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F. Degrés de protection des choses sans maître

Si l’on reprenait la magnifique taxinomie de Charles de Bovelles (1479-1566),114distinguant par rapport aux « substances » hiérarchiquement entreesse,vivere,sentireetcogitare, c’est-à-dire, entre la pierre qui existe, la plante qui vit, l’animal qui sent et l’Homme capable de penser, notre modèle protègerait les quatre catégories. Le plus haut degré de protec-tion reviendrait à l’Homme, suivi, par paliers, des trois autres catégories.

Cependant, cette hiérarchie en degrés de protection est relativisée par l’interdépendance entre les quatre catégories de biens. Puisque le bien-être du monde vivant dépend de la bonne qualité du monde inanimé, par exemple de la bonne qualité de l’air et de l’eau ainsi que d’un cli-mat équilibré, une bonne protection de ces biens est dans l’intérêt le plus vital de l’Homme. Autrement dit, la pyramide des degrés de protection s’en trouve aplatie. Personne ne contestera bien sûr que, pour protéger les intérêts vitaux immédiats d’une personne, on puisse causer une dé-gradation aux autres biens, mais seulement selon un calcul de tous les intérêts actuels et futurs des parties concernées. Ces intérêts sont déter-minés, entre autres, par la qualité de l’environnement et du climat ou encore par la diversité des espèces.115

114 Charles de Bovelles, Quae in hoc volumine continentur : Liber de intellectu. Liber de sensibus. Liber de generatione, etc., Paris : Stephanus 1510 ; repr. Stuttgart : Fromman Verlag, 1970 ; voir aussi Christoph Lüthy, Zur Entwicklung des Veantwortungsbe-griffs in den Naturwissenschaften, in Bénédict Winiger et al. (éd.), Recht und Ve-ranwortung / Droit et responsabilité. Kongress der Schweizerischen Vereinigung für Rechts- und Sozialphilosophie, 11.-12. Juni 2010, Universität Zürich, ARSP Bei-heft 129, Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2012, 146.

115 A ce sujet, voir notamment le débat concernant les qualités morales de la plante et la prise de position de la CENH.

IV.A. La problématique

La présente analyse a pris son départ avec la question suivante : selon quels critères la personne dominante est-elle tenue de prendre les décisions qui ne la concernent pas seulement elle-même, mais aussi son entourage ? Autrement dit :comment décider, lorsque je me trouve dans une position de domination à l’égard de tierces personnes ?Avec cette question, les cas de figure visés sont non seulement celui du propriétaire qui dispose de ses biens, mais, notamment, aussi celui du détenteur d’un brevet d’invention ou d’une marque utiles à d’autres (une forme élargie de propriété). Sont également visés celui qui dispose de compétences professionnelles dont d’autres pourraient avoir besoin, ou encore celui qui a un pouvoir de décision économique comme, par exemple, le banquier qui accorde ou refuse des crédits.

IV.B. Un modèle de décision : les trois règles

Le présent texte propose un modèle de décision qui met en présence trois parties : J (comme Je) est la personne en position de domination (propriétaire, etc.). T (comme Tu) représente la personne qui sollicite J en lui demandant de l’assistance, une aide financière, etc. S (comme

Société) représente la société dans son ensemble, ou la partie de la société concernée par la décision de J.

Le modèle contient les trois règles suivantes :

Règle 1 :

Lorsque J détermine ses actes, il doit tenir compte à la fois des intérêts de J, T et S.

Règle 2 :

J doit retenir la solution qui permet de maximiser à la fois les intérêts de J, T et S.

Règle 3 :

Si J ne peut déterminer les intérêts de J, T et S, il peut choisir librement la solution qu’il veut retenir.

Ce modèle se base sur certains choix philosophiques. Premièrement, nous sommes des individus sociaux qui dépendent et bénéficient de la société. En contrepartie des prestations reçues nous devons des contre-prestations à la société. Autrement dit, nous avons un devoir de solidarité.

Par conséquent, J doit, dans ses prises de décision qui ont des répercus-sions sur autrui, tenir compte des intérêts de J, T et S. Deuxièmement, en vertu du principe d’égalité entre personnes, les besoins de J et T sont à traiter sur un pied d’égalité. J ne peut pas satisfaire ses propres besoins en priorité, sous prétexte qu’il se trouve dans une position de domination.

Troisièmement et consécutivement au principe d’égalité, J doit veiller, dans sa décision, à maximiser les intérêts de J, T et S. Quatrièmement, en cas de conflit insoluble d’intérêts entre J, T et S, les intérêts de S priment en principe. Cela en raison du fait que seule S peut assurer la pérennité de l’humanité.

IV.C. L’acquisition de choses sans maître et les actes de dérélic-tion

Il paraît raisonnable de compter parmi les positions de domination celles où quelqu’un prélève de la nature des biens n’appartenant à personne – l’acquisition de choses sans maître –, mais aussi celles où quelqu’un se livre à l’acte contraire et abandonne un bien en le rejetant dans la nature – l’acte de déréliction. Pourquoi peut-on dire que les personnes qui se livrent à de tels actes occupent des positions de domination ? Essentiel-lement pour deux raisons : (i) Le caractère massif du phénomène. Ces deux types d’actes jouent un rôle fondamental dans notre économie qui prélève de la nature des matières comme l’air, l’eau, les stocks de poisson, etc. en quantité industrielle et qui, souvent, cause des problèmes majeurs à notre environnement. (ii) L’absence de contrôle des activités d’acqui-sition et de déréliction. Le contrôle de ces activités – surtout des actes de déréliction – est souvent lacunaire, voire inexistant, du fait de légis-lations permissives, mais aussi par manque de moyens de contrôle par les autorités sur le terrain. Ces deux facteurs pris ensemble ont comme effet que les entités qui se livrent à ces actes sont dans une position de domination. En fait, les tierces personnes – dans notre schéma surtout la société – subissent les conséquences des actes d’acquisition de choses sans maître et de déréliction avec la même impuissance que l’esclave dont le sort dépend des sautes d’humeur de son maître. Par conséquent, les trois règles de notre modèle s’appliquent également à ces deux types d’actes.

IV.D. Perspectives : Trois cercles d’éthique

Dans la vie quotidienne, nous sommes confrontés à trois situations qui paraissent particulièrement intéressantes et qui ont un rapport avec la responsabilité de chacun de nous. La première et la plus largement étu-diée concerne les dommages que nous risquons de causer ou que nous

avons déjà infligés à autrui. A chaque fois que nous entreprenons quelque chose, nous sommes confrontés à la question suivante : quelles condi-tions doivent être réunies pour que je puisse dire : « A agit de manière responsable » ou « A agit de manière irresponsable » ? A peut être n’im-porte quelle personne, mais surtout moi-même. La réponse nous indique comment agir de manière responsable. Cette question a fait l’objet d’une étude parue il y a quelques années.116

La deuxième situation à laquelle nous sommes confrontés tous les jours est celle où je me trouve dans une position de domination par rapport à autrui. La question qui se pose alors est de savoir quelles sont les règles à suivre par la personne en position de domination. Cette question fait l’objet du présent essai.

La troisième situation que nous rencontrons quotidiennement est celle où je dois prendre une décision, mais sans qu’un dommage ne soit en jeu, ni que je ne me trouve dans une position de domination. La question qui se pose alors est de savoir quelles règles il faut suivre d’un point de vue éthique. Cette question fera peut-être l’objet, dans le futur, d’une autre analyse.

116 Voir Winiger, Verantwortung, (trad. anglaise, idem, Responsibility).