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Dans son écritContre la secte fanatique et furieuse des libertins, Calvin dé-ploie tous ses talents de rhéteur et théologien pour combattre ce courant religieux auquel il reproche notamment de profaner l’institution du ma-riage en prêchant des rapports licencieux entre hommes et femmes : cette secte « pousse et enflambe un homme comme un taureau, et une femme comme une chienne chaude ». Mais c’est aussi l’attitude des libertins face à la propriété qui l’irrite : « Or à fin de ne laisser nul ordre entre les hommes, ils font aussi une semblable confusion quant aux biens, disant que c’est la communion des saints que nul ne possède rien comme sien, mais que chacun en prenne où il en pourra avoir. »38Il exhorte « de rejeter et avoir en abomination cette rêverie diabolique de vouloir mêler tous les biens en confus ».39En même temps, il fustige aussi ses contemporains qui ne songeraient qu’à s’enrichir sans limites et par tous les moyens :

« On voit comment petits et grands sont aujourd’hui embrasés comme fournaise d’une cupidité enragée d’amasser et attirer à eux. »40

Calvin craint sans doute que, si elle se généralisait, l’injonction aux chré-tiens d’abandonner leurs biens reviendrait en dernier lieu à abolir la pro-priété. Sous le poids de la menace, il ne se contente pas de dénoncer ces

38 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 794.

39 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 800.

40 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 794.

tendances sataniques. Pour les combattre plus efficacement, il esquisse en trois points une théorie des rapports de l’Homme à ses propres biens et de l’attitude à adopter face à son prochain. Premièrement, nous ne devons pas avoir de l’appétit pour les biens matériels ; que le pauvre se satisfasse de ce qu’il a et que le riche garde toute son indépendance inté-rieure face à ses biens, afin qu’il puisse les quitter en tout instant, et qu’il développe même un certain mépris à leur égard. Deuxièmement, il nous incombe non seulement de travailler honnêtement pour gagner notre vie, sans recours à des « mauvais trafiques », mais aussi de servir notre prochain. Troisièmement, que le pauvre s’accommode de son sort et en remercie Dieu ; que le riche use de ses biens avec modération et aide cha-ritablement son prochain à subvenir à ses besoins.41Le premier point fait barrage à toute convoitise des biens d’autrui. Chacun doit accepter le sort que Dieu lui réserve. Le deuxième point rappelle le précepte romain du honeste vivere42qui enjoint à chacun de se comporter en homme honnête, précepte enrichi toutefois du principe chrétien d’amour du prochain. Le troisième point, répétition partielle et renforcement des deux points pré-cédents, rappelle l’obligation de modération qui sied à tout chrétien et le devoir de charité. Notons toutefois que ce devoir de charité reste très vague, presque à la discrétion de chacun. Ce devoir flou autour de la cha-rité contraste d’ailleurs singulièrement avec l’ordre vigoureux adressé à chacun de rester à sa place.

Calvin critique l’interprétation que les libertins font de certaines parties de la Bible et leur oppose d’autres passages, appuyés par des exemples. Il soutient que la Bible n’exige pas l’abandon des biens, mais nous exhorte à bien en user dans la droiture et la vérité.43Importe avant tout que tous,

41 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 795 s.

42 Institutiones Iustiniani 1.1.3.

43 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 796.

pauvres et riches, soient « pauvres de cœur », prêts à tout sacrifier pour l’honneur de Dieu.44

Finalement, il prêche ce qu’il appelle la « doctrine commune où gît la vraie décision ».45 En se basant sur l’apôtre Paul, il recommande de : conserver ses biens, mais ne pas s’en enorgueillir ; ne pas se fonder sur les richesses matérielles, mais faire des bonnes œuvres ; garder ses esclaves, mais les traiter avec humanité ; ne pas renoncer à des héritages, mais

« les posséder comme ne les possédant point »46; donner non pas par contrainte, mais avec affection et libéralité.

Calvin veut laisser toute la liberté à celui qui possède de conserver ses biens et d’en disposer. En même temps, il force le pauvre à accepter hum-blement son sort. La conservation des richesses est cependant soumise à certaines conditions. D’abord, il est exclu de s’y attacher et de perdre ain-si sa liberté intérieure. Ensuite, chacun doit aux autres, selon ses moyens, générosité dans le partage. Comme le Christ s’est donné aux hommes, les hommes sont tenus entre eux à des gestes charitables.47

La différence entre Thomas d’Aquin et Calvin est saisissante. Chez le premier, la priorité revient clairement à la communauté, à laquelle l’in-dividu doit se sacrifier. Le second, en revanche, laisse toute latitude à chacun de disposer de ses biens, en retenant un devoir de charité plutôt vague. Puisque Calvin conçoit le « profit de notre labeur comme un juste salaire »,48pourquoi priver le riche du gain reçu de la main de Dieu ?

44 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 797.

45 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 799.

46 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 800.

47 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 795 s.

48 Calvin, Contre la secte fanatique et furieuse des libertins, 725-801, 795.