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Chapitre 1 Revue de la littérature

1.2. Corrélats neurofonctionnels de la perception de la parole chez les aveugles congénitau

1.2.2. Réseaux de perception de la parole chez les aveugles congénitaux

Plusieurs études ont mis en évidence les réseaux de perception de la parole chez les aveugles congénitaux. Nous présenterons un état des connaissances en faisant ressortir les points de consensus et les questions toujours débattues dans ce domaine.

Le premier résultat commun aux études sur la perception de la parole chez les aveugles est que les principaux réseaux présents chez les voyants le sont aussi chez les aveugles. Lors d’une tâche de génération silencieuse de verbes à partir de noms entendus (H. Burton, Snyder, Diamond, et al., 2002), on observe chez les deux groupes des aires plus actives qu’en condition contrôle dans des aires temporales et frontales : gyrus frontal inférieur (F3) gauche, gyrus frontal médial supérieur, gyrus précentral (G préC) gauche. Dans les études qui contrastent la perception de phrases compréhensibles avec la perception de phrases incompréhensibles (l’enregistrement sonore est présenté à l’envers), on retrouve dans les deux groupes une plus grande activité dans les aires perisylviennes gauches, incluant F3 et les gyri temporaux supérieur (T1) et moyen (T2), aires traditionnellement impliquées dans le traitement du langage. L’activité de ces aires est d’autre part modulée par la complexité syntaxique et le caractère sémantique des phrases perçues chez les voyants (Röder, Stock,

Neville, Bien, & Rösler, 2002) comme chez les aveugles (Röder, Stock, Bien, et al., 2002). De plus, d’autres aires gardent chez les aveugles le même type de spécialisation que chez les contrôles, par exemple le recrutement de la partie postérieure de l’aire temporale moyenne (T2) gauche dans le traitement sémantique d’objets nécessitant des outils, F3 gauche et le cervelet pour le traitement sémantique visuel (Noppeney, Friston, & Price, 2003), et les aires sélectives de stimuli vocaux dans le sillon temporal supérieur (STS) (Gougoux et al., 2009).

Le deuxième résultat émergeant de ces études est qu’en plus de ces réseaux traditionnels, les aveugles montrent des activités spécifiques d’aires occipitales. Par exemple, les aires visuelles primaires (V1) et extrastriées bilatéralement, comme les aires traditionnelles du langage, montrent une modulation de leur activité lorsqu’on contraste phrases compréhensibles et incompréhensibles (Röder, Stock, Bien, et al., 2002). En plus des aires du langage, des aires dans la scissure calcarine, le cuneus (O6), et le gyrus fusiforme (T4) sont actives chez les aveugles lors de la génération silencieuse de verbes (H. Burton, Snyder, Diamond, et al., 2002). Dans une nouvelle étude, H. Burton et al. (2003) ont montré que les aires visuelles des aveugles étaient plus actives quand les participants écoutaient une liste de mots et qu’ils réalisaient un traitement sémantique (trouver un mot qui relie les mots entre eux en termes de sens) que lorsqu’ils écoutaient la même liste de mots mais qu’ils réalisaient un traitement phonologique (trouver un mot qui rime avec tous les mots de la liste), ce qui irait dans le sens d’une spécialisation des aires visuelles pour un certain type de traitement langagier. De même Bedny, Pascual-Leone, Dravida, and Saxe (2012) ont montré que V1, les aires extrastriées, T4, et le cortex latéral occipital (LO) répondaient davantage lors du traitement de phrases que lors du traitement des phrases présentées à

l’envers (sans contenu sémantique ou phonologique). Toutefois, pour ces deux dernières études les tâches variaient également en termes de complexité et on ne peut exclure que les différences d’activité entre les aires soient dues à des différences d’effort entre les deux tâches.

Bedny, Pascual-Leone, Dodell-Feder, Fedorenko, and Saxe (2011) ont pris en compte ce possible biais dans une étude où les participants étaient soumis à cinq types de conditions : des phrases constituées de mots, des listes de mots, des phrases constituées de non-mots, des listes de non-mots et enfin, une condition de « non parole » (des phrases dont l’enregistrement sonore est présenté à l’envers). A la fin de chaque séquence, les participants entendaient un extrait sonore du même type de condition que la séquence et ils devaient décider si l’extrait faisait partie de ce qui venait d’être présenté. Les aires traditionnelles du langage, identifiées à l’aide du contraste phrases/parole à l’envers (situées dans l’hémisphère gauche dans F3, le gyrus frontal moyen (F2), T2 et le gyrus angulaire (GA)) ont montré une modulation de leur activité en fonction des différentes conditions, chez les aveugles et chez les contrôles. Les aires qui montraient une activité intermodale pendant le contraste phrases/parole à l’envers chez les aveugles (une région occipitale médiale, une région postérieure occipitale gauche, et une région dans LO à gauche) ont présenté une modulation similaire de leur activité en fonction du type de condition. Cette étude confirme qu’un réseau d’aires occipitales de l’hémisphère gauche est recruté en condition de compréhension de phrases même lorsque l’on contraste cette condition avec des conditions contrôles plus difficiles ou qui requièrent plus de mémoire. Ces aires, comme les aires classiques du langage, répondent différemment en fonction des niveaux de syntaxe, de

lexique et de phonologie. Elles semblent donc bien modulées par le type de traitement réalisé et non pas simplement par la complexité de la tâche.

