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La diffusion des danses étatsuniennes en France et l’appropriation debussyste du cake-walk (1896-1917)

1.4. L’appropriation debussyste du cake-walk : un exotisme nègre comique, enfantin, et dénué de prétentions esthétiques

1.4.2. Debussy et l’expérience du cake-walk

Enfin, le roi de la musique américaine est dans nos murs ! C’est-à-dire que M. J.-P. Souza [sic] « and his band » va, pendant toute cette semaine, nous révéler les beautés de la musique américaine avec la manière de s’en servir dans les meilleures sociétés. Il faut, à vrai dire, être singulièrement doué pour conduire cette musique. C’est ainsi que M. Souza [sic] bat la mesure circulairement, ou bien secoue une imaginaire salade, ou balaie une invisible poussière et attrape un papillon sorti d’un tuba-contrebasse. Si la musique américaine est unique à rythmer d’indicibles « cake-walk », j’avoue que pour l’instant cela me paraît sa seule supériorité sur l’autre musique… et M. Souza [sic] en est incontestablement le roi167. Cette citation désormais célèbre clôt un épisode du feuilleton musical que Claude Debussy tient dans les colonnes de Gil Blas. Elle appelle plusieurs remarques. Debussy considère le cake-walk comme une musique « américaine » plutôt que « nègre ». Plutôt qu’une musique évoquant primitivisme ou sauvagerie, il y voit une musique policée et compatible avec la mondanité parisienne, celle des « meilleures sociétés ». Sa description rend également compte de l’ethos comique et burlesque que Debussy perçoit dans ce genre. Le cake-walk est en effet qualifié d’ « indicible » à cause des sonorités du « tuba-contrebasse ». Debussy les évoque sans doute parce que le son grave et un peu pataud de cet instrument inusité amuse son oreille d’orchestrateur raffiné. L’éloge

paradoxal de Claude Debussy nous fait subtilement sentir le comique et le ridicule de la gestuelle de John Phillip Sousa, comparé tantôt à un cuisinier, tantôt à un balayeur, tantôt à un chasseur de papillon. De ce point de vue, la position de Claude Debussy sur le cake-walk correspond à la condescendance amusée avec laquelle il décrit les Américains dans sa correspondance. Ceux-ci sont tantôt comparés à des gens « plus mal élevés que des automobiles168 », ou « abrutis de ne plus retrouver la même marque de

whiskey169 [sic]». Au moment de composer « Golliwogg’s Cake-walk » et Le Petit Nègre,

Debussy a donc fait l’expérience de cette musique à travers son représentant américain le plus célèbre. Nul doute que sa connaissance des danses étatsuniennes est également alimentée par la consultation de partitions qui furent publiées en nombre à Paris dès 1903, mais aussi par le discours sur le cake-walk véhiculé dans la presse et par sa connaissance du music-hall, du café-concert et de l’opérette. Plusieurs passages de sa correspondance montrent en effet qu’il se tient régulièrement informé de l’actualité du monde de la musique « légère »170.

Si Erik Satie compose ses deux premiers ragtimes dès 1904, pour profiter de la vogue du cake-walk et en faire bénéficier Paulette Darty, la musique syncopée américaine ne semble pas retenir d’emblée l’attention du compositeur de Pelléas et

Mélisande. Il est certain, qu’à partir de 1903, Debussy connaît le cake-walk tel que le

pratique l’orchestre de Sousa171. Mais cette musique ne retient nullement son attention

puisqu’il n’en fait pas mention dans son « Bilan musical de 1903 », qui déplore pourtant le manque de cosmopolitisme du monde musical français172. Ce n’est qu’à partir du

168 Lettre de Claude Debussy à Pierre Louÿs, 18 décembre 1903, dans Claude Debussy, Correspondance

(1872-1918), éd. Denis Herlin et François Lesure, Paris, Gallimard, 2005, p. 920.

169 Lettre de Claude Debussy à Louis Laloy, 13 septembre 1905, dans Debussy, Correspondance (1872-

1918), p. 800.

170 Nous reprenons ici un terme fréquemment utilisé à l’époque pour distinguer les répertoires savants et ceux destinés au monde du divertissement. Debussy lisait régulièrement la rubrique « Cirques et cabarets » du Mercure de France (Debussy, Correspondance (1872-1918), p. 643).

171 Les sources ne permettent pas d’affirmer qu’il put entendre l’orchestre de Sousa lors des concerts qu’il donna pendant l’Exposition Universelle de Paris, en 1900.

1906, au moment où il entreprend de composer Children’s Corner173, que Debussy se

penche de près sur cette musique.

Alors que le compositeur exploite plusieurs traditions musicales étrangères pour développer un langage nouveau, il ne recourt au cake-walk que dans des œuvres qu’il considère lui-même comme dénuées d’ambitions et comme marginales dans son évolution artistique.

