• Aucun résultat trouvé

III) La réécriture créole de l’Histoire

3.1 Histoire et colonialisme

Les empires coloniaux ont imposé aux territoires annexés non seulement leur littérature et leur Histoire respectives et « officielles », mais également leur conception de celles-ci : comme le disent les auteurs de l’Éloge, « Notre histoire (ou plus exactement nos histoires) est naufragée dans l’Histoire coloniale […] Ce que nous croyons être l’histoire antillaise n’est que l’Histoire de la colonisation des Antilles350 ». L’émergence de la discipline historique au XIXe, qui conçoit la vie collective comme « se déroulant linéairement selon un axe orienté vers le progrès351 », correspond d’ailleurs à l’apogée du colonialisme moderne. Ainsi, non seulement l’Histoire devient un moyen de se légitimer face à l’autre, mais encore de légitimer le contrôle que l’on prétend exercer sur lui352. De même, l’exclusion du continent africain et de l’Amérique précolombienne par la conception hégélienne353 d’une histoire prétendument universelle est symbolique pour Cailler du discours occidental et colonial. Comme le remarque Glissant à ce sujet, non seulement « le non-développement constaté sera systématisé en

348 KASSAB-CHARFI Samia, Patrick Chamoiseau, op. cit., pp. 76-77.

349 DE CERTEAU Michel, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1980, p. 163.

350 Éloge, op. cit., p. 36.

351 BLANQUART Paul, Une histoire de la ville, op. cit., pp. 135-136.

352 Voir ASHCROFT Bill et al., The Post-colonial Studies Reader, op. cit., p. 317.

353 Voir GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., pp. 227 et 243, ainsi que CHANCÉ Dominique, L’Auteur en souffrance, op. cit., p. 8.

72 développement profitable354 », mais l’histoire constituera, a posteriori, une justification de l’esclavage du ”nègre infantile355” ». De fait, « l’une des conséquences les plus terrifiantes de la colonisation sera bien cette conception univoque de l’Histoire, et donc du pouvoir, que l’Occident a imposée aux peuples356 ».

Dans Le Quatrième siècle, dont le titre même substitue au temps christique et au calendrier grégorien un continuum alternatif au sein duquel l’an « zéro » coïnciderait avec le début de la traite, Glissant souligne à quel point l’histoire qui a longtemps prévalu en Martinique est extérieure à la réalité propre de l’île, et se situe en rupture avec son temps et son espace. L’Histoire apparaît ainsi, dans le manuel du jeune Mathieu Béluse, ce « petit volume vert, de seize pages ou à peu près, qui rapportait à sa manière l’histoire du pays357 », comme une succession de dates et de faits répertoriés358 du point de vue de la France, composant ainsi un vaste « leurre chronologique359 » : « La Découverte, les Pionniers, Le Rattachement, la Lutte contre les Anglais, Le Bon Naturel des natifs, La Mère ou la grande Patrie360 ». Une telle liste illustre à quel point l’histoire écrite de la Martinique se réduit à l’histoire de sa colonisation, ou à celle de la « Mère-patrie ». Comme le remarque Bernadette Cailler à ce sujet :

Nul en-tête évidemment sur l’extermination des Amérindiens ou sur la traite des Noirs. Ces tronçons d’histoire sont clairement révélateurs de la vision européenne « officielle » du passé, où l’Européen occupe des terres dites toujours vierges et des gibiers tout prêts à être mangés. L’imaginaire européen, tout au long de son rêve impérialiste sur l’Histoire, a employé la franche rhétorique du désir et de la possession : on voit, on conquiert, on enchaîne, on protège sa proie, on apprivoise, on infantilise361.

354 Édouard Glissant, L’intention poétique, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 38, cité par CAILLER Bernadette, Les conquérants de la nuit nue, op. cit., p. 55.

355 Ibidem. On verra dans le chapitre suivant qu’une certaine lecture de la Bible en fera une

justification comparable.

356 GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., p. 276.

357 GLISSANT Édouard, Le Quatrième siècle, op. cit., p. 294. 358 Éloge, op. cit., p.37.

359 Glissant ouvre son Discours antillais par une suite de dates (de la « Découverte » de la Martinique par Colomb en 1502 à la Doctrine de l’assimilation « économique » en 1975), encadrée de ces deux mentions : « Il est impossible de réduire notre chronologie à un squelette de « faits », n’importe lequel […] » ; « Une fois ce tableau chronologique dressé, complété, tout reste à débrouiller de l’histoire martiniquaise. Tout reste à découvrir de l’histoire antillaise de la Martinique », GLISSANT Édouard, Le

Discours antillais, op. cit., p. 39.

