• Aucun résultat trouvé

La diffusion des danses étatsuniennes en France et l’appropriation debussyste du cake-walk (1896-1917)

1.3. Vous avez dit populaire ? Des répertoires de danses étatsuniennes ignorées par le monde musical savant.

1.3.2. Des répertoires tenus à distance

Alors qu’elles suscitent la curiosité du public parisien et qu’elles occupent le devant de la scène dans le monde du music-hall, de l’opérette et du café-concert, les danses étatsuniennes restent quasiment invisibles dans le monde musical savant de 1896 à 1917. Sauf exceptions, elles ne semblent susciter ni intérêt, ni curiosité particulière.

Une vogue passée inaperçue ? Une réception des répertoires de danses américaine dans le monde musical savant et dans celui du divertissement

Avant 1917, seuls deux compositeurs, Claude Debussy et Erik Satie y font référence, ponctuellement. Toutefois, les danses étatsuniennes ne les intéressent pas au point de figurer dans leurs écrits. Elles ne sont guère plus visibles dans les revues musicales. Aucune d’entre elles ne leur consacre d’article, ni pendant la vogue fulgurante du cake-walk en 1903-1904, ni au début des années 1910. Seules quelques allusions à ces répertoires émaillent des recensions d’opérettes ou de revue de music-hall. Aucun article de fond ne leur est consacré. Parmi les revues consultées126, seul un numéro de Musica leur accorde une place centrale. Encore ne les aborde-t-il que du point de vue de

la danse, laissant de côté la musique. Intitulé « Danses nouvelles », ce numéro traite successivement du tango, du boston, de la maxixe, de la mazurka, du scottish, du pas de l’ours (qui fut créé à Paris sur des rythmes de fox-trot), le one-step. Des partitions étaient néanmoins diffusées de manière ponctuelle dans des revues de musique savante, comme Le Ménestrel qui diffusa celle du Cake-walk127 de Louis Varney (1844-1908)128, dans son supplément musical du 15 février 1903, ainsi que le ragtime American Grace de W.-J. Paans129 en juin 1914. 126 Voir la note n°35 de l’introduction générale. 127 Ce cake-walk fut composé pour l’opérette Le Voyage avant la Noce, créée la même année au Trianon le 19 décembre 1902.

128 Né à la Nouvelle-Orléans où son père dirigeait la saison d’opéra, ce compositeur, commença une carrière de chef d’orchestre avant de se spécialiser dans la composition de musique d’opérette.

Alors que les revues telles que Paris qui chante accordent une place centrale à des danseurs - les Elks, les petits Walker, Gaby Deslys ou Harry Pilcer, Irene ou Vernon Castle - la seule figure distinguée par le monde musical savant parmi celles liées aux répertoires de danses étatsuniennes est John Philip Sousa. Protagoniste principal d’un texte désormais bien connu de Claude Debussy130, il fait également l’objet d’un article

illustré dans Musica131. Mais celui-ci ne fait qu’évoquer ses qualités de musicien ainsi

que celles de son orchestre ; le cake-walk n’y est pas même mentionné. L’invisibilité des répertoires américains dans le monde musical savant avant 1917 est riche d’enseignements.

Elle témoigne d’un déphasage qui ne concerne pas, comme ceux relevés auparavant, la France et les États-Unis, mais la chronologie de la réception et de la diffusion du jazz dans le monde du divertissement parisien et celle propre au monde musical savant français132. Ce déphasage trahit une séparation nette entre le monde

musical savant et celui du music-hall. Les opérettes font parfois l’objet de recensions dans les revues musicales, mais les revues de music-hall y sont systématiquement absente car relevant trop ouvertement du domaine du divertissement. Les danses étatsuniennes n’entrent donc tout simplement pas dans le domaine des répertoires jugés dignes d’intérêt pour le monde musical savant. Cette seconde remarque confirme la distinction qui vient d’être opérée entre la musique populaire et les danses étatsuniennes : toutes les revues de l’époque consacrent en effet une place substantielle à la « musique populaire », française ou étrangère. Les danses étatsuniennes n’entrent pas, aux yeux du monde musical savant, dans cette catégorie des « musiques populaires ».

