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SECTION III DIALOGUES ENTRE USAGES ET VALEURS DU TISSU-PAGNE

6.1. LE TISSU-PAGNE, UNE BASE TEXTILE « INEVITABLE »

6.1.2. Comme référent culturel

Il semblerait donc que, si l’on est Togolais, le tissu-pagne doit être présent dans notre vie. Il s’agit ici de la fonction communicationnelle de cette étoffe qui « dit quelque chose » quant au positionnement de son ou sa propriétaire au sein d’une société particulière, en tant que référent culturel. Pour l’instant, cet usage du tissu-pagne comme outil de communication visuelle sera donc développé en étant appréhendé comme un référent culturel. Par la suite, il sera abordé sous un angle plus social à travers son usage vestimentaire comme étendard du statut de l’individu. Cet aspect va permettre de poursuivre la présente réflexion quant à l’effet miroir existant entre le tissu-pagne et l’individu qui en fait usage, mettant ainsi en exergue les systèmes de

229 Cette question du glissement d’une relation sociale à personnelle entre tissu-pagne et individu, seulement entrevue ici, sera ponctuellement développée tout au long de cette section III. Un approfondissement précis sur le processus permettant ce passage sera développé dans le chapitre 8.

230 Nous verrons, dans le chapitre suivant, que son caractère tacite s’applique plus vraisemblablement aux

hommes qu’aux femmes. En effet, lorsque les jeunes filles atteignent un certain âge, la possession de tissus-pagne devient plutôt une norme formelle, en prévision des nombreux usages qui en seront faits dans leur future vie de femmes (coir chapitre 7).

communication visuelle à l’œuvre, pour aboutir à une compréhension approfondie des liens étroits existant entre valeur socio-symbolique et usages du tissu-pagne à Lomé. Comme les quelques extraits d’entrevues intégrés à la fin du chapitre précédent l’ont indiqué, il s’avère que les Togolais accordent une place privilégiée au tissu-pagne en tant que référent culturel : « quand on ne porte pas de pagne, on dit que la personne n’est plus africaine, qu’elle n’est plus liée à sa culture » (Essoyodou). Cet état de fait pourrait sembler incohérent dans la mesure où, comme je l’ai précisé dans la partie contextuelle de cette thèse231, cette étoffe a pour ancêtre une technique d’impression issue d’Asie et est, aujourd’hui, principalement produit en Europe ou en Chine. Comment pourrait-il alors être considéré comme un des grands référents culturels du Togo ? La réponse est simple : une très forte réappropriation dont l’origine remonte à la première introduction de ce tissu à Lomé. J’ai auparavant expliqué de quelle manière cette étoffe est arrivée sur les côtes ouest-africaines ; il s’agit donc ici d’examiner les mécanismes de réappropriation mis en place localement.

Avant tout, parlons design. Les grossistes, actuelles descendantes des fameuses Nana Benz qui ont fait la réputation du Togo, et plus précisément de Lomé, quant au commerce de tissu-pagne, constituent, encore aujourd’hui, l’intermédiaire essentiel entre fabricants/fournisseurs et revendeuses au détail dont elles sont la source d’approvisionnement. Qu’elles choisissent les motifs parmi un panel proposé ou qu’elles commandent directement leurs propres designs, ce sont bien elles qui orientent les tendances futures. En connaissant le marché local et les goûts spécifiques des consommateurs, elles savent sélectionner les tissus-pagne qui sauront plaire au plus grand nombre. Une fois ce choix effectué, ce sont également elles qui nomment certains motifs spécifiques. C’est essentiellement à travers cette dénomination que la réappropriation culturelle s’effectue. En effet, même si certains designs, par exemple ceux aujourd’hui reconnus comme étant des classiques, ou n’kↄvↄ232, ne reflètent pas particulièrement les pratiques quotidiennes locales si l’on se limite à une lecture au premier degré, le nom qui leur est donné permet de les ancrer profondément dans la culture togolaise en faisant référence à des réalités sociales, des évènements nationaux

