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Résoudre le problème posé à partir de la modélisation d'un réseau de paiements en évolution : la problématique de la viabilité

Le cahier des charges d'un nouveau modèle améliorant la résolution du problème posé

Section 3 Résoudre le problème posé à partir de la modélisation d'un réseau de paiements en évolution : la problématique de la viabilité

Une fois modélisée une économie de marché elle-même théorisée comme un réseau de paiements en évolution, il convient de savoir comment résoudre le problème posé, à savoir comment appréhender les possibilités de crise dans un contexte de gestion financiarisée des entreprises. La résolution s'inspire de la théorie de la viabilité (Aubin, 1991), dont l'application à une approche monétaire fut suggérée par Cartelier (1998). Une évolution viable est d'abord définie (a), avant de se pencher la détermination de l'évolution dans le cadre d'effets de trajectoire (b). On dispose alors de tous les éléments pour résoudre le problème posé (c).

a. La viabilité, une propriété non nécessairement vérifiée de l'évolution

Le point de départ de la théorie de la viabilité est un vecteur de variables caractérisant un

système à une période donnée. Dans le cas du réseau de paiements (dont l'identification à un

système est ici admise, cf. Bertallanfy, 1993), ces variables sont identifiées aux soldes, soit un vecteur de dimension égale au nombre d'agents. Les soldes sont le résultat du réseau, donc se donner ceux-là revient logiquement à se donner celui-ci, une sorte de synthèse du réseau. Un système en évolution est alors une suite de vecteurs, chacun étant associé à une période.

Selon la théorie de la viabilité, un système peut a priori évoluer de manière à entrer en crise. S'appuyant sur le vecteur de variables caractérisant le système à une période donnée, la valeur

prise par des variables du vecteur au cours de l'évolution implique la crise du système. Dans le

cas d'un réseau de paiements, il s'agit donc de savoir en quoi certaines valeurs des soldes traduisent la crise du réseau et, partant, la crise de l'économie de marché représentée par celui-ci. L'accent est mis sur les soldes des entreprises, soit un sous-ensemble de soldes parmi l'ensemble de ceux-ci (aux côtés des soldes de salariés ou d'autres agents) :

• D'une part, les entreprises constituent le moteur du réseau de paiements. Le financement de la production permet l'activation du monnayage, injectant des moyens de paiement en circulation pour in fine donner corps au réseau. Une condition indispensable pour éviter la crise est que les entreprises continuent d'emprunter, sinon la rupture d'alimentation en moyens de paiement conduit à la déstructuration du réseau de paiements, d'où sa crise.

• D'autre part, l'évolution réside dans le fait que les agents modifient leurs paiements au cours du temps en fonction de leurs objectifs et contraintes. Or, ces modifications peuvent très bien générer des soldes déficitaires pour une entreprise. Cette dernière peut même, au fur et à mesure de ces modifications, accumuler des déficits et in fine faire faillite. Précisément, le nombre de d'entreprises faisant faillite peut être tel que le volume de crédits alimentant le réseau en moyens de paiement n'est plus suffisant pour éviter la crise. « Une fois cependant qu'un certain seuil, dont la définition prête à discussion, est franchi, l'existence d'un déficit est un fait qui s'impose objectivement. C'est à partir de ceux-ci, de leur nombre et de leur ampleur, qu'un jugement d'ensemble sur la viabilité de l'économie pour une période donnée peut être inféré » (De Vroey, 1987, p. 791).

Ainsi, les vecteurs de soldes se répartissent-t en deux ensembles mutuellement exclusifs. Le premier se compose des vecteurs impliquant la solvabilité d'un nombre suffisant d'entreprises. Ce premier sous-ensemble est désigné comme ensemble de viabilité. Le second sous-ensemble est le contraire du premier. Il se compose des vecteurs impliquant la solvabilité d'un nombre insuffisant d'entreprises et entraînant ainsi la crise du réseau de paiements. Ce dernier suit une évolution

viable si le vecteur de soldes associé à chaque période (ou pour un sous-ensemble de périodes)

appartient à l'ensemble de viabilité. La contrainte de solvabilité (pour un nombre suffisant d'entreprises) à respecter pour obtenir une évolution viable est désignée comme contrainte de

viabilité. Elle définit l'ensemble de viabilité et restreint les possibilités d'évolution du réseau de

paiements compatibles avec l'absence de crise. « La première tâche de la théorie mathématique de la viabilité (…) est de reconnaître le cas où les contraintes de viabilité permettent l'existence d'évolutions viables, c'est-à-dire d'évolutions qui respectent ces contraintes à chaque instant. Il s'agit de déterminer si le mécanisme d'évolution d'un macrosystème d'une part et les contraintes de viabilité d'autre part sont compatibles » (Aubin, 2010, pp. 21-22).

