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Les régimes de valeurs selon John Frow

Faisant référence à la notion de valeur dans le cadre de ma problématisation, notamment dans les parties « les valeurs de la mode » et « les valeurs du Slow Fashion », il me semble important de revenir sur la signification attribuée à ce concept.

Ainsi, je souhaite prendre appui sur les écrits de John Frow. Dans son ouvrage Cultural Studies and Cultural Values (1995), Frow explique que la valeur est toujours « valeur-pour », c’est-à- dire qu’elle est « liée à un groupe évaluateur » (Frow, 1995 dans Glevarec, Macé, & Maigret, 2008, p.294) Les individus appartiennent à plusieurs communautés ou groupes évaluateurs qui « se superposent et sont hétérogènes » (ibid.). Ainsi, Frow propose le concept de « régime de valeur » pour discuter des valeurs engagées par les pratiques et les usages esthétiques, sociaux et culturels des individus et des communautés. Pour Frow, toutes les activités culturelles auxquelles s’adonnent les individus (lire un livre, aller voir un concert, peindre une toile, etc.) impliquent des manières de pratiquer se rattachant à des régimes de valeurs différents articulant des valeurs multiples. Selon l’auteur, un régime de valeur est

une institution sémiotique engendrant, dans certaines conditions d’emploi, des régularités évaluatives, et au sein de laquelle les différents publics ou communautés empiriques peuvent être plus ou moins imbriqués. (...) Les régimes de valeur sont des mécanismes permettant la construction et la régulation de l’équivalence-valeur, et donc la médiation interculturelle. Ainsi, le concept n’implique pas seulement que tout acte d’échange de bien présuppose un partage culturel complet de suppositions, mais plutôt que le degré de cohérence de la valeur peut être hautement variable d’une situation à une autre et d’un bien à un autre. (Frow, 1995 dans Glevarec, Macé, & Maigret, 2008, p.295-296)

Le concept de régime de valeur permet d’insister sur la diversité de la valeur. Les valeurs ne sont pas des constituantes universelles et ne fondent pas intrinsèquement l’essence des ces activités ou de ces entités, mais elles sont autonomes et indépendantes des groupes sociaux et culturels. Selon Frow, les régimes de valeurs « sont toujours le résultat de rapport sociaux et de mécanismes de signification spécifiques (changeants et changeables). » (Frow, 1995 dans Glevarec, Macé, & Maigret, 2008, p.297) Les pratiques des individus sont inscrites dans un contexte spécifique, dans des régimes particuliers liés à des conditions économiques, sociales, culturelles, etc. Ainsi, l’évaluation des pratiques sera différente en fonction des communautés et du cadre dans lesquels

ces pratiques s’inscrivent. Cependant, les régimes de valeurs ne définissent pas les évaluations qui doivent être faites, mais ils les encadrent. Comme l’explique John Frow,

les jugements de valeur et de vérité sont relatifs à une position sociale d’énonciation et à un ensemble de conditions d’énonciation. (...) « Meilleur » et « pire » n’auront de sens que dans la mesure où l’on s’entend sur un cadre d’évaluation, et si l’autorité des locuteurs est acceptée, au moins provisoirement, à l’intérieur de celui-ci » (Frow, 1995 dans Glevarec, Macé, & Maigret, 2008, p.303)

De ce fait, je pense que cette perspective est pertinente dans le cadre de mon exploration pour décrire les régimes de valeurs auxquels la mode et le Slow Fashion se rattachent.

En effet, lorsque je parle des valeurs de la mode, je ne fait pas référence à un ensemble de valeurs globales et universelles qui définiraient dans l’absolu ce qu’est la mode. J’appréhende plutôt ces valeurs comme des composantes, des mécanismes articulés au sein de régimes de valeurs encadrés par certains discours et certaines représentations. La mode se positionne entre différents régimes de valeurs et n’est pas évaluée et considérée de la même manière en fonction du contexte et des groupes évaluateurs. En effet, pour certains la mode constitue une pratique esthétique et artistique, elle sous-tend la création et la transformation d’objets, de vêtements. Pour d’autres, elle se rattache à une pratique politique, à un moyen de revendication. À travers les vêtements portés, l’individu peut revendiquer ses positions politiques.38

En tant que mode, le Slow Fashion s’inscrit aussi « au sein de différents régimes évaluatifs ». (Frow, 1995 dans Glevarec, Macé, & Maigret, 2008, p.298) Pour les parties prenantes du Slow Fashion, il se positionne comme un mouvement promouvant une mode éthique et une alternative au Fast Fashion. D’un point de vue plus large, il questionne aussi les répercussions que nos pratiques sociales et culturelles peuvent avoir sur les individus, l’environnement et sur le futur de notre planète (dans une perspective de développement durable, c’est-à-dire en appréhendant les enjeux sociaux, économiques et écologiques sur le long terme). Du côté des industries de la mode mainstream, le Slow Fashion se rattache, à mon sens, à d’autres régimes de valeurs et est soumis à d’autres évaluations, d’autres jugements. En effet, je pense que celui peut apparaître comme

38 Cette dimension fait écho à l’analyse du style punk par Dick Hebdige (1979), qui étudie comment ce style devient

une menace pour l’avenir économique de ces entreprises. En même temps, pour certaines de ces entreprises, le Slow Fashion est une mouvance dont il s'agit de tirer profit, dans la mesure du possible, en adoptant au moins certains de ses principes - cela peut devenir un outil de marketing.

Le Slow Fashion peut aussi être perçu comme une utopie, c’est-à-dire comme un idéal difficilement imaginable ou réalisable, surtout sur le court terme. Le mouvement peut alors être soumis à différentes évaluations, différents jugements en fonction des régimes de valeurs dans lesquels se positionnent ces évaluations et ces groupes évaluateurs. Au delà de proposer de nouvelles pratiques de production et de consommation et de penser des systèmes alternatifs au Fast Fashion, le Slow Fashion est une idéologie qui engage des relations de pouvoir entre divers acteurs, au sein de régimes de valeurs différents. Ainsi, ce qui m’intéresse dans le cadre de ma recherche, ce que je développe dans la partie « les valeurs du Slow Fashion », sont les valeurs pour les acteurs du mouvement. Je souhaite comprendre comment ils perçoivent les enjeux et comment ils se sentent appartenir au mouvement en adhérent à certaines valeurs, bien qu’il importe de souligner que ces acteurs appartiennent à d’autres régimes de valeurs et à d’autres communautés. Dans cette perspective je me demande, quelles sont les « valeurs-pour » le Slow Fashion.

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