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4.1.1La perception de la parole, un processus agile et adaptable

Notre chapitre introductif a permis de rassembler plusieurs séries

d’éléments bibliographiques qui posent le décor théorique de cette thèse : la

nature agile et adaptable de la perception de la parole. En effet, il apparaît à travers

les nombreux développements théoriques et expérimentaux de ces cinquante

dernières années que la perception de la parole est un phénomène agile pouvant

impliquer différentes modalités sensorielles (visuelle, auditive, tactile) mais

semblant aussi solliciter le système moteur de la personne qui perçoit. Ainsi, dans

des situations où un canal est perturbé, l’auditeur peut s’appuyer sur les autres

canaux disponibles pour percevoir la parole. Ces compensations inter-modalités

s’observent pour la perception de la parole de locuteurs tout-venant, en condition

de bruit, ou quand il s’agit de percevoir un accent inhabituel, par exemple.

De plus, la perception de la parole est un phénomène adaptable, de par ses

propriétés dynamiques : l’auditeur s’adapte à l’interlocuteur et peut apprendre à

mieux le percevoir. Cette capacité à apprendre des spécificités de l’interlocuteur

passe à la fois par des processus directs d’apprentissage statistique dans la

modalité auditive, mais ils impliquent également des mécanismes de transfert

intermodal dans lesquels une modalité peut aider à l’apprentissage dans une autre

modalité (typiquement, de l’auditif au visuel). Et là encore, il semble que le système

moteur puisse être impliqué dans l’apprentissage, à travers des mécanismes

d’imitation ou de résonance qui permettent à l’auditeur de mieux « rentrer dans le

corps orofacial » de son interlocuteur pour mieux en apprendre les spécificités de

production.

Ces différents processus ont une importance théorique certaine, ils

permettent de mieux comprendre comment fonctionne la perception de la parole.

Ils posent notamment deux questions importantes en ce qui concerne la nature des

représentations qui la sous-tendent : (1) comment s’articule l’intermodalité en

terme de représentations ? (2) quelle est la spécificité des représentations qui se

construisent via l’expérience avec un locuteur donné ou un groupe de locuteurs

donné ? Ce travail de thèse est né à l’intersection de ces deux questions théoriques.

Mais, il avait aussi pour objectif d’évaluer la possibilité d’exploiter ces propriétés

de la perception de la parole pour améliorer l’intelligibilité des personnes qui

rencontrent des difficultés pour s’exprimer par la parole, comme c’est le cas des

personnes avec une trisomie 21 (T21). Nous avons ainsi exploré ce terrain

spécifique des troubles de la production de la parole associés à la T21, à la fois

comme champ d’exploration théorique pour évaluer la résilience de ces propriétés

d’agilité et d’adaptabilité pour des locuteurs très spécifiques que sont les locuteurs

avec T21 ; mais aussi comme espace possible de remédiation des troubles de la

communication parlée associés à la T21, en explorant comment les auditeurs

tout-venant pouvaient optimiser leur perception des locuteurs avec T21, dans une

perspective clinique et sociale d’amélioration de la communication.

4.1.2Deux études sur la perception de la parole de locuteurs

avec T21 par des personnes tout-venant

Nous avons réalisé deux études expérimentales visant, d’une part, à

explorer si et jusqu’à quel point la modalité visuelle peut améliorer la perception

de la parole de locuteurs avec T21 et, d’autre part, à évaluer si une familiarisation

auditive à la parole de ces locuteurs peut aider à mieux les percevoir.