Au total, en conceptualisant une économie de marché comme un réseau de paiements en évolution, la crise de cette économie est conceptualisée comme une évolution non-viable ; la crise est donc le résultat même de l'activité économique et non le résultat d'un hypothétique choc

exogène. Puis, une évolution non-viable est identifiée par le fait que, à une période donnée, le

réseau de paiements se caractérise par des soldes impliquant la solvabilité d'un nombre insuffisant d'entreprises. Précisément, tout l'enjeu est de savoir si la financiarisation de la gestion des

entreprises peut généraliser une crise en raison même de ces problèmes de solvabilité, en poussant les entreprises à privilégier l'endettement et à restreindre leurs dépenses. Ainsi, la

résolution du problème posé peut s'effectuer dans le cadre de cette problématique de la viabilité : à partir d'un modèle, savoir dans quelle mesure la financiarisation de la gestion des entreprises est compatible avec une évolution viable d'un réseau de paiements [cf. tableau 1.6].

Tableau 1.6 : Infrastructure théorique de résolution du problème posé

Objet Économie de marché Crise d'une économie de marché Crise en conséquence de la financiarisation de

la gestion des entreprises ?

Représentation théorique de l'objet Réseau de paiements en évolution Évolution non-viable

Généralisation des problèmes de solvabilité des entreprises

Investisseurs institutionnels et liquidité des marchés financiers

Contrôle accru des actionnaires

Gouvernance actionnariale

Généralisation des problèmes de solvabilité ?

Tout l'enjeu est donc de comprendre l'évolution d'un réseau de paiements, afin de savoir dans quelle mesure il peut suivre ou non une évolution viable en général et dans un contexte de gouvernance actionnariale en particulier.

b. Détermination de l'évolution et effets de trajectoire

Un second groupe de variables a pour propriété de déterminer le premier groupe constitué par celles caractérisant le système à une période donnée. La théorie de la viabilité désigne les variables du premier groupe comme états, celles du second comme régulons. La relation entre les deux groupes ne saurait se réduire à une causalité allant des régulons aux états. La théorie de la viabilité a pour principe que les seconds rétroagissent sur les premiers. « Le concept de rétroaction joue un rôle central dans toutes les versions de l'analyse des systèmes, car toute cause a non seulement un effet, mais celui-ci rétroagit sur la cause, si bien que les relations causales sont à double sens » (Aubin, 2010, p. 22).

La rétroaction est par excellence un attribut du réseau de paiements. Les soldes conduisent à l'évolution du réseau via différents facteurs, comme l'atteste le quatrième principe supra de l'approche monétaire. Il s'agit donc d'ériger ces facteurs comme des régulons : les soldes ciblés, les conditions d'octroi des crédits, etc. Dans le cadre des effets de trajectoire du réseau de paiements (et des systèmes en général) [cf. schéma 1.1 supra], le vecteur initial de régulons détermine le réseau initial (caractérisé par les soldes qui en résultent) et in fine le réseau en T via les rétroactions30, comme le montre le schéma 1.2.

30. La théorie de la viabilité suppose que les mécanismes de détermination des variables d'état par les régulons, ainsi que les mécanismes de rétroaction des variables d'état sur les régulons, sont donnés (Aubin, 1991).

Schéma 1.2 : États, régulons et évolution du réseau de paiements t = 0 Soldes Réseau de paiements Rétroaction Réseau de paiements Soldes t = 1 t = 2 Soldes Réseau de

paiements Réseau de paiements

(...)

Soldes

t = T

Rétroaction

Traitement des

soldes non-nuls soldes non-nulsTraitement des soldes non-nulsTraitement des soldes non-nulsTraitement des

Régulons Régulons

Régulons Régulons

Un théorème de viabilité explicite quels vecteurs initiaux de régulons impliquent un état initial à partir duquel part (au moins) une évolution viable. L'ensemble de tels états initiaux est désigné comme le noyau de viabilité. « En d'autres termes, en dehors du noyau de viabilité, toutes les évolutions violent les contraintes en temps fini » (Aubin, 2010, p. 23). Par construction, le noyau est inclus dans l’ensemble de viabilité. L'ensemble des vecteurs initiaux de régulons associés au noyau de viabilité est désigné comme l'ensemble de régulation. Au final, « l'objectif principal de la théorie de la viabilité est d'expliquer l'évolution d'un système, déterminé par une dynamique non déterministe et des contraintes de viabilité, pour ainsi révéler les régulations associées qui permettent au système de se maintenir et fournir les mécanismes de sélection pour les mettre en œuvre »31 (Aubin, 1991, p. xiii, notre traduction).

Une particularité des régulons est qu'aucun agent n'a la possibilité de les contrôler, d'où les possibilités de crise. Les régulons ne sont pas des variables de commande (cas des systèmes cybernétiques en automatique), permettant à un « pilote » de guider l'évolution du système de manière à respecter les contraintes de viabilité. Ici réside à nouveau le caractère particulièrement

prometteur de l'application de la théorie de la viabilité à un réseau de paiements. Rien ni personne,

organisation collective ou autre, ne contrôle l'ensemble des paiements, de manière à ce que le réseau ainsi formé implique pour chaque période l'appartenance du vecteur de soldes à l'ensemble de viabilité. Dans le cadre de la décentralisation constitutive d'une économie de marché, chaque agent décide de ses propres paiements comme il l'entend, sans se coordonner au préalable avec les autres agents pour éviter au vecteur de soldes de sortir de l'ensemble de viabilité au cours d'une période. Seul le régime monétaire est exclu de la décentralisation.