360 GLISSANT Édouard, Le Quatrième Siècle, op. cit., p. 294.

73 Pour Glissant, il s’agit donc avant tout de remettre en question les conceptions même d’Histoire et d’historiographie362 telles qu’elles apparaissent dans les manuels de ce type : à l’instar de Foucault363, il développe une méfiance aiguë envers « la possibilité d’une connaissance ”objective” du passé », ainsi qu’à l’égard des traces inertes, des objets sans contextes, « les monuments muets364 ». Chamoiseau interroge de même, dans Écrire en pays dominé, les statues à la gloire de la France, et dont les héros martiniquais n’atteignent jamais le socle365, ainsi que ce qu’il nomme la « piste » d’Esnambuc, une route officielle illustrant l’ « Histoire » du pays : « Je l’avais reçue comme telle depuis le plus jeune âge, abandonnant ainsi l’ensemble des autres présences. Ces monuments m’avaient cerclé d’une ”Histoire” où je n’avais rien fait, et offraient aux békés, descendants des premiers colons, confirmation d’une précellence à chaque pas, chaque croisée366 ». Si l’écrivain martiniquais est impuissant devant sa propre « carence » historique, il lui est néanmoins possible de reconquérir ce temps qu’il n’a jamais eu à travers d’autres voies, d’autres pistes et d’autres lieux de mémoire. Comme l’illustre Derek Walcott, la vision de l’homme que possèdent les poètes du Nouveau monde est adamique, celle d’un être qui, ayant payé son tribut à la Grèce et à Rome, évolue dans un espace dépourvu de monuments et de ruines367.

Il apparaît que l’écriture de la colonisation par les colonisés ne peut se faire selon les procédés habituels de la science historique, tout comme à l’inverse, la nouvelle histoire martiniquaise « n’est pas totalement accessible aux historiens » dont la méthodologie ne « donne accès qu’à la Chronique coloniale368 ». Pour Glissant, l’aspect universalisant, hiérarchisé et linéaire de l’histoire doit donc être abandonné au profit du « sentiment de durée », c’est-à-dire de la valorisation de « l’essentiel d’une conscience

362 Ainsi, il propose d’abandonner « L’absurde catalogue de l’histoire officielle » et énonce les « pans » de l’histoire martiniquaise suivantes (qu’il oppose aux « périodes », voir p. 273) : « La Traite, le peuplement ; L’univers servile ; Le système des Plantations ; L’apparition de l’élite, les bourgs ; La victoire de la betterave sur la canne à sucre ; L’assimilation légiférée-légiférante ; La menace de néantisation », GLISSANT Édouard, Le Discours antillais, op. cit., p. 270.

363 Voir Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2010. 364 CAILLER Bernadette, Les conquérants de la nuit nue, op. cit., p. 57. 365 Écrire en pays dominé, op. cit., p. 18.

366 Ibid., pp. 105-106.

367 « […] Yet, he has paid his accounts to Greece and Rome and walks in a world without monuments and ruins », WALCOTT Derek, « The muse of history », in The Post-colonial Studies Reader, op. cit., p. 330. 368 Éloge, op. cit., p. 37.

74 collective369 », élaborée « à partir des « fonds ressurgis370 ». Il ne s’agit donc pas seulement de contester le « message de l’histoire », mais également d’y réinscrire, par la fiction même, la diversité. Ainsi, le « cheminement rétrospectif371 » que propose Texaco, loin de constituer cette « rêverie vers un hier mort372 » qu’évoque Glissant ou d’appartenir à cette littérature de récrimination et de revanche dont parle Walcott373, vise, selon les mots de Moura, à « dessiner ou à renforcer un lien avec le passé qui éclairera le présent de la société à laquelle appartient l’auteur. L’histoire, collective et individuelle, devient une métaphore des difficultés actuelles et de leur éventuelle résolution374 ». En effet, Chamoiseau, tout comme Glissant, est convaincu que le travail sur le passé est nécessaire dans la mesure où il permettrait de mieux « toucher l’actuel », tout comme « une attention au présent devrait permettre de mieux comprendre, interpréter le passé375 ».