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Ces résultats ont conduit plusieurs auteurs (Lindauer 1957, 1961, Dyer 1991) à proposer un scénario évolutif du codage de la direction chez les

abeilles. Ce codage semble avoir évolué progressivement d’une indication

di-recte sur une surface horizontale pour Apis florea (qui est l’abeille la plus

proche de l’abeille ancestrale, parmi les quatre espèces décrites ici) vers un

codage abstrait sur une surface verticale. Secondairement, la danse à la

lu-mière a évolué vers une danse à l’obscurité. La perception du signal par les

suiveuses a changé. Les abeilles qui dansent à la lumière présentent des

pos-tures qui facilitent la transmission d’informations visuelles, tandis que celles

qui dansent dans l’obscurité de la ruche ont tendance à émettre des sons

durant leur course frétillante.

Les dialectes. Le codage de la distance présente des différences

impor-tantes au sein du groupe Apis. Non seulement ce codage varie en fonction

de l’espèce, mais aussi de la race géographique (Lindauer 1956, Boch 1957,

Punchihewaet al.1985). Les droites établissant le rapport entre la durée de

la course frétillante et la distance n’ont pas toutes la même pente (Fig. 1.6a).

On parle alors de dialectes pour décrire ces différences. Quelles sont les

sons de ces différences ? Une première réponse serait qu’il n’y a pas de

rai-son particulière à rechercher. Le langage dansé, comme tout langage, serait

fondé sur des conventions arbitraires partagées par un groupe d’individus.

Ces conventions seraient sélectivement neutres et auraient dérivé en

fonc-tion des populafonc-tions ou des espèces (de manière similaire à celle du langage

humain dont on pense qu’il aurait évolué à partir d’une langue commune,

l’indo-européen, par le simple fait de l’isolement des différentes populations).

Cette explication est assez peu convaincante. Sans pour autant tomber dans

les excès du pan-sélectionnisme, la danse devrait être soumise à une très forte

pression de sélection. En effet, le recrutement directionnel est un mécanisme

permettant d’accroître fortement l’efficacité du butinage et à long terme de la

valeur sélective (fitness) de la colonie (Sherman et Visscher 2002). Et comme

nous le verrons dans la suite de ce manuscrit, de petites modifications de ses

propriétés peuvent avoir des répercutions non-linéaires sur l’efficacité

collec-tive. Enfin, le langage dansé est soumis à un bruit important : le codage par

la danseuse et le décodage par la suiveuse de la distance est sujet à l’erreur.

Une pente plus forte devrait permettre une communication plus précise de

la distance. Ainsi, la danse devrait évoluer vers la pente la plus importante

possible.

Plusieurs hypothèses ont été formulées pour expliquer l’existence de ces

dialectes (von Frisch 1967a, Dyer et Gould 1981, Gould 1982). Ainsi, pour

Karl von Frisch (1967a), la pente de la fonction de codage de la distance ne

pourrait varier que dans une gamme étroite et aurait évolué suivant deux

GLVWDQFH>P@

GXUpHGHODFRXUVHIUpWLOODQWH>V@

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E

Fig. 1.6 – Les dialectes dans le langage dansé. [a] Codage de la distance

pour quatre espèces d’abeilles (adapté d’après Gould et Gould 1988). Entre

parenthèse, le nombre moyen d’individus dans une colonie de l’espèce

considé-rée (Winston 1987).[b]Illustration des hypothèses formulées par von Frisch

(1967) sur la fonction de ces différences (adapté d’après Dyer 2002). Plus

la pente du codage est importante, plus la communication est précise. Mais

cette pente ne pourrait varier que dans une étroite gamme de valeurs. Chaque

espèce a une aire de butinage restreinte. Et la course frétillante aurait une

durée "efficace" limitée au delà de laquelle elle ne pourrait plus être suivie.

influences principales qui sont résumées sur la figure 1.6b. D’une part, il fait

l’hypothèse que la durée de course frétillante ne pourrait pas dépasser une

valeur maximale, au delà de laquelle les suiveuses ne pourraient plus suivre

efficacement la danseuse, et perdraient contact avec elle. D’autre part,

sui-vant son espèce ou sa race géographique, une butineuse possède une aire de

butinage limitée (cf. section 1.3.3, page 71 pour l’aire de butinage d’Apis

mellifera). La danse devrait s’ajuster à la fois à la durée de la course

fré-tillante efficace maximale et à la distance de vol maximale des abeilles de

l’espèce considérée. La pente de la fonction de codage et l’étendue de l’aire

de butinage d’une espèce devraient être inversement corrélées.

Ce raisonnement conduit à différentes prédictions. Par exemple, le

dia-lecte des populations pour lesquelles la distance de vol est limitée (en raison

de la taille des butineuses, ou de facteurs écologiques) devrait évoluer vers

une pente plus importante. Quelques travaux (Visscher et Seeley 1982,

Pun-chihewa et al. 1985, Dyer et Seeley 1991, Dyer 2002) ont considérablement

remis en question l’hypothèse de von Frisch. Premièrement, au cours des

ex-périmentations décrites, la durée maximale des courses frétillantes observées

n’était pas constante, autour de 30 s pour A. florea et A. dorsata, et trois

fois moins pourA. cerana ouA. mellifera. Ce résultat contredit l’hypothèse

d’une durée efficace maximale universelle pour la course frétillante.

Deuxiè-mement, les distances maximales de butinage variaient bien, mais pas dans

les proportions prédites : 2 km pourApis cerana, 11 km pourApis florea, et

12 km pourApis dorsata, alors que selon l’hypothèse de von Frisch (et même

en tenant compte des différences de durées maximales de course frétillante)

on se serait attendu par exemple à une distance de butinage maximale plus

courte pourA. florea que pour A. cerana.

D’autre part, des résultats récents éclairent peut-être d’un jour

nou-veau le débat sur les dialectes. Comme nous l’avons vu précédemment

(sec-tion 1.2.2, page 33), les travaux sur l’estima(sec-tion de distance chez l’abeille

(Srinivasan et al. 2000, Esch et al. 2001) montrent que celle-ci ne

commu-nique pas réellement la distance qu’elle a parcouru, mais transmet plutôt à

ses congénères une information sur le flux optique qu’elle a perçu lors de son

vol. Dans un environnement plus complexe, Eschet al.(2001) rapportent des

pentes de fonction de codage de la "distance" plus grande. Il est donc tout

à fait possible que tout ou partie des différences de dialectes soient dues à

des différences d’habitat. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Fred Dyer

et Thom Seeley (1991) avaient eu l’intuition de cette hypothèse du repère

optique (mais l’avaient formulé incomplètement) quand ils remarquaient des

différences de dialectes entre des abeilles de même espèce mais butinant dans

des paysages très contrastés.

Enfin, à la fin du chapitre qu’ils consacrent à l’évolution de la danse