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Il s’agira – et cela paraîtra évidemment prétentieux – de développer un modèle si simple que n’importe qui peut l’appliquer dans la vie de tous les jours. Cependant, ce modèle doit aussi être valable pour les grandes dé-cisions, par exemple celle de la Banque mondiale d’accorder des crédits ou non. Pour revenir à quelques exemples mentionnés – ma propriété matérielle, mon brevet d’invention ou ma marque déposée –, puis-je en faire ce que je veux ? Mes compétences professionnelles de médecin spé-cialisé, puis-je les abandonner librement pour me consacrer à mon dada préféré, alors que d’autres auraient besoin de mes services ? Le banquier peut-il accorder ou refuser librement des crédits et l’industriel peut-il mettre au bénéfice ou exclure de ses prestations qui il veut ? Nos ordres juridiques donnent une réponse très libérale à ces questions. Mais qu’en est-il de l’éthique ?

Il faut souligner qu’il ne s’agira en l’occurrence pas de proposer une éthique complète. Le but est beaucoup plus restreint, limité aux posi-tions de force ou de pouvoir conférées ou protégées par l’ordre juri-dique, à l’exclusion d’autres grands domaines du champ éthique. No-tamment certaines libertés comme les libertés religieuses, d’expression, de la langue, de la science, de l’art, etc. sont exclues du champ d’investiga-tion, dans la mesure où elles ne confèrent pas directement une position de force ou de pouvoir, mais aménagent plutôt à l’individu un espace d’autodétermination.

Pourquoi restreindre ainsi le champ d’investigation ? Parce que cette re-cherche a comme objet, en premier lieu, non pas l’individu lui-même, mais les rapports entre individus, ainsi que ceux entre les individus et la société.

Parmi les libertés que nos ordres juridiques protègent, certaines concernent surtout la personne individuelle. Tel est par exemple le cas, nous l’avons dit, de la liberté religieuse, dont la fonction première est de garantir à chacun les libres choix et exercice de ses croyances. Il s’agit là d’une décision éminemment personnelle qui peut avoir, mais n’a pas nécessairement, d’incidence sur autrui.

Par opposition, d’autres libertés définissent par essence un rapport à au-trui. Tel est notamment le cas de la liberté du propriétaire – un droit erga omnes, nous l’avons vu –, la liberté économique ou contractuelle, dont Zeiller avait dit qu’elle conduisait, en un certain sens, à acquérir une personne en s’appropriant, par exemple, son temps ou ses compé-tences.94D’autres libertés, encore, confèrent un pouvoir sur autrui non pas explicitement, mais de facto, tel le droit du spécialiste d’exercer ou abandonner son métier et de laisser – ou de ne pas laisser – les autres bénéficier de son savoir-faire. Ce sont ces rapports qui sont au centre de la présente étude et se résument à la question de toujours : quelle atti-tude adopter face aux autres lorsque je me trouve dans une position de domination par rapport à eux ?

D’un point de vue juridique, nous l’avons dit, la réponse à ces questions serait évidemment celle donnée par la loi. Mais au-delà de la loi ? Puis-je vraiment faire de ma chose, de mes capacités et de mes disponibilités ce que je veux, ou est-ce que l’éthique ou la morale requiert un certain comportement ? Pour se faciliter la vie, on serait tenté de dire que nous n’avons pas besoin de règles pour prendre des décisions d’ordre éthique ou moral, que nous pouvons agir selon notre inspiration du moment ou nous abandonner à nos émotions. Nous pourrions même nous détermi-ner selon des modes de décision parfaitement aléatoires, par exemple en jouant aux dés. Sauf que, la plupart du temps, nous agissons autrement.

94 « … erwerben wir eine Person … », Zeiller, Privatrecht, 7.

En réalité, nous avons souvent des préférences que nous voulons expri-mer dans nos décisions ou nous avons des convictions qui nous dictent nos comportements. C’est peut-être pour ces raisons que seulement peu d’entre nous jouent à la roulette pour faire leurs choix.

Si nous ne voulons pas nous contenter d’agir selon nos envies momen-tanées ou de laisser jouer le hasard pour prendre nos décisions, nous sommes amenés à formuler des critères qui nous aident à faire nos choix.

L’objet du présent texte est, nous l’avons dit, d’échafauder et discuter un modèle de décision. Mais pourquoi un modèle ? Nous croyons non seulement qu’il est préférable de réfléchir aux décisions que nous pre-nons, plutôt que de nous abandonner simplement aux sentiments ou au hasard, mais aussi que nous devrions être en mesure de motiver nos choix.

Bien sûr, cela ne signifie pas que sentiments et hasard ne jouent aucun rôle dans nos décisions. Ce rôle peut même être déterminant. Mais il serait préférable que nous puissions – au moins partiellement – donner des raisons pour lesquelles nous faisons ou ne faisons pas quelque-chose.

Peut-être pourrions-nous tenter de donner des raisons, même lorsque nous suivons nos intuitions et sentiments ? En effet, nous devrions pou-voir défendre certains sentiments, parce qu’ils sont de grande valeur, et en rejeter d’autres, qui nous paraissent réprouvables. Nous en faisons d’ailleurs quotidiennement l’expérience. Si les sentiments d’amour, de sympathie ou de crainte sont considérés comme nobles, la haine d’autrui ou la soif de revanche sont pour la plupart d’entre nous à rejeter.

Il faut souligner d’emblée trois points. Premièrement, personne n’est obligé de suivre un tel modèle. Chacun est entièrement libre non seule-ment de ses choix, mais aussi de sa procédure de décision, à condition qu’il respecte la loi : c’est le propre de toute éthique ou morale. Deuxiè-mement, le présent texte ne contient aucune preuve ; il ne démontre pas de vérité a priori, ni la véracité d’un contenu, ni le caractère

contrai-gnant d’une démarche ou la force obligatoire d’un modèle. Il cherche seulement à donner des raisons en faveur du modèle proposé ici. Troi-sièmement, ce modèle ne sera sans doute pas applicable à tous les cas de figure possibles. Il trouvera ses limites dans de nombreuses exceptions ou situations qui conduisent à une solution insatisfaisante, ou pire, à au-cune solution. Il a plutôt un statut de premier test qui fournit un résultat souvent approximatif, soumis à des vérifications et, le cas échéant, à des ajustements ou modifications. Les juristes aiment à distinguer entre le droit, qui serait une boussole, et la loi, qui est comparée à un compas.

Le modèle proposé ressemble plutôt à une boussole qui indique la direc-tion approximative à prendre, mais sans donner des résultats de précision géométrique.