Une étude des thématiques associées à ces danses au sein des quelques commentaires qui leurs sont consacrés montre enfin que la question de la race n’y occupe pas une place centrale. Elle n’apparaît qu’au sujet des cake-walks. Le principal

130 Claude Debussy, « La Musique », Gil Blas, 25e année, n°8656, 20 avril 1903, p. 3. 131 George Lange, « John Philip Sousa », Musica, n°8, mai 1903, p. 124-125.

132 Cela ne signifie pas, bien entendu, que les acteurs du monde musical savant ignoraient tout de ces danses. Ils en étaient informés par leur fréquentation du music-hall, des cafés-concerts, ou de la presse généraliste. Plutôt qu’une méconnaissance, ce déphasage signale un désintérêt du monde musical savant pour une musique qu’il considère étrangère à ses préoccupations.

enjeu qui fait réagir le monde musical savant est bien plutôt celui de l’influence anglo- saxonne, souvent perçue comme une menace pour le « bon goût » français. Une musique associée à l’américanisation de l’opérette et de l’opéra-comique La question du lien entre ces répertoires et la communauté afro-américaine passe ici au second plan derrière leur association avec le monde du music-hall et de l’opérette. Dans les revues musicales, les danses étatsuniennes sont le plus souvent abordées dans le cadre d’une interrogation sur le devenir de l’opéra-comique, et de l’opérette française face à l’influence et au succès croissants du music-hall anglo-saxon. En octobre 1910, la revue Musica consacre à cette question une enquête intitulée « Enquête sur la décadence de l’opéra-comique français133 ». Deux ans plus tard, le music-hall, séduisant car

spectaculaire, est désigné comme le responsable de ce constat sans appel : l’« opérette se meurt134 » :

On vantait la fraîcheur de son teint, l’éclat de ses yeux et la grâce pimpante de ces gestes (…). Sa jupe plissée avec élégance, fripée, trouée même par endroits, n’avait pas été ratatinée depuis longtemps ; mais un coquet mouvement découvrait un pied fin et distingué (…). Et voilà que les flonflons étrangers avec leurs panaches ridicules, leurs toilettes pailletées d’étoiles d’acier et de verroteries nègres ont mis en valeur la tenue sobre mais jolie des opérettes de France135. Si la référence à l’altérité raciale affleure dans ce commentaire, la question centrale qui préoccupe son auteur est bien celle de la menace que représente pour l’opérette française l’influence du music-hall, de ses répertoires de danses étatsuniennes, de ses nouveaux pas de danses et de ses nouveaux décors. Autrement dit, ces danses sont avant tout perçues en fonction des mutations qu’elles engendreraient dans la sensibilité française. En témoignent les nombreux termes empruntés au champ lexical du goût :

133 La rédaction, « Enquête sur la décadence de l’opéra-comique français », Musica, n°97, octobre 1910, p. 149-150.

134 Gaston Magny, « Les petites étoiles à l’Apollo », Musica, n°113, février 1912, p. 29. 135 Magny, « Les petites étoiles à l’Apollo », p. 29.

pour Gaston Magny136, l’ « élégance » « sobre » de l’opérette cède le pas à la mise en

avant du spectaculaire condamnée à travers les termes « flonflons », « ridicules », ou encore « verroterie ». Cette citation confirme que les connotations de ces danses nouvelles sont liées, pour leur plus grande partie, à des caractéristiques qui ne relèvent pas de la musique : la chorégraphie, en premier lieu, mais également les costumes ou encore le décor.

Même lorsque les commentaires portent sur la musique, même lorsque celle-ci n’est pas dénigrée, leur association avec le music-hall constitue le sujet principal.

La Petite Milliardaire137, additionnée d’innombrables gigues, polkas et cake-walk – il y a bien un autre cake-walk de M. Ganne138, mais c’est trop ou ce n’est point assez – avec encore un peu plus d’agitations dans le jeu des artistes qui, pourtant, se trémoussent furieusement, aurait très probablement fait une très typique « opérette plus qu’anglaise » pour un de nos grands music-halls139.

Plutôt qu’au seul « pittoresque américain140 », le cake-walk se voit une fois de plus

associé à la modernité anglo-saxonne, anglaise dans ce cas précis.

