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Chapitre 2. Le retard américain dans la course à l’espace : à qui la faute?

2.1. Un Congrès divisé

2.1.3. Le Spoutnik comme outil politique démocrate

Il est considéré que les démocrates sont entrés dans les élections présidentielles de 1956 prêts pour un combat contre les politiques fiscales de l’administration républicaine d’Eisenhower. Les démocrates savaient qu’ils seraient sur l’offensive et souhaiteraient exploiter toute faiblesse que l’administration laisserait paraître30. Le contexte du Spoutnik et

du missile gap est la cible parfaite pour ce genre de critique.

Craignant que des parlementaires comme Symington n’utilisent le Spoutnik comme un outil politique, le sénateur démocrate Richard Russell de la Georgie travaille à la création d’une commission qui conduirait une investigation neutre. C’est son protégé, le chef de la majorité au Sénat, Lyndon B. Johnson, qui est alors choisi dans ce contexte pour mettre en place le Subcommittee of the Senate Armed Services Committee. Johnson rencontre le républicain Styles Bridges et le secrétaire à la Défense Neil McElroy pour leur dire qu’il ferait son possible pour éviter une attaque partisane à l’administration, ce qui arriva de toute façon. Bien qu’ils souhaitaient conserver un environnement neutre, il leur a été impossible de prévenir les demandes de Symington, qui exigeait que le président mette en place une session extraordinaire afin d’expliquer au Congrès et à la population l’urgence nationale que représentent les lacunes dans les programmes de défense31.

La division bipartite dans les débats entourant le possible retard américain dans la course à l’espace est ainsi claire. Si des deux côtés la signification accordée au satellite semblait partagée, la majorité des parlementaires s’entend pour dire que le Spoutnik a réveillé la nation américaine et l'a poussée à réaliser qu’une révision de la défense et des efforts mis sur le développement des technologies sont nécessaires. La presse, notamment la Houston Press le 28 janvier 1958, relate les tendances démocrates à utiliser la situation pour discréditer l'administration républicaine d’Eisenhower, tandis que l’autre camp rejette plutôt le blâme sur le gouvernement de Truman :

30 Linda McFarland, op. cit., p. 78. 31 Ibid., p. 86.

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It’s true some minor Democratic politicians have tried to make political capital out of the Eisenhower administration’s failure to put a satellite into space ahead of Russia’s sputnik, just as some small bore Republicans have been caterwauling that the blame dates back to the Truman regime32.

Au Congrès, ces tendances sont également relevées par une partie des parlementaires. À la Chambre des représentants, le républicain pour l’État de New York Frank J. Becker33

partage son opinion sur les attaques démocrates dans une section du Congressional Record intitulée « Democrat - Confusion - Hysteria and Politics ». Il débute en déclarant explicitement que le climat de crainte dont il est question à l’époque, bien qu’il ait été établi que le choc, voire l’hystérie associée au Spoutnik, n’ait pas été aussi présent que les sources aient pu le laisser paraître, est une création démocrate : « Let us take a look at the hysteria created by the Democrats in high authority during recent months34 ». L’auteur Herbert York

rapporte notamment que le sénateur Symington a souvent spéculé que les Russes publiaient des articles dits « théoriques » sur la technologie des missiles et que plusieurs Américains croyaient en la véracité de ces déclarations. Le démocrate du Missouri accusait également publiquement l’administration Eisenhower de mentir à la population américaine au sujet de la sécurité nationale, contribuant ainsi à alimenter un climat de peur35.

Le représentant Becker rappelle la réaction de l’opposition vis-à-vis du Spoutnik, mentionnant que cette dernière a tenté de mettre de l’avant l’incompétence du gouvernement républicain actuel en criant au danger que représenterait le Spoutnik. Le camp démocrate, à la suite du lancement du Spoutnik, représentait assurément la majorité des parlementaires croyant que la technologie russe signifiait que l’URSS avait pris le contrôle de l'espace et était désormais en mesure de détruire les États-Unis. Or, comme plusieurs de ses collègues républicains, le représentant attribue la source du retard américain à l’administration précédente qui était alors démocrate. Entre 1947 et le début de l’année 1951, on ne retrouve aucun projet américain de développement de missiles balistiques intercontinentaux concret. Alors que l’Union soviétique réussit à faire exploser une première bombe nucléaire en 1949,

32 Tiré du Congressional Record, op. cit., vol. 104 (2), 6 février 1958, p. 1825.

33 Frank J. Becker est élu représentant républicain pour l’État de New York à cinq reprises entre 1953 et 1965

et a aussi été délégué à toutes les Conventions nationales du Parti républicain entre 1952 et 1954. « Becker, Frank John », United States Congress, Biographical Directory of the United States Congress 1774-1971, op.

cit., p. 570.

34 Congressional Record., op. cit., vol. 104 (5), 22 avril 1958, p. 6939. 35 Linda McFarland, op. cit., p. 85.

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il est inconcevable pour une partie du Congrès que l’administration ne redouble pas d’efforts36. Afin d’illustrer de façon claire son propos, le républicain Becker explique devant

ses collègues que lors de la présidence de Truman, entre 1945 et 1953, le développement des missiles a largement diminué et plus d’argent a été dépensé dans l’industrie des arachides que dans les programmes de conception de missiles37:

The Democrats claimed that Russia controlled outer space and were in a position to wipe us off the face of the earth. They screamed that the Republican administration was lax in the development of the missile program when the truth of the matter was that, during the previous Democratic administration, from 1946 to 1952, the development of missiles was completely downgraded and more money was spent by the Democratic administration and the Democratic Congress for price supports of peanuts than was spent of the missile program38.