1.4.3. « Golliwogg’s Cake-walk » et Le Petit Nègre : des pièces de circonstance

C’est en effet à la faveur de circonstances extra-musicales que furent composées « Golliwogg’s Cake-walk » et Le Petit Nègre. Entrepris en 1906, Children’s Corner doit en effet son existence à la fille de Claude Debussy, Emma (dite Chouchou), née l’année précédente. Quant au Petit Nègre, il fut commandé à Debussy par Théodore Lack (1846- 1921)174 pour figurer dans une Méthode élémentaire de piano op. 269 publiée par les

éditions Leduc en 1909 et destinée aux enfants175. Pédagogie et enfance

Claude Debussy s’approprie donc le cake-walk à des fins didactiques, pour évoquer l’enfance et pour s’adresser aux enfants de manière ludique. Sont donc à la fois exploités l’une des figures de l’imaginaire du cake-walk et la systématicité de son écriture (due à la récurrence et l’omniprésence du modèle de la pompe et de l’emploi des syncopettes), idéale pour travailler la régularité rythmique et la coordination des

173 Cette date vient du catalogue chronologique des œuvres de Claude Debussy établi par François Lesure à la fin de sa biographie du compositeur (François Lesure, Claude Debussy, Paris, Fayard, 2003).

174 Professeur assistant de piano au Conservatoire de Paris de 1864 à 1921, Théodore Lack se tailla une solide réputation de pédagogue dans le monde musical parisien. Il composa également de nombreuses pièces de salon.

175 L’avant-propos de cette méthode est explicite : « Mes chers enfants, c’est à vous, jeunes pianistes en herbe, que je dédie cette méthode exclusivement écrite pour vous apprendre à jouer du piano » (Théodore Lack, « Avant-propos », Méthode élémentaire de piano contenant 40 petits morceaux faciles et inédits

spécialement écrits pour cette méthode par les plus grandes célébrités musicales op. 269, Paris, Alphonse

deux mains. C’est précisément le rôle que joue Le Petit Nègre dans la méthode de Théodore Lack. Cette association du cake-walk à un répertoire pédagogique ne constitue qu’un fil de l’écheveau des enjeux soulevés par les appropriations par les danses étatsuniennes en France et dans le monde musical savant.

Debussy exploite le cake-walk dans le cadre d’un répertoire destiné à l’enfance. Cet autre fil de l’appropriation de ce genre musical va de pair avec sa dimension pédagogique. Les titres choisis par Debussy renvoient explicitement à cette figure enfantine, joyeuse et débonnaire du « nègre » en France, qui doit à la fois à l’imaginaire colonial français et à la popularité de Rudy et Fredy Walker. L’image de ce tandem fut diffusée sous la forme d’une série de cartes postales et figure sur la couverture des

On la retrouve également dans les titres de trois cake-walks en 1903 : Le Petit

Nègre de Jean Bernard176, Les Petits Nègres noirs d’Ernest Gillet (1856-1940)177 et The

Little Walker’s Cake-walk de Gustave-Xavier Wittman (1843-1920). Comme Le Petit Nègre de Debussy, celui de Jean Bernard appartient à un recueil à la fois didactique et

ludique destiné aux enfants : Un Bal chez les petits. Collection de morceaux faciles en

grosses notes178. Toutefois, le cake-walk ne se réduit pas dans l’esprit de Debussy à

l’évocation de personnages noirs. En 1914, il réutilisa les seize premières mesures du thème du Petit Nègre pour symboliser le personnage d’un soldat anglais dans le premier tableau La Boîte à joujoux. Cette suite musicale accompagnait un spectacle de marionnettes, composé à partir du mois de février 1913 pour sa fille179. Or, dans ce

même tableau, et plus précisément dans ce même « Défilé des jouets », Debussy associe une poupée nègre à une musique sans rapport avec le cake-walk. Ce genre musical se voit donc associé à l’enfance (La Boîte à joujoux est une pièce pour enfants) autant sinon plus qu’à l’altérité raciale, à l’Angleterre autant qu’aux États-Unis. Nous rejoignons ici les résultats de l’étude des diverses représentations suscitées par les danses étatsuniennes. Au-delà de l’enfance et de la didactique, la figure de Golliwogg évoque un troisième thème : celui de la clownerie.

176 Aucun renseignement biographique n’a pu être trouvé au sujet de ce compositeur de musique légère. 177 Violoncelliste et compositeur, il se rendit célèbre avec Loin du bal, une pièce que la danseuse Loïe Fuller (1862-1928) programmait régulièrement lors de ses apparitions sur scène.

178Ce recueil comprend également une marche, une valse, une mazurka, une polka, une gavotte, un pas de quatre, un scottish et un galop.

179 La maladie qui emporta Debussy en 1918 ne lui laissa pas le temps d’en achever l’orchestration. Celle- ci fut confiée à l’un de ses fidèles disciples, André Caplet, qui l’acheva en 1917. La Boîte à joujoux fut finalement créée après la mort de « Chouchou », survenue le 14 juillet 1919. Elle eut lieu le 10 décembre au Théâtre Lyrique, sous la direction de Désiré-Émile Inghelbrecht, dans les décors et les costumes initialement imaginés par André Hellé.

Golliwogg ou la figure du clown

Fig. n° 1-21 : dessin de Golliwogg dans Florence Kate Upton, The Adventures of two Dutch Dolls and

a Golliwogg Londres, Longmans, Green and Co, 1895).

