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1.   La pensée musicale: points du vue pour des approches du sonore 4

1.3 Des lieux communs : réflexions et liens avec mon approche de la composition 18

1.3.6 Réflexions : influences des outils, composer son instrument 30

D’une manière générale, l’utilisation d’outils modernes induit de nouvelles formulations de la pensée. De l’âge de l’analogique au basculement vers le numérique, les compositeurs ont reconnu explicitement leur impact sur la pensée musicale; Maderna disait déjà en 1957: « la rencontre avec les moyens électroniques a véritablement bouleversé mes rapports avec le matériau musical. A tel point que je dus réorganiser totalement mon métabolisme intellectuel de compositeur73 ». Si l’évolution des techniques a été exponentielle entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, notre siècle actuel semble avoir atteint un plateau74. En ce sens, Racot, Favreau et Teruggi75 expliquent que l’enthousiasme de la découverte cède sa place à la « routine » d’utilisateurs chevronnés, habitués aux mises à jour, et qui intègrent pleinement les comportements logiciels dans leur travail. Ma génération, habituée très tôt à l’informatique, se place dans cette optique des utilisateurs qui ont assimilé les outils de manière intuitive sans ces grands bouleversements des années 50 et 60. Ainsi, ma pensée musicale s’est adaptée très aisément aux outils qui ont jalonné ma formation. Dans le

73 Cité par Jean-Noël von der Weid, La Musique du XXe siècle. Paris, Hachette, 1997, p. 76.

74 Jean Piché, De la musique et des images. Les Presses de l'Université de Montréal, 2003, p. 42, http://id.erudit.org/iderudit/902283ar.

75 Gilles Racot, Daniel Teruggi et Emmanuel Favreau, « Évolution des outils, évolution des idées », dans Vinet, Hugues, et François Delalande, Interfaces homme-machine et création musicale, Paris, Hermes, 1999, p. 197.

domaine analogique, la manipulation des bandes magnétiques au studio de Pantin m’a fait prendre conscience d’un rapport physique au son fixé; une physicalité que l’on va retrouver dans la persistance du geste instrumental dans mes œuvres acousmatiques. Mon travail avec les synthétiseurs analogiques (le RSF Kobol au studio de Pantin, et l’AKS Synthi A de EMS au studio de Blanc-Mesnil) a réveillé ma conscience de la pensée modulaire, avec les notions d’acheminement du signal en série ou en parallèle; ainsi qu’une approche particulière à l’instrument où l’on se développe un jeu propre à la lutherie électronique (voir point 5.2.3).

Dans le domaine numérique, avec l’apprentissage du séquenceur (ProTools), c’est la fascination de pouvoir zoomer à l’extrême sur la représentation sonore qui m’a conduite à m’intéresser au microcosme du son et notamment aux objets composés-composites (voir chapitre 3.2.1). Je pouvais jouer avec la temporalité et penser la musique entre macro et micro échelle.

Puis, ma formation au logiciel Max/MSP à l’Université de Paris VIII a fait évoluer considérablement ma pensée musicale. En effet, à partir de cette période j’ai commencé à envisager la composition sous de nouveaux angles: au goût pour la matière sonore, s’est greffé un intérêt pour la résolution d’algorithmes, c’est-à-dire de formuler la composition en termes d’instructions et d’opérations qu’un calculateur peut résoudre. La génération des ordinateurs des années 2000 m’offrait le luxe d’imaginer des concepts aux tâches répétitives (loops) presque infinies sans me soucier du temps de calcul. Enfin, à l’Université de Montréal, j’ai pu trouver le chaînon qui me manquait entre l’abstraction du concept et la notation musicale grâce à ma formation au logiciel OpenMusic. C’est également le lieu où je pris conscience du formidable impact du comportement logiciel sur la genèse des idées musicales (qui sera abordé au point 4.2.3). « Composer c’est construire son instrument ». La citation de Lachenmann m’est apparue alors sous un nouveau jour: il ne s’agit plus uniquement de se construire un cadre conceptuel, mais également un cadre logiciel, en somme, son propre outil de création. Concevoir un patch pour la création n’est donc pas un acte de pur technicien, ce n’est pas seulement préparer le terrain à la composition, c’est déjà composer l’œuvre. En ce sens, Bossis évoque ce nouveau rôle de luthier du compositeur qui va construire son