231 Voir le chapitre 1.

232 Faire ici appel à des motifs classiques n’est justifié que par le fait qu’ils possèdent systématiquement

ou des proverbes traditionnels233 auxquels les usagers peuvent directement s’identifier. Prenons un exemple. Un des n’kↄvↄ montre une cage avec un oiseau à l’intérieur et un autre s’enfuyant par la porte ouverte. Initialement, posséder des oiseaux en cage ne fait pas partie des pratiques togolaises. Le premier degré de lecture du motif n’a donc pas de lien direct avec la réalité du pays. Or, ce tissu-pagne a été nommé « Si tu sors, je sors »234, faisant ainsi référence à une certaine libération de la femme, capable de se rendre là où son mari va, écho d’un changement sociétal majeur dans les années 1980. Ainsi, ce n’est pas ce que le motif désigne concrètement qui est important et significatif, mais plutôt la seconde lecture qui en est faite, sa dimension métaphorique, qui prend vie à travers le nom qui lui est donné. En lien direct avec une réalité tangible pour les usagers, cette dénomination permet donc sa réappropriation. Le même processus se retrouve pour des motifs plus abstraits qui prennent également tout leur sens et leur pertinence une fois qu’un nom leur a été attribué. C’est, par exemple, le cas de « Mon mari est capable » ou de « Femme capable ». Une femme porte le premier pour affirmer à qui veut l’entendre, ou plutôt le voir, que son époux peut parfaitement subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Le second fait écho aux forces de la femme togolaise, dynamique, entreprenante, séductrice et autonome. Le porter constitue un moyen d’affirmer son accomplissement en tant que femme (Héritage s.d.). Il en va de même pour les motifs ne présentant pas de particularités culturelles de base comme, par exemple, « La Main », dont il faut connaître la signification en « sous-titre » pour comprendre tout son sens, soit l’idée générale selon laquelle « l’union fait la force ». Afin d’illustrer au mieux ce proverbe, le design montre une main surplombant des doigts isolés235.

233 Par exemple, « ton pied, mon pied », « balaie ta cour », ou encore « tout retourne à la poussière ». 234 Voir illustration 36 ci-après.

Un élément supplémentaire permet de confirmer cette démarche de réappropriation ainsi que son efficacité, le fait qu’un même motif ne porte souvent pas le même nom d’un pays à l’autre. Par exemple, si l’on reprend le cas de « Mon mari est capable », en Côte d’Ivoire, ce motif s’appelle « Ton mari est capable » est fait référence à l’amour que porte un mari à sa femme (Héritage s.d.). Dans le même ordre d’idée, le motif intitulé « Balai » au Togo, est nommé « Le balai de Gueï » en Côte d’Ivoire, en référence directe au coup d’État de 1999, durant lequel l’armée, conduite par le Général Gueï, renverse le président Henri Konan Bédié (Héritage s.d.). Pour conclure avec ces variations de noms, prenons enfin le n’kↄvↄ intitulé « Gendarmerie ». À l’origine, ce motif s’appelait « Je suis assis à mon portail », en écho à une pratique largement répandue. Au Togo, ce même design a très rapidement été renommé « Gendarmerie » car le lion qu’il représente ressemble fortement aux deux statues encadrant l’entrée de la gendarmerie nationale de Lomé. À travers ces trois illustrations, on perçoit de quelle manière un même motif peut être réapproprié différemment par chaque pays en faisant référence à un objet de la vie quotidienne, à un évènement historique marquant ou à un lieu emblématique. Attention cependant, il arrive qu’un motif nommé en référence directe à un élément marquant de l’histoire spécifique d’un pays soit ensuite utilisé sous ce même nom dans d’autres pays. C’est le cas, par exemple, du n’kↄvↄ « 3 ministres » qui doit initialement son nom à une célèbre affaire judiciaire ivoirienne. On le retrouve

Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais2/vlh1421.004.06/

Illustration 36 : Exemples de réappropriation culturelle par le nom

« Si tu sors, je sors » « Femme capable » « Mon mari est capable »

Source : http://heritage-wax.com/fr/noms-des-pagnes

pourtant sous la même appellation au Togo alors que, à l’origine, il avait été intitulé « L’amitié à trois est impossible », suivant un dicton éwé (Héritage s.d.).

Suivant cette logique d’adaptation du nom du motif à un référent culturellement fort selon le pays ouest-africain concerné, il est à noter que les associations de couleurs connaissent également plus ou moins de succès selon les goûts des populations locales. En effet, un même motif présente systématiquement plusieurs teintes, comme la tendance des deux-tons l’illustre. Plus concrètement, il s’agira d’une dominante de couleur, comme le rouge, le bleu, le violet, le jaune, le vert, etc.236. Bien sûr, tous les tissus-pagne n’existent pas dans toutes les dominantes possibles car seulement quelques-unes vont s’avérer avoir du succès en fonction du ou des pays visés. Par exemple, le motif appelé « Étoile » peut présenter un fond jaune avec des étoiles bleues, un fond bleu avec des étoiles jaunes, un fond jaune avec des étoiles rouges ou encore un fond rouge avec des étoiles jaunes. Au Togo, l’association jaune et bleu semble particulièrement prisée. Par contre, le Nigeria lui préfère largement le rouge et jaune, surtout la communauté Igbo dont le noir, le jaune et le rouge constituent les couleurs traditionnelles. Concernant le n’kↄvↄ « ABC », les Togolais montrent un penchant particulier pour la version à dominante rouge. Par contre, le classique « Femmes de Lomé » connait, encore aujourd’hui, un très grand succès en dominante violet ou bleu.

