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Une faible capacité ou une faible propension à être empathique?

Chapitre 5: Discussion générale

5.2 Contributions de la thèse

5.2.3 Une faible capacité ou une faible propension à être empathique?

L’idée d’une distinction entre la propension et la capacité à être empathique provient entre autres de Keysers et Gazzola (2014) qui, en s’appuyant sur les données issues de troubles psychiatriques comme la psychopathie et l’autisme, proposent que certains individus seraient simplement moins susceptibles d’être empathiques à la détresse des autres dans certaines situations. Cela sous-entend que, dans des contextes favorables, leur habileté réelle pourrait être plus grande qu’on ne le croit. Ils argumentent que l’empathie n’est pas un phénomène complètement automatique et que des facteurs comme l’attention portée aux stimuli de l’environnement et la motivation à être empathique pourraient moduler la réponse affective envers l’autre. La modulation de l’empathie selon divers facteurs, incluant les caractéristiques de l’observateur et sa relation avec l’objet d’empathie, a été intégrée dans plusieurs modèles théoriques existants et discutée dans divers articles théoriques (Coll, Grégoire, Latimer, Eugène, & Jackson, 2011; Decety & Lamm, 2006; Engen & Singer, 2013; Jamil Zaki, 2014). Aucun de ces articles ne soulève l’idée de l’âge comme facteur modulateur de l’empathie, mais les travaux sur le développement de l’empathie à l’adolescence sont très peu nombreux. Cependant, plusieurs des études ayant démontré un développement de la mentalisation de l’adolescence à l’âge adulte ont soulevé comme hypothèse alternative cette idée semblable d’une plus faible tendance à prendre la perspective de l’autre, plutôt qu’une incapacité à le faire. Dans leur discussion, Dumontheil et al. (2010) proposent que leurs données pourraient refléter non pas une augmentation de l’efficience des processus de prise de perspective à l’adolescence, mais bien une augmentation de la propension à prendre la perspective d’autrui dans la vie de tous les jours. Les auteurs élaborent deux hypothèses pour appuyer cette idée, soit une augmentation de la motivation à prendre la perspective des autres, ou une plus grande automatisation et une meilleure intégration des processus de mentalisation au sein des systèmes de contrôle cognitif. Dans leur étude sur la prise de perspective affective à l’adolescence, dans laquelle les sujets devaient inférer des émotions à des personnages après avoir lu une courte mise en contexte, Choudhury, Blakemore, et Charman (2006) ont également discuté de la possibilité d’une prise de perspective moins systématique chez les adolescents, tout comme d’autres travaux semblables (Symeonidou et al., 2015; van den Bos,

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van Dijk, Westenberg, Rombouts, & Crone, 2011). Ainsi, la distinction entre l’habileté et la propension pourrait s’appliquer à la composante cognitive de l’empathie également.

Plusieurs résultats issus de la présente thèse appuient l’hypothèse d’une faible propension à prendre la perspective de l’autre à l’adolescence. D’abord, la divergence entre le score à la tâche de mentalisation et celui de l’échelle auto-rapportée de prise de perspective, tant dans l’étude 1 que l’étude 2, est un premier élément en faveur de cette explication. Alors que la mentalisation peut être considérée comme un phénomène plus large que la prise de perspective de par la variété d’états mentaux et d’inférences qu’elle implique (p.ex., détecter le sarcasme, comprendre en quoi quelqu’un a commis un faux pas), plusieurs voient la prise de perspective comme une composante nécessaire à la mentalisation (Decety & Meyer, 2008), et certains les conceptualisent même de façon indistincte (Shamay-Tsoory, 2011; Jamil Zaki & Ochsner, 2012). Ainsi, si l’on considère que ces deux mesures portent sur des processus semblables, la divergence des résultats peut s’expliquer par la façon dont les construits sont mesurés. Alors que la tâche de mentalisation mesure une performance, l’échelle de prise de perspective évalue l’opinion qu’un individu a de sa tendance à considérer le point de vue des autres de façon générale. Cette échelle de mesure peut donc davantage référer à la propension à se mettre à la place des autres, plutôt que l’habileté à le faire. Par ailleurs, l’étude 3 a permis d’approfondir l’hypothèse d’une faible propension en investiguant la réponse cérébrale lors d’une tâche qui nécessitait, a priori, une prise de perspective afin de comprendre que le joueur ne recevant pas le ballon puisse ressentir une certaine détresse. Rappelons que lors de l’observation, aucune différence n’a été observée entre les groupes pour les régions cérébrales associées à la prise de perspective et que les adultes ont démontré plus d’activation du gyrus frontal inférieur. D’abord, il est intéressant de se pencher sur les études de neuroimagerie ayant utilisé des paradigmes de mentalisation (impliquant une prise de perspective) : celles-ci ont généralement démontré une suractivation du cortex préfrontal médian chez les adolescents pendant l’attribution d’états mentaux (voir Kilford, Garrett, & Blakemore, 2016 pour une revue récente). En comparaison, nos résultats démontraient non seulement une absence de différence au sein de cette région pour l’analyse de groupe (test-t pour deux échantillons), mais les résultats pris séparément pour chaque groupe démontraient une activation nettement plus forte de cette région chez les adultes. Ainsi, il est possible de