instrument, non plus physique, mais conceptuel ; au matériau sonore se substitue alors le matériau symbolique (les paramètres)76. Il va même jusqu’à considérer la fabrication de l’instrument comme acte de composition, et sa programmation comme acte d’écriture: « écrire l’instrument, c’est le fait, non d’inventer un nouvel instrument, mais de pouvoir en imaginer son comportement et ses variations au cours de la forme musicale77 ». S’en suit une conséquence non négligeable: l’apprentissage de l’écriture de l’instrument par le compositeur.

En ce sens, j’ai été influencée par l’élaboration du Monster de Hans Tutschku78, cette sorte de méga-patch constituant une véritable boîte à outils de synthèse numérique et pouvant servir à de nombreux projets. Mon approche de l’informatique a ainsi commencé par la construction de patchs avec Max explorant des procédés de synthèse, de lignes de délai, de filtrage, etc. dans le seul objectif de générer des idées musicales par l’expérimentation. Plus tard, sur OpenMusic, j’ai construit l’Aquarium: un ensemble de modules d’interpolations graphiques (BPF) dessinant de manière aléatoire des formes de poissons. L’utilisateur pouvait choisir la forme de la tête, du corps ou de la queue; chaque poisson générant alors des séquences musicales toujours différentes et potentiellement exploitables dans une œuvre79. Tous ces patchs, à l’instar du Monster, trouvaient une continuité et évoluaient au fil des projets comme une œuvre en construction perpétuelle. Ma démarche se plaçait alors sous le schéma suivant, inspiré de Nicolas Bernier80:

technologie —————vers — — — —> idées

76 Bruno Bossis, « Écriture instrumentale, écriture de l’instrument », dans Stévance, Sophie, Composer au XXIe

siècle: pratiques, philosophies, langages et analyses. Paris: J. Vrin, 2010, pp. 119-135.

77 Ibid. p. 135.

78 Hans Tutschku et Ketty Nez, An Interview with Hans Tutschku. The MIT Press, 2003. http://muse.jhu.edu/content/oai/journals/computer_music_journal/v027/27.4tutschku.pdf.

79 L’une des mes pièces : Sept Mimes Messagers pour orchestre à cordes représente un aboutissement de l’écriture avec l’Aquarium.

80 Nicolas Bernier, Five object-based sound compositions. Thèse de Doctorat, University of Huddersfield, 2013, p. 55.

Quelques années plus tard, avec une meilleure maîtrise des outils, j’ai pu organiser ma pensée en ces termes de résolution d’algorithmes, c’est-à-dire de partir d’un concept qui serait résolu par l’élaboration d’un patch, donc le schéma inverse:

idée —————vers — — — —> technologies

Très vite, il est apparu que le schéma était réciproque, l’élaboration d’un cadre technologique influençant l’idée musicale et inversement:

technologies < — — — > idées

Cette nouvelle approche liée à l’informatique apporte son lot de problèmes. Outre la question de la pérennité des œuvres face à l’obsolescence logicielle, se pose cette difficulté de ne pas basculer dans le domaine de la composition automatique, ou bien, de trop nous assujettir à l’outil. C’est pourquoi, je garde à l’esprit que la composition se doit d’exploiter efficacement le cadre pour que le moyen ne devienne pas la finalité de l’œuvre : « [l’acte de création]: un numéro d’équilibriste entre ordre implacable et désordre (…), entre processus et déviation, entre immuabilité et subversion… »81 .

Je considère mon approche technologique de la musique comme ambiguë entre les pensées informatique et instrumentale. Il existe en effet deux axes qui ont un lien fort avec la notion d’instrument: l’aspect de la physicalité avec les outils analogiques, et l’aspect de l’instrument composé sur lequel on joue avec les outils numériques. De plus, mon approche exclut l’idée d’une composition automatique pour privilégier la composition assistée par ordinateur et le domaine du traitement en temps réel. Le chapitre 4 abordera dans le détail ces applications au sein de trois œuvres de mon corpus musical: Solange Orange, Là-bas, ici, ndawoni ? et Alice Complice.