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IV) Mythes créoles des origines

4.2 Les figures de fondation

4.2.1 La rébellion solitaire du Nègre marron

Il a été démontré que les Martiniquais manquent d’un héros populaire d’envergure « nationale » dans lequel se reconnaître. En effet, alors que le Nègre marron, échappé de l’habitation pour reconquérir son humanité dans le ventre de la nature, aurait pu être à la source d’un discours épique430, sa mémoire, comme le souligne Cailler, n’a pourtant jamais été « intégrée à la geste d’un peuple en train de se faire431 […] ». De même, selon Glissant, le peuple martiniquais « n’a pas mythifié les défaites de ses Nègres marrons, mais les a entérinées purement et simplement432 ». Pendant longtemps, la figure du Négateur a inspiré le mépris, voire la terreur aux populations d’esclaves puis à leurs descendants, influencés en cela par les maîtres esclavagistes :

Il est significatif que peu à peu les colons et l’autorité (aidés de l’Église) aient pu imposer à la population l’image du Nègre marron comme bandit vulgaire, assassin seulement soucieux de ne pas travailler, jusqu’à en faire dans la représentation populaire le croquemitaine scélérat dont on menace les enfants433.

Non seulement la Martinique a été dépouillée de ses héros « naturels », mais en les désavouant « sous la pression aliénante de l’action colonialiste », elle s’est reniée elle-même434. De plus, contrairement à la Jamaïque ou à Haïti, où de véritables tribus de marrons se constituent, la superficie limitée de la Martinique interdit aux rebelles toute coalition ; par conséquent, comme le remarquent Chamoiseau et Confiant, la trajectoire de ces figures y a souvent été courte et solitaire435. La mémoire collective ne retient par conséquent qu’un souvenir vague du « bond rebelle hors de l’habitation

430 Voir GARRAWAY Doris, « Toward a Creole Mythe of Origin », art. cit., p. 159. Glissant remarque en effet que « Le Nègre marron est le seul vrai héros populaire des Antilles, dont les effroyables supplices qui marquaient sa capture donnent la mesure du courage et de la détermination. Il y a là un exemple incontestable d’opposition systématique, de refus total », GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., p. 180.

431 Selon Bernadette Cailler, « À la prise de conscience du Marronnage aurait pu correspondre la naissance d’une Tragédie, phase du dit national — tragédie nécessaire sans doute à l’affirmation d’une conscience collective, mais impuissante à naître dans la méconnaissance de la Légende du peuple, abaissée au niveau de « folklore », et dans l’inconscience d’un héroïsme primordial, héroïsme fréquent chez les déracinés de l’esclavage aux terres du Nouveau Monde », CAILLER Bernadette, Les conquérants de

la nuit nue, op. cit., p. 59, voir aussi p. 147.

432 GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., p. 233. 433 Ibid., p. 180.

434 Ibid., p. 181.

88 esclavagiste436 », et les marrons demeurent longtemps dépourvus de visage ou de nom, avant de disparaître définitivement après l’abolition.

Selon plusieurs critiques, dont Garraway et Burton, c’est Glissant qui a le premier travaillé à la réhabilitation du statut du Nègre marron dans la culture caribéenne437

comme « premier homme de la Genèse antillaise438 ». Principalement à travers ses romans Le Quatrième siècle (1964) et Mahagony (1987), il a « tenté de systématiser le thème du marronnage et d’en faire la clef de voûte de sa vision de l’histoire martiniquaise et, plus largement, antillaise439 ». Les révoltes marronnes, qualifiées d’ « épopée de la résistance », constituent pour lui « à la fois le premier pas vers la conscience historique et la matière première de l’ouvrage littéraire440 ». Par conséquent, le déchiffrement de la « trace du Négateur441 » est essentielle afin de susciter « un être et un texte multiples (métissés) […] qui, ne trahissant ni le passé, ni le présent, poussent la conscience vers un avenir partagé442 ». Il en va ainsi dans Le Quatrième siècle, où l’écrivain élabore « une vaste légende qui décode le paysage443 » : Longoué, fondateur de la famille du même nom, marronne dès son arrivage comme esclave en Martinique, et fonde la première dynastie de nègres libres dans les mornes. Cependant, selon Burton,

ce que Philippe-Alain Yerro a appelé la « systématisation du marronnage » chez Glissant a eu pour conséquence, selon nous, un décentrement et donc une déformation du vécu martiniquais auxquels les écrivains de la Créolité, pourtant si proches de Glissant, porteront remède et revalorisant, précisément, l’expérience de l’habitation ainsi que celle, plus tard, de la ville444.

