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Chapitre 1. La signification de l’événement : donner un sens au Spoutnik

1.3. La valeur politique des Spoutniks

1.3.2. Une réelle « crise » du Spoutnik?

La réussite du lancement soviétique semble donc laisser, à première vue, un goût amer dans la bouche des Américains. Autant à l’international que dans la presse locale, il est question de cette « course » dont les États-Unis sont jusqu’à présent les perdants. Des titres d’articles comme « How the U.S. Lost the Satellite Race?80 » ou encore « Can U.S. Still Win

Missile Race?81 » laissent voir cette perception. La nature de ces sources est cependant à

considérer. Les titres accrocheurs contribuent souvent à choquer et à attirer l’attention du lecteur, ce qui peut laisser croire à certains observateurs que l’effet de crise a été plus répandu qu’il ne l’était en réalité. Les sources plus récentes sur le sujet reconnaissent notamment que les rapports initiaux sur les réactions occidentales ont été exagérés. C’est principalement avec le lancement du deuxième satellite, beaucoup plus pesant, parallèlement à l’échec américain de reproduire cet exploit, que l’impact du Spoutnik devient de plus en plus marquant82. Si, à

première vue, les États-Unis semblent avoir perdu cette « course » à l’espace, idée que les médias et la branche démocrate semblent vouloir mettre de l’avant, les réactions de

79 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (14), 14 août 1958, p. 17668.

80 U.S. News & World Report, Oct. 18, 1957, p. 48, tiré de Cheryl L. Marlin, loc. cit., p. 547. 81 U.S. News & World Report, Nov. 15, 1957, pp. 52-60, tiré de Ibid., p. 547.

82 Matt Bille et Erika Lishock, « Effect of Sputnik », Stephen B. Johnson, éd., Space Exploration and Humanity:

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l’entourage du président laissent présager une autre réalité. En effet, quatre jours après la mise en orbite du Spoutnik, le secrétaire d’État John Foster Dulles publie un mémorandum sur le satellite soviétique. Il reconnait la valeur scientifique et technique inestimable de l’accomplissement, mais précise que son importance ne doit pas être exagérée. Tout comme les Soviétiques, les Américains ont aussi travaillé au développement de plans de lancement d’un satellite artificiel. Il ajoute qu’ils pourront vraisemblablement en mettre un en orbite comme prévu dans le cadre de l’AGI, grâce aux recherches effectuées dans le domaine au cours des deux années précédentes83.

Il existe donc une volonté de dissocier les deux programmes spatiaux. L’ancien secrétaire à la Défense Charles Wilson84 considère le Spoutnik comme n’étant qu’une simple astuce

scientifique et que le prestige américain n’en a pas été affecté puisqu’il n’a jamais été question d’une course contre les Soviétiques85. Allant dans le même sens, John P. Hagen,

alors directeur du Projet Vanguard, responsable de l’élaboration d’un satellite américain, déclare que leur but n’est absolument pas de faire la course contre les Russes86. Aux yeux de

l’administration d’Eisenhower, ce qui lui sera notamment reproché par ses dissidents, les deux projets ne sont donc pas en compétition.

Comme mentionné précédemment, les réactions du public aux États-Unis face au lancement du premier Spoutnik sont assez ambivalentes. Contrairement aux membres du Congrès, qui voient généralement l’engin soviétique comme une menace non seulement à la sécurité nationale, mais aussi au prestige américain, l’opinion publique semble être beaucoup plus modérée. Une partie des personnes interrogées s’accorde certes pour dire que le

83 David S. F. Portree, op. cit.

84 Charles E. Wilson a été secrétaire de la Défense pour le président Eisenhower du 28 janvier 1953 au 8 octobre

1957. Sa nomination devant le Sénat a semé la controverse puisqu’il possédait de nombreuses actions dans la compagnie General Motors. Il débute son mandat avec l’intention, de pair avec le chef de l’Exécutif, de réorganiser le département de la Défense et critique largement l’administration précédente, sous le président Truman, d’avoir entraîné les États-Unis dans une compétition dont les conditions avaient été dictées par les Soviétiques. Il croyait en une réorientation des politiques de sécurité de la nation en maintenant une défense élevée tout en réduisant les dépenses pour atteindre un budget équilibré. Patrick G. Williams, « Wilson, Charles Erwin », John A. Garraty et Mark C. Carnes, éd., American National Biography, New York, Oxford, Oxford University Press, vol. 23., 1999, p. 559-561.