31. Un système suit une évolution déterministe si à tout état initial est associée une évolution et une seule. Il suit une évolution non-déterministe – ou « contingente », ou encore « incertaine » – si elle associe plusieurs évolutions possibles à un même état initial.

Cette dernière implique en soi les possibilités de crise : les soldes issus des paiements et des crédits bancaires décidés de manière décentralisée peuvent ne pas appartenir à l'ensemble de viabilité au cours d'une période, bien que les agents ne cherchent pas à produire une telle situation. De manière définitive, Ii existe « la liaison entre l'analyse monétaire et la conception d'une société où l'inintentionnel est le résultat des décisions individuelles libres et volontaires » (Cartelier, 1985, p. 67).

c. Le réseau de paiements et la viabilité de son évolution dans un contexte de gestion financiarisée des entreprises : le cahier des charges d'un nouveau modèle

Au final, on dispose des outils nécessaires pour extraire la solution au problème posé à partir d'un réseau de paiements modélisé :

1. Élaborer les équations du modèle, déterminant les paiements d'une période et leur financement, les soldes qui en sont issus et leur traitement, ainsi que l'évolution du réseau ; le tout en faisant abstraction des biens ou de toute autre phénomène « réel » associé. 2. En déduire le vecteur initial de régulons déterminant l'évolution.

3. Définir l'ensemble de viabilité à partir de contraintes de viabilité, en termes de tendance à l'acceptabilité des soldes du point de vue de la solvabilité des entreprises les enregistrant. 4. En déduire l'ensemble de régulation permettant à l'état initial du réseau de paiements

d'appartenir au noyau de viabilité et in fine au réseau lui-même de suivre une évolution viable ; dit autrement, formuler un théorème de viabilité.

5. Faire varier certains paramètres du modèle, afin de traduire la financiarisation de la gestion des entreprises, gestion désormais axée sur la restriction systématique des dépenses et le recours systématique à l'endettement. Une fois ces variations définies, il s'agit à nouveau de calculer de nouveau l'ensemble de régulation puis comparer : si la taille de l'ensemble après variations – taille à définir selon certains critères – est plus petite que celle avant variations, alors la financiarisation de la gestion des entreprises favorise l'occurrence d'évolutions non viables. Elle est donc un facteur de crise ; et inversement si la taille est plus grande.

Les variations de paramètres seront répétées en faisant également varier des paramètres liés à l'épargne et aux conditions d'endettement. Le but est d'établir définitivement si ces deux facteurs peuvent empêcher la crise même si la gestion des entreprises est financiarisée. Certains modèles déjà existants le suggèrent mais leur recours à des marchés équilibrés les rend sujets à caution compte tenu des difficultés à démontrer la convergence vers l'équilibre par les décisions décentralisées des agents.

Les étapes 4 et 5 peuvent être rendues impossibles. Dès qu'un système d'équations sort des cas simplifiés (linéaires), sa solution mathématique (appuyant la solution même du problème posé) peut néanmoins être trop complexe pour être explicitée à partir de fonctions classiques (Gumowsky & Mira, 1980 ; Creedy & Martin, 1994 ; Benoist-Gueutal, 2007). Rien n'implique a

priori qu'un réseau de paiements en évolution se laisse capturer par un modèle simpliste. Sans

possibilité d'expliciter sa solution mathématique, deux démarches peuvent être suivies pour résoudre le problème posé :

• Donner des valeurs aux paramètres des équations, puis tester si un vecteur initial de régulons appartient ou non à l'ensemble de régulation ; répéter l'opération plusieurs fois, afin de tester autant de vecteurs initiaux que possible. Si un vecteur testé n'appartient plus à l'ensemble de régulation après variation de paramètres, alors la financiarisation de la gestion des entreprises a détruit la viabilité d'une évolution. Répéter l'opération avec tous les vecteurs testés, pour ainsi comparer le nombre de ceux appartenant à un tel ensemble avant et après variations. La financiarisation de la gestion des entreprises est un facteur de crise pour les vecteurs testés si le nombre de ceux appartenant à l'ensemble de régulation a diminué.

• Se donner un vecteur initial de régulons, puis déterminer quelles configurations de paramètres – éventuellement sélectionnées parmi un ensemble prédéterminé de configurations – impliquent son appartenance à l'ensemble de régulation. Si les configurations favorisant le contrôle actionnarial sont celles pour lesquelles le vecteur n'appartient pas à l'ensemble de régulation, alors la financiarisation de la gestion des entreprises est un facteur de crise pour le vecteur donné (et inversement). Répéter l'opération avec les mêmes configurations mais pour différents vecteurs initiaux de régulons.