D’abord, dans (Hennequin, Rochet-Capellan, Gerber, & Dohen, 2018), nous

avons pu montrer que, dans le cas de la perception de séquences

voyelle-consonne-voyelle, l’entrée visuelle associée aux productions de locuteurs avec T21

est intelligible, et ce, de manière frappante, autant que celle associée à la parole

typique. En conséquence, en situation de perception audiovisuelle de parole,

l’auditeur bénéficie de l’apport de l’information visuelle de la même manière

lorsqu’il perçoit un locuteur typique ou un locuteur avec T21, et ce malgré des

spécificités motrices et anatomiques particulières chez ce dernier, décrites en

détail dans la Section 2.5.2. Par contre, et conformément aux données de la

littérature, nous avons mis en avant que l’intelligibilité auditive des locuteurs avec

T21 est, elle, significativement plus faible que celle de locuteurs tout-venant. Plus

précisément, nous avons établi des profils d’erreurs au travers de deux groupes de

quatre locuteurs avec T21 ou tout-venant. En analysant ces erreurs en détails, nous

avons pu mettre en évidence notamment une difficulté accrue à convoyer le

voisement pour les locuteurs avec T21. Pour la parole, la modalité visuelle ne peut

pas combler ce déficit. Ce trait est en effet essentiellement auditif. Par contre, la

modalité visuelle semble faciliter le traitement du lieu d’articulation des

consonnes, et même, jusqu’à un certain point, de leur mode d’articulation. Les

résultats de cette étude suggèrent à la fois des traitements orthophoniques

localisés, orientés vers les contrastes les plus dégradés acoustiquement, mais aussi

la prise en compte importante de la modalité visuelle dans la communication avec

des locuteurs avec T21.

Ensuite, dans Hennequin et al. (soumis) nous avons observé que

l’implication du système moteur de l’auditeur lors d’une phase d’apprentissage

perceptif auditif de la parole d’un locuteur avec T21 améliore la perception des

mots produits par ce locuteur. Ce résultat a été obtenu grâce à une tâche

impliquant un processus conscient d’imitation, alors qu’une familiarisation sur un

même corpus de productions par un locuteur avec T21 mais n’impliquant qu’une

écoute passive sans processus d’imitation active n’a pas produit les mêmes gains

d’intelligibilité. Notons que, indépendamment de ce processus spécifique de

convergence perceptuo-motrice, cette étude a montré globalement des gains de

performance dans la phase d’apprentissage quelle que soit la tâche associée pour

les auditeurs. Ainsi, de même que le cercle proche des personnes avec T21 semble

mieux les percevoir, les auditeurs naïfs de notre expérience ont pu ajuster leur

système perceptif, de manière rapide, afin de mieux percevoir un locuteur

présentant des spécificités anatomiques et physiologiques. Un tel accroissement de

l’intelligibilité d’un locuteur avec T21 grâce à une exposition rapide est

encourageant, puisqu’il repose uniquement sur l’auditeur et pourrait donc être

facilement généralisé. Par ailleurs, ce résultat illustre la notion d’apprentissage

perceptif, et renforce l’idée d’un rôle du système moteur dans ce processus

cognitif, stimulé ici par le processus d’imitation lors de l’apprentissage. Ce résultat

sur l’implication du système moteur est particulièrement intéressant dans le

contexte de la T21, caractérisée par les spécificités anatomiques et motrices du

locuteur. Il montre ainsi la capacité du système moteur à prendre en compte et

s’adapter à de larges différences entre auditeur et locuteur, différences qui

auraient pourtant pu gêner significativement les mécanismes imitatifs mis en

œuvre dans l’expérience.

Dans l’ensemble, nos résultats suggèrent donc que (1) la modalité visuelle

est dans une certaine mesure préservée chez les personnes avec T21 ou au moins

que l’interlocuteur est capable d’extraire une information pertinente de cette

modalité et que (2) l’implication de la motricité de l’auditeur via l’imitation dans

une phase de familiarisation auditive peut améliorer la perception de la parole des

personnes avec T21. Ces résultats présentent un double intérêt. D’abord clinique,

puisqu’ils offrent la perspective de méthodes d’amélioration de l’intelligibilité

impliquant l’auditeur, et nous verrons que cette adaptation est un des enjeux d’un

domaine de recherche clinique en plein essor : la communication augmentée et

alternative. Ils permettent d’autre part d’apporter de nouveaux éléments en ce qui

concernent la nature de la perception de la parole. Ces deux aspects sont discutés

ici en prenant en considération certaines limites méthodologiques et en évoquant

des perspectives pour des travaux futurs.

4.2 Perspectives cliniques : améliorer l’intelligibilité des personnes