, de même que pour les autres sous-échelles de l’IRI. Après un contrôle statistique de diverses variables non-sociales incluant le fonctionnement intellectuel, la scolarité des parents et la mémoire de

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travail, la différence à la sous-échelle Prise de perspective est demeurée significative, alors que la différence au test de mentalisation ne l’était plus (p = .06). L’étude a donc pu démontrer, dans un premier temps, une tendance plus faible chez les victimes de TCC à prendre la perspective des autres dans leur vie de tous les jours par rapport aux jeunes de leur âge, un effet qui ne s’explique pas par des déficits de nature non-sociale. Ce résultat peut constituer une piste d’explication intéressante pour les difficultés sociales fréquemment rapportées chez cette population, telles des conflits avec les pairs, une perturbation des relations amoureuses, des comportements antisociaux, une réduction marquée du réseau social et une diminution de la participation sociale (Bedell & Dumas, 2004; Cattelani, Lombardi, Brianti, & Mazzucchi, 1998; Ilie et al., 2014; Muscara, Catroppa, Eren, & Anderson, 2009). Cette plus faible propension à prendre la perspective des autres pourrait partiellement s’expliquer par un déficit primaire de mentalisation chez cette population, tel qu’observé par la différence de performance entre les groupes à la tâche de mentalisation. Bien que l’effet sur cette tâche ne franchissait plus le seuil après le contrôle statistique, l’article amène différents arguments en faveur d’un déficit isolé de mentalisation. Bien entendu, la contribution de la mémoire de travail est également discutée, considérant que la tâche de mentalisation consiste en de relativement longues histoires susceptibles de recruter cette fonction cognitive, également atteinte chez les victimes de TCC.

À ce point-ci, une intégration des deux premières études de la thèse nous permet d’approfondir l’interprétation des données. D’abord, on constate que la capacité à reconnaître les émotions à partir d’expressions faciales est altérée chez les adolescents sains (i.e., ayant un développement typique) en comparaison aux adultes, mais ne diffère pas entre les adolescents sains et ceux ayant subi un TCC. Si l’altération de cette fonction chez les adolescents sains s’expliquait bel et bien par un effet du développement cérébral structurel sous-jacent, il serait attendu que l’impact d’un TCC sur une fonction encore en développement, et donc vulnérable, soit encore plus grand (Anderson, Catroppa, Morse, Haritou, & Rosenfeld, 2005; Taylor & Alden, 1997). Le fait que la performance soit similaire entre les deux groupes d’adolescents pourrait donc suggérer que l’atteinte observée dans l’étude 1 s’explique plutôt par des facteurs autres, propres aux adolescents. Les résultats pourraient par exemple davantage appuyer l’hypothèse d’un biais perceptif pour la

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reconnaissance d’émotions sur des visages du même groupe d’âge, qui aurait dans ce cas-ci désavantagé les adolescents puisque les stimuli étaient des visages adultes. Par ailleurs, certains auteurs proposent que la reconnaissance d’émotions pourrait être perturbée par la poussée hormonale liée à la puberté, un facteur qui est commun chez nos deux groupes d’adolescents mais qui est absent chez les adultes (Scherf et al., 2012). En effet, plusieurs études ont trouvé des associations entre la performance de reconnaissance et la puberté (Lawrence et al., 2015; McGivern et al., 2002), qui pourraient s’expliquer par l’effet des hormones stéroidiennes sur l’organisation cérébrale structurelle et fonctionnelle de certaines régions impliquées dans la cognition sociale (Forbes & Dahl, 2010; Wahlstrom et al., 2010). Une mesure directe de la puberté dans ces deux premières études aurait permis de vérifier cette hypothèse.