Un symbole de la modernité anglo-saxonne

Explicite dans cet article, la référence à l’Angleterre l’est également dans le

Piccadilly d’Erik Satie et dans les paroles du Cake-Walk de Thurban. De même, en 1912,

dans Le Ménestrel, le one-step est considéré comme une danse anglaise141. L’association

entre ces deux pays peut s’expliquer par la communauté linguistique qui unit l’Angleterre et États-Unis, mais aussi par l’intensité des échanges entre ces deux pays. De fait, la plupart des musiciens américains se produisent en France à l’occasion de tournées européennes dont le point de départ est le plus souvent Londres. Pour ne

136 Aucun renseignement biographique n’a pu être trouvé au sujet de ce chroniqueur.

137 Cette comédie d’Henri Dumay et de Louis Forest fut créée le 24 février 1905 au Théâtre de l’Athénée. 138 Louis Ganne (1862-1923) fut formé à la composition au Conservatoire de Paris, dans la classe de Jules Massenet. Il se spécialisa dans les domaines de l’opérette, de la musique de ballet et dans la musique militaire.

139 P.-E.-C., « Athénée. La Petite Milliardaire Américaine, comédie fantaisiste en 3 actes, de MM. H. Dumay et Louis Forest », Le Ménestrel, 71e année, n°10, 5 mars 1905, p. 76.

140 L.S., « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 76e année, n°47, 19 novembre 1910, p. 373.

prendre qu’un seul exemple, lors de sa tournée européenne de 1903, l’orchestre de John Philip Sousa se produit d’abord dans la capitale anglaise avant de se rendre à Paris142.

Ces circuits sont connus des commentateurs français. Dans une notice consacrée au « One-step », le maître de danse Max Rivera explique qu’il « nous vient d’Angleterre en passant par New York143 ». Le one-step se voit donc associé avec l’Angleterre puis, de

manière indirecte avec les États-Unis.

Cette identification ambivalente des origines des danses étatsuniennes, ainsi que leur association au music-hall, explique pourquoi elles sont moins perçues comme le répertoire musical traditionnel d’un peuple ancré dans un territoire que comme un symptôme de la modernité anglo-saxonne. L’expression accompagne la plupart des mentions de ces danses dans Le Ménestrel144. Comme en témoigne la mention des

« agitations dans le jeu des artistes145 » (encore une référence à la dimension visuelle du

cake-walk qui joue décidément un rôle plus décisif que la musique elle-même), l’ethos burlesque des danses étatsuniennes constitue le deuxième aspect central de leur réception.

L’ethos « excentrique » et « épileptique » des danses étatsuniennes : un renouvellement des conventions corporelles considéré d’un mauvais œil

Comme dans les publications généralistes, les adjectifs « excentrique », « épileptique » et leurs équivalents sont les plus souvent utilisés dans la presse musicale savante pour évoquer le cake-walk et les autres danses étatsuniennes. L’usage de ces adjectifs s’explique en partie par le rythme pulsé et souvent syncopé de ces danses et par leur chorégraphie. Il est aussi et surtout motivé par une comparaison avec l’ethos des musiques de danse jusque-là pratiquées dans les salons et dans le monde musical savant. Certains acteurs du monde musical s’efforcent de démontrer comment les répertoires de danses étatsuniennes, qui rompent certaines conventions corporelles et

142 Paul Bierley, John Philip Sousa: American Phenomenon, Los Angeles, Alfred Music Publishing, 2001, p. 69.

143 Max Rivera, « Le one-step », Musica, n°128, mai 1913, p. 92.

144 Voir par exemple les numéros du 20 septembre 1903 (p. 299) ou encore du 11 septembre 1909 (p. 295).

comportementales, peuvent toutefois être compatibles avec le « bon goût » de rigueur dans les salons de l’élite française.

La danse de l’ours choque toutes nos habitudes classiques en matière de danse mondaine […]. Tout pas prête à deux interprétations ; la valse la plus classique, la plus pure, peut être transformée en danse extravagante et crapuleuse dans une guinguette populaire et dansée par les virtuoses de la craquette. Tandis que le plus rythmé des Grizzly Bear prête à une interprétation sobre et de bon goût, à la condition qu’aucune de ses attitudes ne soit exagérée et qu’on esquisse le caractère de la danse en marquant suffisamment le rythme. Que les gens timides se rassurent et que le souvenir de certains spectacles n’influe pas sur leur opinion. La danse de l’ours peut se danser dans les salons les plus timorés. Le monde, en l’accueillant, saura lui donner le cachet de bon ton qu’elle a peut-être perdu à travers les bars des deux continents. La moitié de la besogne est faite puisque l’Amérique nous montre le chemin146.

