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IV) Mythes créoles des origines

4.3 Comment fonder une origine manquante ?

4.3.1 Mythe et colonialisme

Les civilisations millénaires ou plurimillénaires, que Glissant appelle les communautés ataviques, ont selon lui pour principe central l’unicité et « sont basées sur l’idée d’une Genèse, c’est-à-dire d’une création du monde, et sur l’idée d’une filiation, c’est-à-dire d’une liaison continue du présent de la communauté à cette Genèse487 ». De ce fait, la définition du mythe fondateur par Glissant diffère de celle d’Eliade488 :

[le mythe fondateur est] ce par quoi une communauté, sans le savoir, inconsciemment, mais parce qu’elle en a besoin pour vivre, pour exister, à une époque où l’existence d’une communauté s’opposait à celle des autres, se donne une raison d’être sur la terre où elle est, qui devient son territoire489.

Le rôle du mythe fondateur serait donc de « consacrer la présence d’une communauté sur un territoire, en rattachant par filiation légitime cette présence, ce présent, à une Genèse, à une création du monde490 ». S’il y a, au début de toute communauté atavique, un « cri poétique », c’est bien, dans les vieilles civilisations occidentales et asiatiques, sous la forme du texte que va être immortalisé le mythe fondateur, consacrant ainsi « la victoire du livre sur la tradition orale, du document — surtout du document écrit — sur

485 ELIADE Mircea, Aspects du mythe, op. cit., p. 15.

486 CHANCÉ Dominique, L’auteur en souffrance, op. cit., p. 21.

487 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 34. Selon Umberto Eco, la Genèse est une histoire qui a « l’avantage, par rapport à de très nombreuses autres, de pouvoir commencer au Début », ECO Umberto, La Recherche de la langue parfaite, Paris, Seuil, (coll. Faire l’Europe), 1994, p. 21.

488 Voir supra, p. 85, note n°421.

489 GLISSANT Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in LUDWIG, Ralph (éd.) Écrire la « parole de nuit », op. cit., p. 119.

98 une expérience vécue qui ne disposait que des moyens de l’expression pré-littéraire491 », et par conséquent, pour Glissant, la prise de possession « officielle » du territoire492.

Si l’Ancien Testament réalise pour Glissant l’expression la plus totale du mythe comme justification « officielle » de la prise de possession d’un territoire493, l’Iliade et l’Odyssée, La Chanson de Roland, les Nibelungen, le Kalevala finlandais, les livres sacrés de l’Inde ou encore les Sagas islandaises en constituent autant d’exemples. De même que le mythe apparaît pour légitimer la présence d’un peuple sur un lieu donné, « l’épique est ce qui est crié quand la communauté, non encore sûre de son identité et terrifiée par ”la dilution de soi494”, a besoin de ce cri pour se rassurer face à une menace495 », ou comme Glissant le postulait déjà dans Le Discours antillais, afin « de transformer en victoire mythique une défaite réelle496 ». Par conséquent, « la fonction du poète a toujours été, plus ou moins visiblement, d’affirmer l’unicité excluante de la communauté. Pour Glissant, « toutes les littératures du monde ont reposé sur l’idée ou plutôt sur le fantasme que la langue de la communauté qu’elle représente est une langue élue497 », éventuellement dictée par un dieu, faisant par conséquent de la langue le vecteur de l’identité exclusive.

Comme le rappelle Auzas, « dans les cultures dites traditionnelles, l’élection d’une langue en idiome mythique de l’origine n’est pas sans conséquence sur la langue de l’écriture. Il existerait une filiation directe du mythe créateur à la langue usitée en littérature 498». Ainsi, la langue (et donc la littérature de la communauté dominante à sa suite) se fait « méta-existence, toute puissance du signe sacralisé, par quoi les peuples de

491 ELIADE Mircea, Aspects du mythe, op. cit., p. 195.

492 Si Glissant concède que l’ « on n’émet pas de paroles en l’air, en diffusion dans l’air », il ajoute que « Le lieu d’où on émet la parole, d’où on émet la voix, d’où on émet le cri, ce lieu-là est immense. Mais ce lieu on peut le fermer, et on peut s’enfermer dedans. L’aire d’où l’on émet le cri, on peut la constituer en territoire, c’est-à-dire la fermer par des murs, des murailles spirituelles, idéologiques, etc. Elle cesse d’être une ”aire” », GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 29.