Au-delà du constat que premièrement on retrouve les principaux réseaux de la parole chez les aveugles, et que, deuxièmement, les aires visuelles sont le siège d’activité intermodale, il existe un certain nombre de points qui ne font pas consensus, ou d’éléments qui ne sont pas systématiquement abordés dans certaines études.

Premièrement, la plupart des études se concentrent sur la plasticité intermodale des aires occipitales, le degré de réorganisation des autres aires cérébrales est donc moins bien documenté. Il existe toutefois quelques études rapportant un certain nombre de différences dans d’autres aires que les aires occipitales. Les aires auditives seraient elles-aussi le siège de modifications, signe de plasticité intra-modale. On rapporte par exemple une expansion des aires tonotopiques - les aires qui montrent un arrangement spatial en fonction de la fréquence du son qui est traitée - dans le cortex auditif des aveugles (Elbert et al., 2002), un recrutement moins important des aires temporales autour du gyrus de Heschl lors du contraste de son comparativement à du silence, mais une plus forte activation du STS gauche pour les voix comparées à d’autres types de son (Gougoux et al., 2009). Des activations du sillon intrapariétal, et des parties postérieures de F3 et F2 sont aussi présentes seulement chez les aveugles lors de la génération de verbes (H. Burton, Snyder, Diamond, et al., 2002).

Deuxièmement, concernant la latéralisation du recrutement intermodal des aires occipitales, certains auteurs rapportent principalement des activations dominantes à droite (Dietrich et al., 2013), d’autres rapportent l’inverse (Bedny et al., 2011; Bedny et al., 2012; H. Burton, Snyder, Diamond, et al., 2002), ou encore un recrutement bilatéral (H. Burton et al., 2003;

Röder, Stock, Bien, et al., 2002). Ces différences de latéralisation des résultats concernent également d’autres aires que les aires occipitales. Il s’agit parfois d’aires qui sont présentes unilatéralement chez les aveugles et bilatéralement chez les contrôles : l’aire F3 droite est présente uniquement chez les contrôles lors de la génération silencieuse de verbe (H. Burton, Snyder, Diamond, et al., 2002), ou l’inverse comme un recrutement latéralisé à gauche chez les contrôles et bilatéral chez les aveugles (Röder, Stock, Bien, et al., 2002).

Troisièmement, concernant la hiérarchie des aires visuelles, chez les voyants, ce sont les aires visuelles primaires qui traitent les informations visuelles en premier, puis les aires secondaires, responsables de traitements plus élaborés jusqu’aux aires de plus haut niveau. Concernant les aveugles, certains rapportent une hiérarchie inversée (Amedi et al., 2004; Amedi et al., 2003; Buchel, 2003), avec les aires visuelles primaires qui traiteraient des informations de plus haut niveau. A l’inverse, Watkins et al. (2012) rapportent que dans un groupe de personnes aveugles souffrant d’anophtalmie (rare maladie caractérisée par l’absence complète des yeux) le schéma de réorganisation occipitale ne serait pas inversé. En effet, selon les résultats de Watkins et al., il semblerait que les aires primaires visuelles sont recrutées pour des tâches primaires et que ce sont les aires extrastriées, qui sont le siège de traitement de plus haut niveau de langage. Selon les auteurs, une première confirmation de ce résultat viendrait du fait que les aires extrastriées sont impliquées dans le réseau de connectivité fonctionnelle au repos latéralisé à gauche et habituellement associé au langage. Une seconde confirmation viendrait de l’observation que les coefficients de corrélation interhémisphères, qui reflèteraient le degré de niveau de traitement d’une aire, montrent que V1 se comporte plutôt comme une aire de bas niveau (haut degré d’intercorrélation interhémisphère au repos) et les aires supérieures seraient le lieu de traitement de plus haut

niveau (plus bas degré d’intercorrélation). Les auteurs proposent que, du fait de l’étiologie de la cécité de leurs participants, les mécanismes de réorganisation des aires visuelles diffèrent de ceux des participants aveugles congénitaux non anophtalmiques.

Enfin, peu d’études se concentrent sur les différences possibles de désactivation, et de l’état de repos du cerveau. Or, on sait grâce aux études de connectivité fonctionnelle que les réseaux impliqués dans l’état de repos des aveugles diffèrent de ceux des contrôles (H. Burton, Snyder, & Raichle, 2014; Y. Liu et al., 2007; Pelland et al., 2016; Wang et al., 2014; Yu et al., 2008). Il nous paraît donc important d’interpréter les différences entre les groupes en prenant en considération que ces différences peuvent révéler des différences de degré d’activation mais aussi de désactivation par rapport à l’état de repos. Deux groupes peuvent par exemple différer dans leur degré de désactivation d’une aire, ce qui peut apparaitre dans les tests de différence de groupe.

En résumé, les études concordent sur le fait que les aveugles congénitaux recrutent les réseaux de traitement du langage classique, avec des aires qui conservent les mêmes propriétés que chez les voyants mais que ces réseaux s’étendent plus postérieurement et qu’ils incluent notamment des aires occipitales, temporales et pariétales qui sont habituellement dévolues au traitement de stimuli visuels. L’activité des aires, qui ne sont recrutées que chez les aveugles, est modulée par les mêmes caractéristiques que dans les aires homologues chez les voyants. Il reste cependant des points à explorer, tels que la caractérisation du degré de latéralisation observé pour les tâches de perception de la parole chez les aveugles, l’importance de la plasticité intra-modale, et la hiérarchisation des aires visuelles, entre autres.

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