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penser que les adolescents se sont simplement moins engagés dans le processus de prise de perspective, puisqu’une prise de perspective active aurait possiblement engendré une suractivation du cortex préfrontal médian. En outre, la plus faible activation du gyrus frontal inférieur chez les adolescents pourrait être interprétée, entre autres, comme une plus faible résonance affective, ce qui serait encore plus suggestif d’une faible propension à être empathique, et ce pour deux raisons. D’abord, les études portant sur le développement de l’empathie pour la douleur physique tendent à démontrer une plus forte réaction de résonance affective chez les enfants et adolescents par rapport aux adultes (Cheng, Chen, & Decety, 2014; Decety & Michalska, 2010; Mella, Studer, Gilet, & Labouvie-Vief, 2012). En effet, ces études suggèrent une plus forte activation de régions cérébrales affectives comme l’insula et l’amygdale chez les enfants et adolescents en observant quelqu’un souffrir, de sorte que l’observation de douleur susciterait un plus grand sentiment subjectif de désagrément chez les jeunes. Par manque de régulation émotionnelle, ce sentiment serait vécu comme une menace et une détresse personnelle. Ainsi, dans l’étude 3 de la thèse, il aurait été attendu que l’observation d’un pair se faisant rejeter suscite une émotion subjective négative chez les adolescents, d’autant plus que le rejet social peut représenter une menace encore plus grande qu’une douleur physique à cet âge (Masten et al., 2010). Nos données tendent plutôt à démontrer une plus faible activation de régions associées à la résonance affective chez les adolescents, allant donc à l’encontre de la réaction empathique attendue à ce stade développemental. De plus, une incapacité à ressentir la détresse de l’autre demeure fort improbable puisque plusieurs travaux ont démontré que la résonance affective est fonctionnelle très tôt dans le développement (voir Annexe). Considérant, de surcroît, que tous les participants des deux groupes ont rapporté avoir remarqué l’exclusion sociale, la réponse cérébrale des adolescents semble plutôt suggérer un certain désengagement de la tâche. Dans ce cas précis, puisque la tâche n’implique aucun indice visuel de détresse, il est possible de croire que les adolescents n’ont pas été portés à se mettre à la place de la victime pour s’imaginer ce qu’elle pourrait ressentir, ce qui conséquemment a modulé à la baisse le processus de résonance affective attendu. Le fait que les adolescents aient démontré moins d’activation que les adultes dans plusieurs régions associées à la prise de perspective lorsqu’ils prenaient part au jeu appuie cette hypothèse.

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Plusieurs facteurs peuvent être proposés pour expliquer une modulation à la baisse de la réponse empathique des adolescents, dont plusieurs ont été discutés dans l’article présenté au chapitre 4 de la thèse. Notamment, le fait que les joueurs étaient des inconnus aurait pu avoir une influence, de sorte que la tendance à prendre la perspective de l’autre et l’empathie de façon générale pourrait s’avérer plus « sélective » chez cette population par rapport aux adultes. En effet, il est bien connu que la familiarité et le lien affectif avec la personne en détresse est un modulateur de la réponse empathique (de Vignemont & Singer, 2006), et ce facteur pourrait être encore plus vrai à l’adolescence (Güroglu et al., 2014). Par ailleurs, certaines données non discutées dans l’article peuvent amener une piste d’interprétation intéressante. La sensibilité au rejet s’est avérée plus forte chez les adolescents que chez les adultes et, bien que la différence n’était pas significative, la taille de l’effet était tout de même modérée (d = 0.62). Chez les deux groupes, cette mesure était négativement corrélée à l’empathie ressentie durant la tâche, et même au comportement prosocial chez les adultes, impliquant qu’une faible sensibilité au rejet soit associée à une plus forte réaction empathique. Ainsi, un facteur pouvant expliquer la plus faible propension empathique chez les adolescents pourrait être cette trop forte sensibilité à se faire rejeter par ses pairs, qui les aurait menés, en quelque sorte, à se désengager de la tâche. Dans son article théorique sur les facteurs modulant l’empathie, Zaki (2014) propose que le désir d’éviter la douleur (dans le cas d’empathie pour la douleur physique) pourrait être un motif pour ne pas être empathique, par exemple en détournant son attention de l’objet d’empathie ou en réévaluant la situation de façon à minimiser l’émotion associée et à la rendre plus tolérable. Ces mécanismes pourraient tout à fait s’appliquer pour l’empathie face à une douleur plus « sociale », surtout chez des individus pour qui l’acceptation par les pairs est cruciale. De plus, rappelons que plusieurs études ont appuyé l’idée selon laquelle la souffrance physique et sociale sont sous- tendues par des mécanismes similaires (Eisenberger, 2012; Kross et al., 2011).