493 GLISSANT Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in LUDWIG Ralph (éd.) Écrire la « parole de nuit », op. cit., p. 119

494 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., pp. 24-25. 495 Ibid., p. 36.

496 Ainsi, « la Chanson de Roland a magnifié en héroïsme symbolique la faute stratégique et la déroute de Charlemagne à Ronceveaux », l’Iliade repose sur un subterfuge, l’Odyssée elle-même est teinté d’amertume puisqu’à son retour, Ulysse n’est reconnu que de son chien, voir GLISSANT Édouard, Le

Discours antillais, op. cit., p. 233.

497 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 47. 498 AUZAS Noémie, Chamoiseau ou les voix de Babel, op. cit., p. 95.

99 l’écriture estimeront légitime de dominer et de régir les peuples à civilisation orale499 ». Le mythe fondateur, coïncidant avec un moment où la communauté, non encore politisée, n’est « pas encore sûre de son ordre500 », se construit donc par l’exclusion de la langue et de la culture étrangère en totale rupture avec l’autre ou alors l’incluant « seulement par sa domination501 ». Ainsi que l’Histoire, la pensée mythique mène donc à l’expansion occidentale et par conséquent à la justification du colonialisme et de l’esclavage, mais aussi à l’hégémonie d’une littérature unique, comme le remarque Homi K. Bhabha : « if the spirit of the Western nation has been symbolized in epic and anthem […], then the sign of colonial government is cast in a lower key, caught in the irredeemable act of writing502 ».

Afin de combattre le trauma par lequel ils sont « collectivement nés503 », les créoles, participant de civilisations composites nées justement de l’expansion légitimatrice des État-nations européens, doivent en premier lieu renoncer une fois pour toutes aux notions de légitimité et de filiation que véhicule l’idée d’un mythe fondateur unique. Cependant, comme l’affirme Glissant, un tel renoncement devrait se propager aux autres cultures et civilisations puisqu’« on ne peut plus aujourd’hui passer par cette sécurisation que procurait, dans l’Iliade ou l’Ancien Testament, la certitude de la communauté élue s’établissant sur une terre élue qui ainsi devenait son territoire504 ». L’auteur du Discours antillais est à cet égard catégorique : « il y a une volonté dénaturalisante dans tout mythe fondateur qui prétend se maintenir aujourd’hui505 ». Dans le même sens, le renoncement au mythe fondateur « atavique » devrait une fois pour toutes annoncer la fin de l’État-nation, un concept également obsolète selon Chamoiseau :

Il me semble que le vieil état-nation, associé au territoire, tout ça c’est fini. De plus, l’état-nation européen, sur lequel la plupart des pays se sont constitués, est en train de se défaire. On va voir apparaître de

499 GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit. p. 244.

500 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 35.

501 GLISSANT Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in LUDWIG Ralph (éd.) Écrire la « parole de nuit », op. cit., p. 119. A ce sujet, voir aussi Écrire en pays dominé, op. cit., p. 176.

502 BHABHA Homi K., The Location of culture, Routledge, Londres et New York, 1994, p. 93.

503 GLISSANT Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in LUDWIG Ralph (éd.) Écrire la « parole de nuit », op. cit., p. 120.

504 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 37.

505 GLISSANT Édouard, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in LUDWIG Ralph (éd.) Écrire la « parole de nuit », op. cit., p. 121.

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grandes entités, de plus en plus grandes, qui vont progressivement éliminer les principes du territoire […] il me semble que pour préserver la diversité du monde, la diversité des cultures, des langues, des races, des conceptions du monde, pour éviter la standardisation et l’uniformisation du monde qui risque de se faire (sinon nous n’avons pas l’imaginaire de la diversité), il faut penser au fait que nous sommes en train de construire non pas des territoires mais des lieux, des lieux multiculturels, multilingues, multiraciaux, avec différentes histoires qui s’entremêlent506.