Cette poupée noire aux gros yeux, aux lèvres épaisses et aux cheveux crépus fut façonnée et commercialisée en France selon le modèle fixé dans un livre pour enfant de Florence Kate Upton : The Story of two Dutch Dolls and a Golliwogg (1895). Nous retrouvons là encore l’univers de la littérature enfantine et la figure du « nègre » présentée sous des traits enfantins, joyeux et farceurs. Dans l’histoire illustrée de Florence Kate Upton, le turbulent Golliwogg effraie d’abord deux jeunes poupées hollandaises avant de devenir leur camarade. Il les entraîne ensuite vers diverses aventures pendant lesquelles se développe une amitié sincère. Certes, l’altérité raciale de Golliwogg va de pair avec les expériences nouvelles et extraordinaires qu’il fait vivre aux deux héroïnes. Faire de Golliwogg et de son évocation par Debussy le symptôme d’une « transformation des êtres humains afro-américains en marchandises africaines fétichisées180 » et d’un « contrôle capitaliste du corps noir181 » relève toutefois d’une

(sur)interprétation. La volonté de retrouver dans toute évocation du cake-walk des

180 Martelly (de), « Signification, Objectification, and the Mimetic Uncanny in Claude Debussy’s “Golliwogg’s Cake-walk” », p. 11.

181 Martelly (de), « Signification, Objectification, and the Mimetic Uncanny in Claude Debussy’s “Golliwogg’s Cake-walk” », p. 11.

symptômes d’une pensée raciste en plaquant des catégories forgées ex post par la théorie postcoloniale empêche d’envisager le fait que cette marchandisation du corps devrait concerner toutes les poupées indépendamment de leur origines, à commencer par les deux héroïnes de Florence Kate Upton, mais aussi l’autre poupée de Children’s

Corner, évoquée dans la « Serenade for the Doll »182. Debussy ne les traite pas de

manière radicalement différente que Golliwogg. Mieux, dans La Boîte à joujoux, la poupée « nègre » est traitée comme un personnage secondaire au même titre que le « marin » dont le compositeur moque la grossièreté, le policeman ou le soldat anglais. S’il était besoin d’argumenter plus avant en faveur de l’absence de lien systématique et exclusif entre altérité raciale, altérité morale, altérité musicale et altérité esthétique, nous pourrions ajouter que le héros négatif, l’ « Autre » inquiétant de Le Boîte à joujoux n’est pas le « nègre », mais Arlequin, un personnage majeur de la tradition théâtrale européenne depuis le XVIIe siècle.

Certes, l’évocation de la figure du « petit nègre » et celle de Golliwogg reposent sur une association entre un imaginaire colonial français et des stéréotypes américains issus de l’esclavagisme183. Se focaliser sur ce thème, y réduire la réception du jazz et,

avant lui, des danses étatsuniennes, entraîne une occultation des autres enjeux soulevés par l’appropriation debussyste du cake-walk184. Ceux-ci résident dans le fait que

Debussy n’utilise le cake-walk que dans des pièces de circonstance : le caractère dansant et l’ethos, vif, simple, joyeux et ludique de cette danse correspondent très bien à l’univers enfantin que Debussy souhaite évoquer dans « Golliwogg’s Cake-walk » et aux enfants pour qui il écrit Le Petit Nègre. Enfin, le caractère assez systématique des

182 Elizabeth de Martelly s’efforce de distinguer entre ces deux pièces un traitement « délicat, aimant et attentif » de la poupée et un traitement « primitif et mécanique » de Golliwogg, « jeté, tiré en tous sens, fait pour danser selon les désirs de l’enfant » (Martelly (de), « Signification, Objectification, and the Mimetic Uncanny in Claude Debussy’s “Golliwogg’s Cake-walk” », p. 25). Il est évident que l’évocation musicale des deux poupées diffère, de la « Serenade for the Doll » à « Golliwogg’s Cake-walk ». L’opposition proposée par Elizabeth de Martelly ne semble toutefois pas résister à l’analyse, qui permet de distinguer de nombreux passages mettant en scène un ethos gracieux dans « Golliwogg’s Cake-walk » et une régularité parfois mécanique dans la « Serenade for the Doll ».

183 Encore faudrait-il rappeler une fois de plus que, dans la presse musicale française dans les années 1900 et 1910, le discours sur le cake-walk se distingue de celui de la musique folklorique des peuples africains. 184 Cette conclusion retrouve celle défendue par la musicologue Davinia Caddy à l’issue d’une discussion des travaux de Jody Blake (Caddy, « Parisian Cake Walks », p. 288–317). D’autant plus que cette appropriation ne correspond pas à une volonté de Debussy de prendre position sur la question raciale. Celui-ci se contente de reprendre une imagerie (raciste) répandue et largement acceptée à l’époque.

rythmes syncopés du cake-walk et du rythme de pompe de sa main gauche en fait un genre intéressant à convoquer dans le cadre d’un ouvrage didactique destiné aux débutants. C’est donc en raison de la destination de ces deux pièces que Debussy y respecte les principales conventions du cake-walk.