Réflexions sur le résultat de l'ensemble

Quand j'ai regardé pour la première fois Suite organique I suspendue pour la prise de photo, j'ai eu toute une surprise et cela m'a littéralement frappée. Je n'avais pu l'observer dans sa globalité auparavant vu son ampleur. D'abord, j'ai été surprise par la pâleur de l'œuvre quand on la regarde de loin. J'ai dû m'approcher pour bien l'examiner. J'étais un peu déçue à prime abord parce que j'avais utilisé un bleu assez soutenu. C'est à ce moment que j'ai réalisé que ce qui arrive dans une œuvre n'est pas gratuit mais vient des pensées profondes de l'auteur; j'en ai fait mention à la page 4 du chapitre 1 dans Les sources d'inspiration. Quand j'ai fait ma cueillette de spécimens, j'arrivais devant une profusion d'éléments et je devais m'approcher, m'attarder et regarder de plus près ceux que je sélectionnais. Le même stratagème va se produire avec le regardeur, car, à première vue, il se retrouvera devant des assemblages qu'il ne pourra découvrir qu'en s'approchant pour en saisir toutes les subtilités. L'ensemble donne à voir ma perception de l'univers en perpétuelle expansion et transformation au fil du temps, une vie luxuriante à l'image de formes vivantes. Ma passion pour mes intérêts reliés à la nature et toutes les démarches entreprises en cours de réalisation font partie de mon histoire; les « affects » et les « percepts » du « processus de subjectivation » (proposé par Deleuze) engendrés par eux transparaissent dans mon champ de création artistique. L'œuvre en devenir fait partie de tout ce processus intérieur.

Je me sens particulièrement interpelée par la notion de troisième sens développée par Roland Barthès dans son texte « Le troisième sens » publié dans L 'obvie et l'obtus. Cet ouvrage a été réalisé à partir de réflexions sur le chef-d'œuvre cinématographique Ivan le Terrible (1) de S.M. Eisenstein. D'après Barthès, dans une œuvre, le premier niveau du sens est informatif, communicatif, et il s'y rassemble toute la connaissance qu'apporte l'image et ce qu'elle représente. Le deuxième niveau est symbolique, c'est le sens obvie, qui vient naturellement à l'esprit, la signification ici, c'est le signifié. Le troisième niveau, le sens obtus, Barthès le nomme : la signifiance; elle réfère au champ du signifiant, et non de la signification, c'est un signifiant sans signifié. « ...il excède la copie du motif référentiel, il contraint à une lecture interrogative (l'interrogation porte précisément sur le signifiant, non sur le signifié, sur la lecture, non sur l'intellection : c'est une saisie

« poétique... »2). Le sens obtus ouvre le champ du sens totalement. La signifiance s'oppose à signification et non à sens. La signification, normalement, c'est le produit du signe, c'est l'union du signifiant et du signifié. La signifiance pour Barthès c'est « l'agir » du signifiant ressenti indépendamment du signifié, le sens est dans l'effet d'agir du signifiant et non dans la signification.

Je veux mettre cette notion de signifiance en relation avec certains aspects qualitatifs de mon travail que j'ai essayé de cerner autour de la notion de saturation et de différence dans le multiple. Dans mes œuvres, une arborescence, des veines qui s'enchevêtrent, des structures bien formées à espaces réguliers sont données à voir, bref, une interprétation plurielle selon l'appréhension du regardeur. J'y vois comme symbole, comme sens obvie, un réseau complexe en expansion, en constante transformation dont toutes les composantes ont un lien entre elles; une métaphore d'un univers en expansion depuis quinze milliards d'années, de l'entropie et de la précarité de la vie. Comme troisième sens, comme sens obtus, une sensation de matérialité particulière d'une image qui devient poétique par l'insistance de sa matérialité. Dans le cas de mon travail, la saturation a une valeur en soi qui joue un rôle déterminant en détournant l'attention sur l'aspect matériel du signe plutôt que sur l'imagerie exclusivement. Cette valeur n'est pas du tout reliée au sens obvie ou symbolique de l'œuvre, mais elle est reliée au troisième sens, à la signifiance.

Conclusion

Dès le début de cette démarche inspirée d'un univers en miniature, des plantes vasculaires et plus particulièrement le lichen, un long processus d'expérimentations s'est effectué, par le biais des techniques actuelles de la photogravure. Mes images ont été créées en utilisant une stratégie de multiplication d'un élément récurrent à l'aide d'un logiciel de traitement de l'image. La problématique axée sur le concept de saturation, par la ligne et la couleur, est devenue évidente en cours de recherche, et ce, dû à un enchevêtrement de lignes, une arborescence laissant place à un champ d'interprétation plurielle, engendré par ce genre d'images données à voir. L'assemblage de mes estampes dans des œuvres uniques est venu également renforcer ce concept de saturation par l'accumulation d'images reliées entre elles pour former un ensemble en expansion.

La conclusion de ce mémoire réside surtout dans la découverte d'une matérialité remplie de poésie découlant de ce concept de saturation, ce qui a été énoncé à la fin du chapitre précédent. C'est l'aboutissement d'une expérience artistique remplie de remises en question et de doutes, mais surtout de grandes surprises. J'ai constaté une fois de plus que c'est dans l'action, dans le processus de l'art en train de se faire, que l'on fait ses plus grandes découvertes. Je peux affirmer que ce rapport dynamique qui m'unit à mon œuvre m'a permis d'évoluer.

Une fois le processus de création terminé, le temps est venu d'affronter le dernier volet, la diffusion et l'accueil de l'œuvre qui apporte son lot de peur, car il faut affronter les jugements. J'ai pris certains risques dans cette exposition mais je les assume entièrement parce que j'ai réfléchi ma démarche. Toutes les expérimentations effectuées m'ont permis de peser le pour et le contre de mes choix et je vais continuer à travailler en ce sens. Que ces œuvres soient bien ou mal perçues, je continuerai à mettre tout mon cœur dans ce médium que je privilégie entre tous, l'estampe.

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