Cette idée d’une différence dans la propension à utiliser les fonctions cognitives sociales à l’adolescence trouve écho dans les modèles théoriques plus récents sur le développement cognitif et socio-affectif de l’adolescent. Les théories ayant dominé la littérature pendant longtemps reposaient sur l’hypothèse d’une immaturité du cortex préfrontal, par opposition à une surexcitabilité du système limbique de récompense,

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engendrant une situation de vulnérabilité et des comportements risqués (Casey et al., 2008; Ernst & Fudge, 2009). La littérature sur le développement de la cognition sociale, principalement les études d’IRMf sur la mentalisation, met aussi de l’avant cette immaturité frontale qui entraînerait de plus faibles habiletés de mentalisation à l’adolescence (p. ex., Blakemore et al., 2007; Wang, Lee, Sigman, & Dapretto, 2006). Plus récemment, le modèle de Crone et Dahl (2012) est venu nuancer l’hypothèse d’un simple développement linéaire du cortex préfrontal et propose plutôt celle d’un engagement cognitif flexible et moins automatique. En fait, la méta-analyse jointe à leur article démontre que les études de neuroimagerie portant sur les fonctions cognitives de haut niveau, comme le contrôle cognitif, sont en réalité très peu consensuelles et les différences d’activation de l’adolescence à l’âge adulte sont rarement accompagnées de différences dans les performances. Ils avancent que cette variabilité dans les données pourrait s’expliquer par l’influence des changements socio-affectifs, principalement la sensibilité des adolescents aux facteurs motivationnels. Ainsi, ils proposent que le degré auquel les systèmes cognitifs sont engagés dans une situation donnée serait fortement influencé par la saillance motivationnelle du contexte, comme la présence de pairs ou l’intérêt envers la tâche. Ceci implique que les adolescents seraient capables de recruter efficacement ces systèmes cognitifs de haut niveau dans des situations où ils sont motivés, ce qui leur permet d’apprendre rapidement et de faire preuve de grande créativité. Alors que ce modèle s’est davantage basé sur le contrôle cognitif, tout porte à croire que cette flexibilité pourrait s’appliquer à la cognition sociale également.

En effet, alors que la littérature sur le développement de la cognition sociale à l’adolescence a longtemps convergé vers un modèle d’immaturité frontale où les fonctions cognitives sociales ne sont pas complètement développées, la présente thèse contribue à nuancer cette hypothèse en dépeignant un tableau plus complexe, qui amène une perspective nouvelle. Une plus faible propension à utiliser ces fonctions cognitives dans des contextes où la motivation est faible est une hypothèse alternative intéressante qui rejoint à la fois les plus récentes théories de l’empathie et celles du développement cognitif de l’adolescent. Maintenant, une des façons d’aller vérifier la capacité « réelle » d’empathie et de mentalisation chez cette population pourrait être de les placer dans une situation qui encourage fortement l’engagement de ces ressources cognitives sociales, tel que proposé par

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Keysers et Gazzola (2014). Par exemple, en utilisant une tâche avec des consignes très explicites ou en intégrant des personnes familières comme des amis, tel qu’effectué dans certaines études auprès d’adultes (Beeney et al., 2011; Meyer et al., 2013), il serait possible d’obtenir un indice de leur habileté réelle à se mettre à la place des autres. De plus, davantage d’études devraient se pencher sur l’effet d’un contexte social réel, impliquant des facteurs motivationnels comme la présence versus l’absence de pairs, sur l’engagement des fonctions cognitives sociales et leur modulation.

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