Quant à la tâche de mentalisation, le fait que cette capacité apparaisse préservée chez les adolescents sains (i.e., performance équivalente à celle des adultes) mais affectée par le TCC laisse supposer un effet propre à l’atteinte cérébrale. Cette fonction serait donc pleinement développée à l’adolescence mais le TCC, associé à des lésions à prédominance frontales pour l’échantillon de l’étude, aurait engendré une atteinte primaire aux structures cérébrales qui sous-tendent le processus d’attribution d’états mentaux. La différence de performance peut aussi s’expliquer par une atteinte des autres fonctions cognitives chez les victimes de TCC, telle la mémoire de travail, qui est corrélée à la performance au test de mentalisation chez les deux groupes. Enfin, il est également intéressant de mettre en parallèle les résultats à la sous-échelle Prise de perspective de l’IRI. L’étude 1 nous indique que la propension à se mettre dans la perspective d’autrui est affectée à l’adolescence, et l’étude 2 nous montre que cette prise de perspective est encore plus faible suite à un TCC, possiblement dû à un effet de double vulnérabilité (i.e., lésion cérébrale et âge). L’interprétation du résultat à cette sous-échelle est limitée par le fait que le construit qu’elle mesure est difficile à préciser. Tel que discuté plus haut, cette sous-échelle fait référence à la composante cognitive de l’empathie, qui est fortement reliée au processus de mentalisation. Toutefois, les questions de cette sous-échelle ne ciblent pas directement l’habileté à prendre la perspective mais plutôt la tendance à le faire dans les situations de la vie quotidienne, par exemple lors de conflits avec les pairs (p.ex., « J’essaie parfois de comprendre mes amis en

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imaginant comment ils voient les choses »). Ainsi, une façon d’éclaircir les résultats obtenus à cette sous-échelle dans les deux premières études est d’aller mesurer ce processus dans un paradigme plus écologique, s’approchant davantage de situations sociales réelles.

L’étude 3 de la thèse, présentée au chapitre 4, visait justement à évaluer la réaction empathique des adolescents dans un paradigme simulant une interaction sociale réelle via un jeu informatisé. En utilisant l’IRMf, nous avons mesuré la réponse cérébrale de 20 adolescents et 20 adultes lors de l’observation de l’exclusion sociale d’un pair par d’autres joueurs, que les participants croyaient réels et connectés en ligne. Au-delà de la réponse empathique, l’étude s’intéressait aussi à voir jusqu’à quel point l’observation d’exclusion engendrerait une motivation altruiste et un comportement prosocial envers la victime, de même que les substrats neuronaux sous-tendant cette motivation. Dans la deuxième partie de la tâche, les participants avaient donc l’occasion de prendre part au jeu et d’inclure la victime ayant été rejetée précédemment. Les résultats ont montré une activation significativement plus grande du gyrus frontal inférieur chez les adultes lors de l’observation, pouvant entre autres suggérer une plus grande réponse affective face à l’exclusion, tel qu’observé dans certaines études (Lamm et al., 2011; Shamay-Tsoory et al., 2009). De façon intéressante, l’activation de l’amygdale et de l’insula antérieure était positivement corrélée au comportement d’aide subséquent chez les adultes, appuyant un lien entre la résonance affective et l’altruisme. Lors de la participation à la tâche, les adolescents ont démontré un comportement significativement moins prosocial que les adultes, sous-tendu par une activation plus faible de régions associées à la mentalisation et la prise de perspective, notamment la jonction temporo-pariétale droite et le cortex préfrontal médian. Les adolescents ayant démontré plus d’activation dans ces régions, toutefois, étaient ceux ayant ressenti le plus d’empathie lors de l’observation d’exclusion. Les données montraient également un lien entre l’activation de ces régions et le comportement d’aide. Ainsi, l’étude suggère de façon générale que dans une situation sociale qui peut grandement s’apparenter à la vie quotidienne où d’autres pairs sont présents, les adolescents ont une réponse empathique moins forte et semblent moins portés à prendre la perspective d’un pair en détresse, ce qui conséquemment réduit leur motivation à vouloir diminuer cette détresse. Il est intéressant de constater que ce nouvel échantillon d’adolescents présentait encore une fois des habiletés de

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mentalisation similaires aux adultes lorsque mesurées directement, et rapportaient une plus faible tendance à prendre la perspective d’autrui dans la vie de tous les jours selon la sous- échelle de l’IRI, reproduisant ainsi les résultats de la première étude de la thèse.

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