Contrairement à son aîné, Chamoiseau ne traite du Nègre marron qu’afin de le faire descendre du piédestal sur lequel l’avait hissé Glissant. En effet, dans le roman de Chamoiseau, le marron, tantôt hostile, tantôt indifférent, n’inspire aux personnages principaux ni respect ni crainte, mais plutôt une sorte de mépris mâtiné de pitié. De

436 Lettres créoles, op. cit., p. 144.

437 Voir GARRAWAY Doris, « Toward a Creole Mythe of Origin », art. cit., p. 156. 438 Voir KASSAB-CHARFI Samia, Patrick Chamoiseau, op. cit., p. 25.

439 BURTON Richard, Le Roman marron, op. cit., p. 15.

440 CAILLER Bernadette, Les conquérants de la nuit nue, op. cit., p. 60. 441 Ibid., pp. 62-63.

442 Ibidem

443 Lettres créoles, op. cit., p. 256.

444 Voir Philippe-Alain Yerro, « La trace de Gani : dialectique du mythe et de l’histoire dans l’approche du marronnage chez É. Glissant », Carbet 10, 1990, p. 103, cité par BURTON Richard, Le Roman marron, op. cit., p. 67.

89 manière significative, Esternome abat le premier marron qu’il rencontre, afin de protéger son maître blanc :

Flanqué de mon papa [le Béké] tomba pile sur un nègre marron de mauvaise qualité, couvert de pians, la jambe dévastée par les dogues, le dos en croûte des œuvres d’une rigoise et l’esprit naufragé dans la haine. Jailli d’un épineux, le dément agriffa le Béké à la gorge. […] Mon papa […] saisit la pétoire et fit Bo !... Le nègre marron le regarda avec la plus douloureuse des surprises. Puis il s’effondra tellement mort que l’on aurait pu y soupçonner une impatience à quitter cette vie (62-63).

Plus tard, Esternome, le charpentier Théodorus et ses deux autres apprentis sont sauvagement attaqués par six nègres marrons « maigres comme des fils de tamarin sucé, aigris dessous les chiques, la bouche habitée de trois langues africaines unies par du créole » (81). On s’en rend compte, les Nègres marrons dans Texaco n’appartiennent pas au même monde que les esclaves ou les affranchis. Si leur statut de fugitifs et de hors-la-loi les fait déjà apparaître comme fondamentalement différents aux yeux d’Esternome et de Ninon, leur ancrage dans le passé ne manque pas de les stupéfaire :

Nous rencontrâmes des nègres marrons. […] Ceux-là étaient sombres, absents du monde aussi, différents. Ils étaient, le temps passant, demeurés en esprit dans le pays d’avant. Les voir surgir était une étrangeté. Ils charriaient des pagnes, des lances, des arcs. Ils exhibaient des espèces de bracelets sculptés dans le mabou, des plumes de malfinis, des anneaux à l’oreille, des doigts de cendres sur le visage. Ils surgissaient non pas pour le bojou, mais pour nous signaler que tel lieu était pris, qu’il fallait battre plus loin (163).

Enfin, si les marrons ne se montrent pas toujours hostiles à l’égard des nègres-de-terre, ils ne semblent éprouver aucune sympathie à leur endroit pour autant : « Chez ces rebelles des premiers temps, il n’y avait pour nous, pas le moindre sentiment. Pas une lueur amicale. Pas de quoi espérer autre chose qu’un mépris » (164).

Paradoxalement, les descendants d’esclaves et les esclaves eux-mêmes ne partagent donc que peu de choses avec les Négateurs qui apparaissent tout au long du roman comme une incarnation de l’altérité presque davantage que les maîtres esclavagistes ou plus tard que les mulâtres. Chamoiseau, s’il ne remet pas en question le

90 courage des marrons et s’il salue dans l’Éloge leur « opaque résistance », leur « héroïsme neuf445 », suggère pourtant dans Texaco qu’en fuyant l’habitation, les Nègres marrons

ont retrouvé moins une liberté libre, et encore moins une Afrique de substitution, qu’une espèce de vide où, renfermés sur eux-mêmes sans pour autant échapper aux influences de la plaine, ils sont restés « en marge du mouvement général » (107) « demeurés l’esprit dans le pays d’avant » (142), en grande partie extérieurs aux processus de créolisation qui se poursuivent sur la plaine446.