abeilles. Ce codage semble avoir évolué progressivement d’une indication
di-recte sur une surface horizontale pour Apis florea (qui est l’abeille la plus
proche de l’abeille ancestrale, parmi les quatre espèces décrites ici) vers un
codage abstrait sur une surface verticale. Secondairement, la danse à la
lu-mière a évolué vers une danse à l’obscurité. La perception du signal par les
suiveuses a changé. Les abeilles qui dansent à la lumière présentent des
pos-tures qui facilitent la transmission d’informations visuelles, tandis que celles
qui dansent dans l’obscurité de la ruche ont tendance à émettre des sons
durant leur course frétillante.
Les dialectes. Le codage de la distance présente des différences
impor-tantes au sein du groupe Apis. Non seulement ce codage varie en fonction
de l’espèce, mais aussi de la race géographique (Lindauer 1956, Boch 1957,
Punchihewaet al.1985). Les droites établissant le rapport entre la durée de
la course frétillante et la distance n’ont pas toutes la même pente (Fig. 1.6a).
On parle alors de dialectes pour décrire ces différences. Quelles sont les
sons de ces différences ? Une première réponse serait qu’il n’y a pas de
rai-son particulière à rechercher. Le langage dansé, comme tout langage, serait
fondé sur des conventions arbitraires partagées par un groupe d’individus.
Ces conventions seraient sélectivement neutres et auraient dérivé en
fonc-tion des populafonc-tions ou des espèces (de manière similaire à celle du langage
humain dont on pense qu’il aurait évolué à partir d’une langue commune,
l’indo-européen, par le simple fait de l’isolement des différentes populations).
Cette explication est assez peu convaincante. Sans pour autant tomber dans
les excès du pan-sélectionnisme, la danse devrait être soumise à une très forte
pression de sélection. En effet, le recrutement directionnel est un mécanisme
permettant d’accroître fortement l’efficacité du butinage et à long terme de la
valeur sélective (fitness) de la colonie (Sherman et Visscher 2002). Et comme
nous le verrons dans la suite de ce manuscrit, de petites modifications de ses
propriétés peuvent avoir des répercutions non-linéaires sur l’efficacité
collec-tive. Enfin, le langage dansé est soumis à un bruit important : le codage par
la danseuse et le décodage par la suiveuse de la distance est sujet à l’erreur.
Une pente plus forte devrait permettre une communication plus précise de
la distance. Ainsi, la danse devrait évoluer vers la pente la plus importante
possible.
Plusieurs hypothèses ont été formulées pour expliquer l’existence de ces
dialectes (von Frisch 1967a, Dyer et Gould 1981, Gould 1982). Ainsi, pour
Karl von Frisch (1967a), la pente de la fonction de codage de la distance ne
pourrait varier que dans une gamme étroite et aurait évolué suivant deux
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Fig. 1.6 – Les dialectes dans le langage dansé. [a] Codage de la distance
pour quatre espèces d’abeilles (adapté d’après Gould et Gould 1988). Entre
parenthèse, le nombre moyen d’individus dans une colonie de l’espèce
considé-rée (Winston 1987).[b]Illustration des hypothèses formulées par von Frisch
(1967) sur la fonction de ces différences (adapté d’après Dyer 2002). Plus
la pente du codage est importante, plus la communication est précise. Mais
cette pente ne pourrait varier que dans une étroite gamme de valeurs. Chaque
espèce a une aire de butinage restreinte. Et la course frétillante aurait une
durée "efficace" limitée au delà de laquelle elle ne pourrait plus être suivie.
influences principales qui sont résumées sur la figure 1.6b. D’une part, il fait
l’hypothèse que la durée de course frétillante ne pourrait pas dépasser une
valeur maximale, au delà de laquelle les suiveuses ne pourraient plus suivre
efficacement la danseuse, et perdraient contact avec elle. D’autre part,
sui-vant son espèce ou sa race géographique, une butineuse possède une aire de
butinage limitée (cf. section 1.3.3, page 71 pour l’aire de butinage d’Apis
mellifera). La danse devrait s’ajuster à la fois à la durée de la course
fré-tillante efficace maximale et à la distance de vol maximale des abeilles de
l’espèce considérée. La pente de la fonction de codage et l’étendue de l’aire
de butinage d’une espèce devraient être inversement corrélées.
Ce raisonnement conduit à différentes prédictions. Par exemple, le
dia-lecte des populations pour lesquelles la distance de vol est limitée (en raison
de la taille des butineuses, ou de facteurs écologiques) devrait évoluer vers
une pente plus importante. Quelques travaux (Visscher et Seeley 1982,
Pun-chihewa et al. 1985, Dyer et Seeley 1991, Dyer 2002) ont considérablement
remis en question l’hypothèse de von Frisch. Premièrement, au cours des
ex-périmentations décrites, la durée maximale des courses frétillantes observées
n’était pas constante, autour de 30 s pour A. florea et A. dorsata, et trois
fois moins pourA. cerana ouA. mellifera. Ce résultat contredit l’hypothèse
d’une durée efficace maximale universelle pour la course frétillante.
Deuxiè-mement, les distances maximales de butinage variaient bien, mais pas dans
les proportions prédites : 2 km pourApis cerana, 11 km pourApis florea, et
12 km pourApis dorsata, alors que selon l’hypothèse de von Frisch (et même
en tenant compte des différences de durées maximales de course frétillante)
on se serait attendu par exemple à une distance de butinage maximale plus
courte pourA. florea que pour A. cerana.
D’autre part, des résultats récents éclairent peut-être d’un jour
nou-veau le débat sur les dialectes. Comme nous l’avons vu précédemment
(sec-tion 1.2.2, page 33), les travaux sur l’estima(sec-tion de distance chez l’abeille
(Srinivasan et al. 2000, Esch et al. 2001) montrent que celle-ci ne
commu-nique pas réellement la distance qu’elle a parcouru, mais transmet plutôt à
ses congénères une information sur le flux optique qu’elle a perçu lors de son
vol. Dans un environnement plus complexe, Eschet al.(2001) rapportent des
pentes de fonction de codage de la "distance" plus grande. Il est donc tout
à fait possible que tout ou partie des différences de dialectes soient dues à
des différences d’habitat. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Fred Dyer
et Thom Seeley (1991) avaient eu l’intuition de cette hypothèse du repère
optique (mais l’avaient formulé incomplètement) quand ils remarquaient des
différences de dialectes entre des abeilles de même espèce mais butinant dans
des paysages très contrastés.
Enfin, à la fin du chapitre qu’ils consacrent à l’évolution de la danse
Dans le document
Butinage collectif chez l'abeille Apis mellifera L.
(Page 55-59)