Dans les derniers jours de la session du Congrès, les parlementaires effectuent un retour sur l’année précédente et les développements dans le domaine de l’astronautique. À ce moment, les républicains, se rangeant sans surprise du côté du président, insistent encore sur le fait que le contexte de crise du Spoutnik a été alimenté par les arguments démocrates, puisque ces derniers étaient déçus par l’attitude d’Eisenhower. Le représentant républicain de l’Illinois Timothy P. Sheehan accuse le camp démocrate d’avoir ignoré toutes les avancées faites par l'administration actuelle. Il met aussi l’accent sur le fait que les retards ont été causés par le manque de volonté des démocrates à se lancer dans le développement d’armes thermonucléaires après la Seconde Guerre mondiale. Le président Truman a été critiqué pour son inaction dans le développement de bombes, comme la bombe à hydrogène, et des missiles guidés. Il semble qu’il ne voyait pas l’urgence dans la situation, même après la réussite des Soviétiques à faire détonner une bombe nucléaire en 1949 : « Even after this starling event, Mr. Truman’s sense of urgency was lacking39 ». Sheenan mentionne à ses collègues qu’entre

36 Loyd S. Swenson Jr, James M. Grimwood et Charles C. Alexander, This New Ocean: A History of Project

Mercury, National Aeronautics and Space Administration, 1989, p. 22, consulté en ligne via

https://history.nasa.gov/SP-4201/ch1-5.htm.

37 Bien que l'exemple donné par le républicain Becker semble anecdotique, une lecture du budget détaillé par

le président en poste Harry S. Truman pour l’année fiscale 1951 révèle que 1,5 milliards de dollars sont attribués comme subventions à certaines industries alimentaires, dont celle de l’arachide, alors que seulement 678 millions ont été accordés à la construction d’avion et de navires de combat. Harry S. Truman, Harry S. Truman:

1950 : Containing the Public Messages, Speeches, and Statements of the President, January 1 to December 31, 1950, Washington, United States Government Printing Office, 1965, p. 44-106.

38 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (5), 22 avril 1958, p. 6940. 39 Congressional Record, op. cit., vol. 104 (14), 19 août 1958, p. 18588.

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les années 1946 et 1953, soit le début du mandat d’Eisenhower, moins d’un million de dollars a été dépensé par année pour le développement de missiles à longue portée40. Après le

lancement du Spoutnik, le docteur Von Braun rappelle aussi que la raison expliquant l’absence de programme de missiles balistiques entre 1945 et 1951 est simplement le manque d’efforts de la part des Américains dans les années ayant suivi la guerre :

The main reason is that the United States had no ballistic missile program worth mentioning between 1945 and 1951, (…) thus our present dilemma is not due to the fact that we are not working hard enough now, but that we did not work hard enough during the first 6 to 10 years after the war41.

Relevant également le retard américain datant d’avant la mise en orbite du Spoutnik, le représentant républicain James E. Van Zandt de la Pennsylvanie explique qu’un an déjà avant le lancement du satellite il était déjà question du retard scientifique42. Le Spoutnik est

ainsi devenu un catalyseur pour les domaines de l’aéronautique et l’astronautique aux États- Unis. Le retard n’est pas nécessairement causé par l’administration, mais il lui revient la tâche de travailler à réduire l’écart entre les capacités des Russes et celles des Américains. En ce sens, le satellite s’avère être un allié à la nation, puisqu’il a permis de se rendre compte de l’état déplorable des programmes locaux de fusées.

Dans les mois qui suivent le début de la seconde session du Congrès, les attaques partisanes des démocrates sont ainsi relevées par plusieurs membres de la branche législative du gouvernement américain. Cette attitude offensive est si présente qu’en avril, Richard Wilson, chef du bureau à Washington pour Cowles Publications, interroge l'un des chefs de l’opposition démocrate sur les effets que cette dernière peut avoir sur la crédibilité des arguments du parti lors d’une rencontre télévisée avec la presse. En criant ainsi au loup et mettant de l'avant une « crise » qui, avec du recul, n’est visiblement pas présente, Wilson demande au sénateur du Nouveau-Mexique Clinton Anderson s’il est d’avis que les attaques démocrates n’auraient pas plutôt nui au parti. Faisant preuve de calme, le sénateur lui répond par la négative ; il ne croit pas que les propos tenus depuis la mise en orbite du satellite aient causé quelque dommage que ce soit au parti démocrate, puisqu'ils n’ont fait qu’inciter la population à porter attention aux événements. Justifiant l’attention accordée au Spoutnik, il

40 Ibid., p. 18590. 41 Ibid., p. 18589.

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explique que les Russes ont gagné beaucoup de prestige en étant les premiers à mettre un satellite en orbite. Le parti démocrate a simplement montré que l’image des Américains a été ternie à travers la planète par ce qu’ils n’ont pas fait et auraient pu faire, en particulier ce que l’administration Eisenhower aurait pu faire. Le sénateur démocrate du Wisconsin William Proxmire partage l’échange avec ses collègues dans le Congressional Record le 1er mai 1958 :

I don’t think we have done ourselves any harm in calling attention to what happened on sputnik (…) The Russians got theirs up first and that primacy counted tremendously in the opinion of the people of the earth (…) I think we lost a great deal in psychological values all over the earth, by what we didn’t do and could have done43.

Le lancement du Spoutnik et les débats qui l’ont suivi au cours des années 1957 et 1958 sont ainsi marqués par une division nette entre les partis politiques. La recherche d’un coupable étant omniprésente dans les débats au Congrès, le camp démocrate n’hésite pas à mettre le blâme sur le chef de l’administration : le républicain Dwight Eisenhower.