85 À propos du prestige américain, qui demeure intouché selon lui : « I don’t think so, because it wasn’t

projected as a race, in my mind ». Charles Wilson, « What Mr. Wilson Says About the Satellite », U.S. News &

World Report, Oct. 18, 1957, p. 86, Cheryl L. Marlin, loc. cit., p. 545.

86 « We are not attempting in any way to race with the Russians ». John P. Hagen, dans « Project Vanguard:

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lancement du Spoutnik n’était en fait pas attendu. Un plus petit pourcentage des répondants affirme aussi qu’ils n’ont pas eu connaissance du lancement87, démontrant leur désintérêt,

tandis que pour les autres, la mise en orbite du satellite était effectivement une surprise. L’institut Gallup, spécialisé dans les sondages, a étudié tout au long des années suivant le lancement des spoutniks les réactions américaines. De façon générale, les sondages suivant immédiatement le lancement du Spoutnik ont montré que la majorité des répondants, peu importe leur niveau d’études, croient que les États-Unis ont toujours l’avance dans les développements scientifiques d’importance et n’auront pas de difficulté à envoyer un satellite dans les 30 jours suivant le lancement du satellite soviétique :

Gallup found that only 50 percent of a sample taken in Washington and Chicago regarded the sputnik as a blow to our prestige. Sixty percent said that we, not the Russians, would make the great ‘scientific’ (actually technological) advance.

A poll by the Minneapolis Star and Tribune found that 65 percent of a sample in that State thought we could send up a satellite within 30 days following the Russian success, a statistic which included 56 percent of the college-educated persons asked. In the same sample of the Opinion Research Corporation, 13 percent believed that we had fallen behind dangerously, 36 percent that we were behind but would catch up, and 46 percent said that we were still at least abreast of Russia88.

Les observations faites laissent donc croire que le sentiment de crainte et de panique n’a en fait paru que dans une partie du gouvernement, principalement la branche démocrate, et non auprès de la population, du moins dans les premiers jours suivant le lancement du Spoutnik. Le contexte de crainte alimenté par les membres du Congrès a contribué à créer une situation tendue et critique face au gouvernement en place.

C’est à la suite du lancement de l’Explorer que l’opinion américaine change véritablement. Les discussions au Congrès portant sur le Spoutnik diminuent considérablement dans les mois suivants, et ce, jusqu’au lancement du prochain satellite russe au mois de mai 1958, où les craintes ressurgissent de plus belle. Le ton semble beaucoup plus optimiste et il n’est soudainement plus question d’une « crise » du Spoutnik et de la

87 L’historien Roger D. Launius rapporte notamment le témoignage d’une jeune femme de 22 ans d’Austin au

Texas, représentant ce désintérêt et cette absence de surprise : « It was a surprise to hear that the satellite was launched successfully… I was skeptical that such a project would ever materialize. Now that it has, it shows that science is still progressing. ». Roger D. Launius, loc. cit., p. 258.

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supériorité technologique soviétique, mais plutôt des avancées réalisées par les Américains, comme le souligne le sénateur républicain de la Virginie-Occidentale W. Chapman Revercomb : « The Russian satellite, launched last October, filled the world with apprehension. The American satellite, on the other hand, has served as a powerful force to allay those fears89 ». Au moment où le premier satellite américain survole la planète, les

États-Unis font officiellement leur entrée dans la course à l’espace et prouvent qu’ils ne stagnent pas dans leurs développements en astronautique. Pendant ces mois, les discussions semblent beaucoup plus positives et il n’est plus question de craintes et de situation alarmante, comme le rappelle le sénateur Revercomb :

Russia’s launching of the first uncontrolled earth satellite gave rise to fears everywhere. But when we turn a little less noise and a little more light on sputnik we shall see that there are no reasons for fear and alarm. The Soviet satellite gave Russia a propaganda advantage, for the moment, in the cold war. (…) But tonight, as our own earth satellite orbits the earth, we know that scientific progress in America has not been at a standstill90.