La notion de territoire, centrale dans la symbolique de l’En-ville, est étrangère au fonctionnement du quartier Texaco, celui-ci étant en effet l’héritier du Noutéka des mornes et d’un rapport à la nature qui ne passe plus par l’annexion et la possession de la terre. Si la geste de Marie-Sophie a pour but de légitimer la présence des habitants dans le quartier, il n’est jamais question de territoire ni d’exclusion, Texaco étant au contraire ouvert à tous les réfugiés, de quelque horizon qu’ils proviennent. En effet, Glissant ainsi que les auteurs de la Créolité à sa suite, réfute la notion de territoire qu’il oppose à celle de lieu comme étant à la fois terre et histoire (non-histoire507), tout comme il constate l’absence d’un mythe cosmogonique exclusivement antillais. Comme le remarque Chamoiseau, chacun est venu en Martinique avec sa propre genèse508 ; par conséquent ne peut prévaloir dans le pays « aucune de ces Genèses traditionnelles qui fondent les ethnies, les territoires, les identités anciennes, la belle Histoire commune. Pas de discours des origines. Pas de mythe fondateur général. Pas de sacralisation d’un commencement quelconque509 ». Dès lors, plutôt que de parler de genèse, une notion qui implique l’idée de filiation unique, et qui en outre demeure exogène à la Martinique, Glissant évoque, dans son Traité du Tout-Monde, la « digenèse », une notion selon laquelle l’identité se réalise non par exclusion ou par distinction, mais « autour des trames de la Relation qui comprend l’autre comme inférant510 ». De fait, l’origine ne peut se penser « qu’au prisme d’une multiplicité des origines, tant pour la communauté que pour les individus511 ». À ce titre, la Créolité rejoint selon Garraway les pensées

506 MCCUSKER Maeve, « Entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., pp. 725-726. 507 Voir GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., p. 426.

508 Voir MCCUSKER Maeve, « Entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 725. 509 Écrire en pays dominé, op. cit., p. 203.

510 GLISSANT Édouard, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 63.

511 CÉRY Loïc, « Digenèse », Édouard Glissant, une pensée archipélique. Site officiel d’Édouard Glissant, http://www.Édouardglissant.fr/digenese.html (visité le 20.01.2012)

101 postcoloniale et poststructuraliste qui désavouent la quête de l’origine des Lumières tout comme la nostalgie moderniste de la perte des origines512 ; il s’agit au contraire de puiser dans la Diversité qu’offre la créolisation, dans le lieu et dans l’époque contemporaine, les ferments qui permettent d’envisager un futur dont la nature imprévisible ne constituerait pas une menace, mais serait au contraire valorisée : « nous avons appris que la culture est une sustentation et une pesée quotidienne ; que les ancêtres naissent tous les jours et qu’ils ne sont pas figés dans un passé immémorial ; que la tradition chaque jour s’élabore et que la culture est aussi le lien vivant que nous devons nouer entre le passé et le présent513 ».

Pour Nathalie Auzas, qui s’est intéressée particulièrement au lien qu’entretient le mythe, notamment celui de la Tour de Babel, avec le langage, « si l’attraction vers l’origine est si prégnante chez Chamoiseau, c’est que justement il n’est point d’origine antillaise établie par des mythes fondateurs. Les langues ne s’appuient sur aucun socle, aucune croyance, et cette vacance mythique laisse toute la place à la création de nouveaux mythes des langues514 ». De cette façon, la plupart des romans de Chamoiseau revêtent un aspect mythique, moins par nostalgie ou par amertume qu’afin de chercher à « recréer littérairement les conditions originaires de l’émergence des langues515 ». Cependant, il est intéressant de noter que le recours au mythe est simultanément revendiqué et déjoué par la mise en scène du récit : dans Texaco par exemple, l’Oiseau de Cham, avatar de l’auteur au sein du roman, intervient non seulement dans l’histoire de Marie-Sophie, mais s’en révèle le véritable narrateur : de ce fait, comme le remarque Garraway, le Marqueur de paroles « takes the reader out of the time of myth and into a present-day self-reflexive discourse on the writing of the novel516 ».