236 Voir illustration 38 ci-après.

Illustration 37 : Exemples de variations de dénomination selon le pays

« Balai » au Togo

« Le balai de Gueï » en Côte d’Ivoire

« 3 ministres » en Côte d’Ivoire et au Togo « Je suis assis à mon portail »

Rebaptisé « Gendarmerie » au Togo

Même chose pour le célèbre « Dotèvↄ237 », ou « Gingembre », dont les versions à dominante bleu ou violet sont particulièrement prisées.

237 Dotèvↄ se traduit littéralement « pagne de gingembre », « dotè » signifiant « gingembre » et « vↄ »

étant, là encore, le suffixe équivalent à « avↄ ».

Illustration 38 : Exemples de variations de couleur dominante

« Étoile » : jaune sur bleu, bleu sur jaune, rouge sur jaune

Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl008988.06/ (jaune sur bleu),

https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl008988.06/ (bleu sur jaune)

« Dotèvↄ » : rouge, bleu, jaune

Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais2/vl00022.025.06/ (rouge),

https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl003785.06/ (bleu),

https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl005502.06/ (jaune).

« ABC » : rouge et bleu

Source : https://shop.vlisco.com/fr/vlisco/types/wax-hollandais/vl007513.06/ (rouge),

Ainsi, au-delà d’une réappropriation via la dénomination des motifs, une seconde se fait à travers les couleurs. En effet, chaque pays semble attiré vers certains types de designs, comprenant l’association motifs et couleurs. Au Togo, la majorité penche vers les motifs relativement petits et les couleurs comme le bleu foncé, le rouge tirant vers le bordeau, le jaune (à condition qu’il ne soit pas trop vif), le vert foncé, le marron, etc.238. En Côte d’Ivoire, par exemple, les designs à succès présentent des motifs plus gros et le plus souvent géométriques avec des couleurs très vives.

Enfin, pour terminer avec cette question des processus de réappropriation du tissu- pagne, il est essentiel de noter que les grossistes locales travaillent également en collaboration avec leurs fabricants/fournisseurs afin de créer des designs spécifiquement adaptés aux goûts de leurs clientèles. Toujours dans l’optique de « parler au plus grand nombre », le choix se porte souvent sur des motifs faisant directement référence à la vie quotidienne des Togolais. Ainsi, on retrouve, par exemple, le « Ventilateur », le « Trône » (en référence à la forme du trône royal chez les Éwé ressemblant à une sorte de tabouret), « Blomvi » qui figure de petites saucisses locales, « Adémévivↄ » qui peut se traduire par « petites feuilles d’adémé », une plante dont on fait des sauces, ou encore « Yébéssévivↄ », soit « petit piment »239.

238 Habituellement, le prix d’un modèle augmente proportionnellement à son succès. Ainsi, au Togo,

« Femmes de Lomé » en bleu ou en violet sera plus cher qu’en rouge, par exemple. La valeur socio- symbolique accordée à l’étoffe suit également la même logique et ce design en bleu ou violet est donc plus socialement valorisé qu’en rouge.

239 Les deux derniers noms présentent le suffixe « vↄ » qui correspond à « avↄ », le pagne. Littéralement,

leurs noms respectifs seraient donc « le pagne des petites feuilles d’adémé » et « le pagne du petit piment ».

« Femmes de Lomé » : violet

Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl013700.06/

Jusqu’ici, nous avons donc vu de quelle manière un produit textile, initialement d’origine étrangère, a pu être réapproprié pour finir par constituer l’un des supports importants de la communication et de la reconnaissance propre à la culture du Togo, constituant ainsi un outil pouvant « dire » l’appartenance d’un individu à une société spécifique et, conséquemment, à une culture particulière. Or, cette fonction communicationnelle du tissu-pagne ne se limite pas à sa dimension de marqueur culturel, et donc d’appartenance à une société donnée qui dispose de sa culture propre, mais s’étend également à l’affirmation du positionnement social de chacun au sein de cette même société. C’est sur ce point qu’il est maintenant nécessaire que je m’attarde,

« Ventilateur » Source : Vlisco (2013 : 4) Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl007931.04/ « Trône » Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl010295.06/ « Blomvi » « Adémévivↄ » Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl016153.06/ « Yébéssévivↄ » Source : https://shop.vlisco.com/en/vlisco/types/wax-hollandais/vl008703.06/

toujours dans l’optique de saisir dans quelle mesure le tissu-pagne s’inscrit au cœur des dynamiques socio-relationnelles des Loméens et les enjeux que cela regroupe quant aux usages que ces derniers font de ce textile. On passe ici d’une question de positionnement au sein d’une société spécifique (et de la culture qui y est rattachée), à une question de positionnement intra-sociétal240. Pour ce faire, c’est le tissu-pagne sous forme de vêtement qui sera ici mis en lumière.

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