La distinction formulée par Mistinguett (1875-1956)147 rejoint le constat tiré de

l’iconographie des partitions des danses étatsuniennes : une fois tempérée grâce à la sobriété de ses interprètes, leur dimension burlesque peut devenir acceptable dans les salons mondains. S’exprime ici une dimension sociale, et non pas raciale : les excès de la danse de l’ours ne sont pas renvoyés à un stéréotype afro-américain mais au monde des « guinguettes populaires ». On remarquera enfin que le commentaire porte une fois encore sur la danse plus que sur la musique, carrément occultée par Mistinguett. Dans le monde musical savant, la distinction opérée par la chanteuse n’est pas de mise. La rupture opérée par les danses étatsuniennes est le plus souvent condamnée sous le terme « épileptique148 ». Dans les années 1900, ce terme s’applique également à

certaines chansons françaises qui leur sont contemporaines. Dans le Ménestrel, Camille Le Senne dénonce par exemple une « Chanson épileptique de M. Hector Dumas à la pantomime outrancière, à la gesticulation désarticulée149 ». La rupture avec les

convenances n’est donc pas le seul fait de l’origine étrangère des danses étatsuniennes. 146 Mistinguett, « La Danse de l’Ours », Musica, n°128, mai 1913, p. 91. 147 Alice Ozy (de son vrai nom) débute sa carrière en 1885 sur les planches du Casino de Paris. De 1897 à 1907, à l’Eldorado, elle s’impose grâce à sa gouaille comme l’une des plus grandes vedettes françaises du music-hall. 148 P.-E.-C. « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 69e année, n°39, 27 septembre 1903, p. 341. Le terme fut également utilisé pour qualifier les cake-walks de John Philip Sousa (L’Illustration, n°3124, 10 janvier 1903, p. 30).

149 Camille Le Senne, « La Musique et le Théâtre aux salons du Grand-Palais », Le Ménestrel, 70e année, n°18, 1er mai 1904, p. 140).

Sans doute motivé par l’énergie rythmique et sonore des danses étatsuniennes, le terme « épileptique » signale implicitement leur condamnation morale. L’« épilespie » désigne une maladie, un excès désordonné et incontrôlé d’énergie. Elle est liée à un dérèglement physique maladif qui, sous la plume des commentateurs qui emploient ce terme, devient par métaphore le symptôme d’un dérèglement moral et culturel.

Pour Marcel Boulestin (1878-1943), célèbre cuisinier français et collaborateur secrétaire d’Henry Gauthier-Villars (1859-1931), l’« Amérique [...] a démoralisé la moitié de l’Europe avec le rag-time150 ». On retrouve dans cette citation une dénonciation déjà

évoquée à propos de l’influence des danses étatsuniennes sur l’opérette française : celle de l’influence néfaste qu’exerceraient les États-Unis sur la France151.

L’un des textes les plus développés que la rédaction du Ménestrel consacre au cake-walk va dans ce sens :

L’association des maîtres de danse d’Allemagne, qui a dernièrement siégé à Dresde, a protesté énergiquement contre la hideuse danse de hanches et de singes que l’on appelle Cake-walk. Aucun professeur cultivé ne devrait à l’avenir la comprendre sur son programme d’enseignement152.

Dans cette citation réside l’une des seules références au caractère « nègre » du cake- walk dans la presse musicale savante française dans la première décennie du XXe siècle.

Implicite, elle ne contribue pas moins au cliché raciste qui associe les « nègres » à des primates, leur dénie toute humanité et les renvoie à une altérité radicale.

L’altérité raciale des danses étatsuniennes : un thème absent dans les publications musicales savantes

Ce type de cliché constitue une exception dans les revues de musique savante. Dans les revues consultées, seuls deux commentaires associent explicitement le cake- walk aux « nègres ». 150 Marcel Boulestin, « Étranger - Lettre de Londres », Revue Musicale S.I.M., 9e année, n°5, mai 1903 p. 65. 151 Matthew Jordan cite un article de Louis Laloy publié dans « SIM » (en réalité La Revue Musicale S.I.M) qui va également dans ce sens (Jordan, Le Jazz: Jazz and French Cultural Identity, p. 253). 152 La rédaction, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 69e année, n°33, 22 août 1903, p. 262.

