Comme compagnon de vie : l’omniprésence du tissu-pagne

L’idée d’une omniprésence du tissu-pagne au sein de la vie quotidienne a déjà été introduite précédemment, mais il me semble nécessaire de l’approfondir ici afin d’en saisir toute la portée quant à la valeur socio-symbolique accordée à ce tissu et au rôle central qu’il joue dans les dynamiques socio-relationnelles, notamment en tant qu’objet textile communicationnel. Ainsi, de la même manière que cette étoffe connait une multitude d’étapes de vie différentes au regard, notamment, de sa catégorie d’appartenance et des usages qui en sont faits (le premier critère participant du second), il s’avère qu’il accompagne également les individus tout au long de leur propre itinéraire de vie, suivant la logique de forte connexion quant à la vie sociale de chacune de deux parties. En effet, lorsque mes interlocuteurs sont interrogés sur la place du tissu-pagne dans la vie des Loméens, une idée centrale ressort : le tissu-pagne est partout et tout le temps. Plus directement, voici ce qui peut être entendu sur la question : « Au Togo, on naît et on meurt avec du pagne » (Malick), ou encore « Si chaque personne avait une valise avec tous ses pagnes, on pourrait retracer toute sa vie » (Nour). Alors qu’en est-il concrètement ? Il s’avère que cet état de fait ne peut pas réellement être contredit. En effet, le tissu-pagne, présent dès l’accouchement224_{, suit} l’individu tout au long de sa vie à travers la multitude des usages pouvant en être faits, et se retrouve également lors de funérailles, qu’il s’agisse du défunt (revêtu d’une tenue- pagne qu’il affectionnait tout particulièrement ou dans le cercueil duquel il est possible de placer certains tissus-pagne qui lui étaient chers), ou de l’entourage venant lui rendre un dernier hommage225. Au-delà de son recours constant dans les pratiques quotidiennes, qu’il s’agisse d’un usage utilitaire, décoratif, vestimentaire ou autres, il se trouve que, au cours de l’itinéraire de vie d’un individu, certaines étapes significatives seront, elles aussi, marquées par l’usage d’un ou de plusieurs tissus-pagne spécifiques. Avant tout, il est nécessaire d’identifier ces fameuses « étapes de vie significatives » dont il est question ici et qui peuvent être d’ordre social ou relever d’évènements tout à fait personnels. Par exemple, pour ce qui est des étapes de vie socialement « programmées », on peut retrouver les anniversaires marquant l’entrée dans une nouvelle dizaine (20 ans, 30 ans, 40 ans, etc.), la diplomation de fin d’études

224 _{Ce point sera développé dans le chapitre 7.} 225 _{Ce point sera développé dans le chapitre 8.}

(universitaires ou d’apprentissage, selon les cas), l’ensemble des étapes amenant au mariage (premiers pas226, remise de dot, cérémonie de mariage), ceux en lien avec la naissance d’un enfant (maternité, sortie227, baptême ou autre cérémonie religieuse apparentée), un départ à la retraite ou tout autre évènement faisant l’objet d’une forme de célébration inscrite dans les normes sociales locales. Sur ce point, le tissu-pagne qui deviendra alors significatif, car symbole de cette étape particulière, peut être le textile dans lequel aura été confectionnée la tenue portée à l’occasion228 ou bien un cadeau reçu pour cette même occasion. Dans ce cas, à la valeur socio-symbolique inhérente au tissu-pagne au sein de la culture matérielle locale, doit être ajoutée celle de l’étape de vie en question (passage d’un groupe d’âge à un autre, diplomation, naissance, mariage, décès, etc.). Une fois l’évènement passé, cette double valeur socio-symbolique revêt une dimension supplémentaire que je qualifie de mémorielle, à laquelle est rattaché ce souvenir précis. De ce fait, le tissu-pagne en question devient le support privilégié symbolisant à la fois l’étape de vie dont il s’agit et le souvenir de cette dernière. Un attachement émotionnel se crée alors, déterminant en partie le futur itinéraire de vie du tissu-pagne, car ce dernier devient le symbole réceptacle d’un évènement marquant dans la vie de l’individu, résultat d’une histoire commune. On touche donc à la dimension relationnelle existant entre le tissu-pagne et son ou sa propriétaire. Cette relation se manifeste également, et peut-être même à plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’un tissu- pagne relié à un évènement d’ordre personnel, ne relevant donc pas de signifiants sociaux. Par exemple, Mme Kéké, Nana Benz de son état, est une femme d’affaires chevronnée. Elle me confie, lors de notre rencontre, qu’après chaque transaction particulièrement fructueuse, elle a pris l’habitude de s’acheter un tissu-pagne afin de ne pas oublier son « bon coup » et de s’assurer de pouvoir reprendre de l’assurance dans les périodes plus difficiles : « En les regardant, je me souviens de mes bons coups et ça me redonne la force. Je deviens plus sûre de moi et je sais que je peux y arriver ». De ce fait, par une symbolisation de ses succès sous forme de tissus-pagne, c’est une sorte de leitmotiv mémoriel qu’elle met elle-même à sa propre disposition. Ici encore, c’est la relation entre le tissu-pagne et sa propriétaire qui importe, la seconde attribuant au

226 _{Il s’agit ici de la présentation officielle des conjoints à leur famille respective et de l’annonce d’un}

engagement plus formel que constitue le mariage.

227 _{Quelques semaines après la naissance d’un enfant, une fête est organisée par les nouveaux parents afin}

de présenter officiellement le nouveau-né à leur entourage.

228 _{J’ai d’ores et déjà indiqué la tendance à faire coudre une nouvelle tenue-pagne en prévision d’un}

premier une signification toute personnelle pour un usage mémoriel, lui aussi personnel. Ainsi, qu’il s’agisse d’évènements socialement ou personnellement significatifs, l’image de la valise contenant tous les tissus-pagne en question et offrant la possibilité de retracer l’ensemble des étapes importantes de la vie d’un individu prend ici tout son sens et démontre sa pertinence métaphorique229.

Quoi qu’il en soit, ces éléments démontrent encore une fois l’omniprésence et la centralité du tissu-pagne au sein de la vie de Lomé, pendant du haut degré de sa valeur socio-symbolique. En effet, lorsque l’on se penche plus attentivement sur la question, on se rend très vite compte que cet objet textile se révèle « inévitable, incontournable » (Bassam), qu’il est « partout et utilisé pour tout » (Komi). Ainsi, la nécessité de sa possession et les usages qui s’en suivent logiquement, semblent faire consensus au sein de la société, telle une norme tacite230 qui découlerait directement de normes plus formelles, guidant et déterminant les usages qui doivent en être fait. En effet, « tout le monde a au moins un pagne à la maison. Même si c’est juste pour se couvrir la nuit. Si tu es Togolais, tu as forcément du pagne » (Afoussa). « Être Togolais ». Voilà donc un point sur lequel il faut se pencher si l’on cherche à saisir en profondeur les raisons d’une telle valeur socio-symbolique accordée à cet objet textile.