Comme quelques parlementaires le relèvent, tout est une question de priorité. Les spoutniks ont forcé les Américains à lever les yeux vers d’autres enjeux et réalités à l’international, mais ils démontrent aussi que les Soviétiques n’ont pas l’avance et les avantages dans tous les domaines. Ils ont priorisé les recherches technologiques, comme il a été mentionné précédemment, mais leur retard en matière de ressources comme la nourriture n’équivaut pas à l’abondance américaine, comme le souligne le sénateur du Minnesota Hubert H. Humphrey :« The Soviet has its sputniks - but it hasn’t our abundance of food and fiber91. »

Le recul par rapport à l’événement permet un regard plus objectif et plus analytique de la situation. Dans son article portant sur la couverture américaine du Spoutnik, Cheryl L. Marlin, alors étudiante au doctorat en télécommunication, souligne qu’aucun pays n’est devenu communiste à la suite du lancement du satellite soviétique92. L’attention portée au

Spoutnik à l’international s’explique, oui par son aspect révolutionnaire, mais également par le contexte mondial. Il est clair que les affaires à l’international dans les années 1950 tournent

89 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (3), 26 février 1958, p. 2950. 90 Ibid.

91 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (1), 9 janvier 1958, p. 189. 92 Cheryl L. Marlin, loc. cit., p. 544.

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autour des deux puissances, représentant deux idéologies en conflit. Leur relation est basée sur la perception de leurs forces et leurs capacités, et tout événement ayant un impact sur cette perception a nécessairement des répercussions autant localement qu’à travers le monde93. Dans les derniers jours de la seconde session du 85e Congrès, en août 1958,

l’opinion des parlementaires est inchangée quant à la valeur politique du satellite. Si les avancées technologiques ont réussi à calmer l’opinion publique et l’administration, il est indéniable que l’événement a marqué la confiance et l’imaginaire américains. Le sénateur républicain du Dakota du Sud Karl E. Mundt, un anticommuniste notoire, cite à ce sujet le théoricien et homme d’État russe, Lénine, qui avait prédit qu’il leur serait possible de forcer les démocraties à se nuire. Il faisait allusion au fait qu’il est possible que l’état de panique présent au pays à la suite du 4 octobre 1957 n’ait été entretenu que par la réaction américaine :

Sputnik, in my opinion, is not a military threat to the United States. (…) However, the sputnik psychology has probably done more than anything else that has happened in a long time to make a possibility out of Lenin’s prediction, when he said, ‘You can compel the democracies to bankrupt themselves’94.

in the eyes of the world, the U.S. was in a satellite race whether it wanted to be or not95.

En août 1958, Mundt réalise un retour sur le brouhaha causé par le Spoutnik, référant à nouveau à cette prédiction. Avec le recul et les développements précédents, autant auprès des Soviétiques que des Américains, il semble clair que les premiers satellites russes ne constituent pas une menace militaire pour les États-Unis. Le républicain souligne que la capacité de défense américaine n’est pas affectée par la technologie russe, mais que les effets psychologiques de celle-ci ont bel et bien prouvé cette prédiction de Lénine. Cette hystérie, si elle a même été présente, qui a pu être perceptible auprès d’une partie de la population américaine et du gouvernement dans les premiers jours, voire mois, suivant le lancement du Spoutnik, s’est certainement calmée avec le temps. Les parlementaires ont réagi en masse, la plupart sans surprise, du côté démocrate, en adoptant un ton humilié et frustré, avec soif de changement. Dès le début du mois de juin, la frustration semble déjà être passée96. Le

représentant démocrate du Texas George H. Mahon le souligne : cette frustration s’est

93 Ibid.

94 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (14), 15 août 1958, p. 17790‑17791.

95 « Project Vanguard: Why It Failed to Live Up to Its Name », Time, Oct. 21, 1957, p. 22, tiré de Cheryl L.

Marlin, loc. cit., p. 545.

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principalement évacuée par la recherche de coupables pour le retard technologique américain. Si la signification donnée au Spoutnik était généralement similaire, autant du côté démocrate que républicain au Congrès, c’est certainement dans cette chasse au bouc émissaire qu’une division au sein des partis est visible.

Chapitre 2. Le retard américain dans la course à l’espace : à qui la faute?