Camille Le Senne le convoque ainsi en passant pour le comparer à une « danse nègre de Tunisie » entendu dans les Salons du Grand Palais153. Si cette brève citation

permet d’affirmer, comme le fait Olivier Roueff, que « le cake-walk devient disponible pour qualifier toute danse appréhendée comme “nègre”154 », il convient d’ajouter

immédiatement que cette qualification reste exceptionnelle. Le cake-walk n’est que l’un des points de comparaison choisis par les commentateurs pour donner à leurs lecteurs une idée de ces danses. Dans La Revue Musicale, le docteur Joyeux associe ainsi les fêtes musicales de Haute-Guinée avec « une fête foraine de la banlieue parisienne155 ». Sa

description, comme tous les autres comptes rendus sur les musiques d’Afrique noire dans les revues musicales françaises de l’époque, ne mobilise pas de comparaison avec le cake-walk. L’autre commentaire associant danses étatsuniennes et « nègres » convoque une autre imagerie plus positive certes, mais conditionnée par des stéréotypes raciaux :

Au Nouveau Cirque, pantomime nouvelle, Modern-Sports, avec des scènes variées de gymnastique par des jeunes personnes à qui les exercices physiques sont loin d’avoir nui, un Boston Ball qui n’est autre qu’un gracieux polo valsé et, vous vous en doutiez bien, de nouveau le cake-walk, mais un cake-walk mitigé qui, cette fois, prend le nom de Trans-Atlantic. Ce sont les petits nègres Walker, ceux-là même qui mènent toujours la danse avec leur gaminerie amusante et leur désinvolture si primesautière, et c’est à eux que va toujours le succès de la soirée156. Une fois de plus, l’assignation raciale ne se fait pas sur la musique elle-même, ici passée sous silence, mais sur les danseurs, Rudy et Fredy Walker. Quoique fidèle (le numéro des deux enfants est bel et bien humoristique et primesautier157), cette description s’appuie sur un imaginaire colonial et exotique : celui du « nègre » enfantin, naïf, débonnaire et joyeux.

L’association de la race nègre à l’enfance reste toutefois superficielle. Elle ne concerne que des traits de caractère, c’est-à-dire un ethos, véhiculé par des figures

153 Le Senne, « La Musique et le Théâtre aux salons du Grand-Palais », p. 140 154 Roueff, Jazz, les échelles du plaisir, p. 65-66.

155 Dr Joyeux, « Folklore africain – notes sur quelques manifestations musicales observées en Haute- Guinée », La revue musicale (Revue d’Histoire et de Critique), 10e année, n°2, 15 janvier 1910, p. 52.

156 Anonyme, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 69e année, n°52, 27 décembre 1903, p. 415.

157 En témoigne une performance des deux enfants filmée par les frères Lumière : Le cake-walk au

comiques de music-hall158. Elle n’a pas la profondeur des réflexions sur le primitivisme

que l’on retrouve à la même époque dans les recherches sur les musiques africaines :

N’oublions pas que derrière les chansons il y a les mœurs musicales et, derrière ces mœurs, l’Humanité. Or, toutes les fois que l’humanité polie, celle qui s’est faite à l’école d’Athènes et de Rome, regarde de près les « sauvages », les « barbares », les non civilisés, elle ne retrouve pas sans doute l’Iliade et l’Odyssée et la langue divine des poèmes d’Homère, mais elle observe des mœurs qui furent les siennes et se revoit en enfance, tout étonnée de se reconnaître159.

Comme le cake-walk, la musique des griots d’Afrique est renvoyée à l’enfance, mais à une enfance noble : celle de l’Humanité. Son primitivisme ne désigne pas une absence critiquable de culture et de raffinement. Il renvoie plutôt à une image des temps passés : les griots d’Afrique sont ici considérés en bonne part, comme des vestiges d’un stade de l’Humanité aujourd’hui révolu en Europe.

Même lorsqu’elles sont envisagées du point de vue de la race « nègre », les danses étatsuniennes ne sont donc pas traitées sur le même plan que les musiques d’Afrique