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Réalisations : références indirectes à l’espace urbain

Ainsi, mes réalisations sont une sorte d’abstraction bidimensionnelle volontaire de l’espace concret. Contrairement aux dessins d’architecture, l’aspect représentationnel n’est pas priorisé au non

représentationnel, ce qui active le dualisme du dessin s’exprimant comme dessin ou référant à autre chose. L’effet créé est donc le balancement possible entre une observation concrète et bidimensionnelle et une visualisation mentale et tridimensionnelle de l’image.

Le projet Îlots56 est à la base inspiré des images de structuration des îlots urbains du livre Projet urbain57. Les

dessins ont comme éléments de départ trente-cinq carrés uniformément disposés sur une feuille tels que « le découpage au sol, la parcellisation, l’idée de définir un statut et une dimension au terrain avant d’envisager la

forme des constructions »58. À l’intérieur de ces carrés s’ajoute ensuite un découpage qui tente de déterminer

toutes les possibilités de configuration jusqu’à l’obtention d’une séparation uniforme en neuf petits carrés. Cela est en relation avec le découpage concret des îlots selon les fonctions et les ratios d’habitation désirés. J’aborde ce dénombrement des potentialités selon l’idée d’une vue à vol d’oiseau des configurations urbaines, mais aussi selon le processus d’exploration préalable à tout projet architectural ou urbanistique. Je fais ainsi référence à un procédé tel que l’architecte Bernard Tschumi développe au sein de son agence, c’est-à-dire une méthode de travail basée sur les variantes et la combinatoire où chaque projet doit être exploré en

56 Image 13 : Camille Rajotte, Îlots (série de 38 dessins), 2014. Encre sur papier. 16½ pouces X 11½ pouces.

Œuvre réalisée au cours d’une résidence d’artiste au centre Jiwar Creacio I Societat, Barcelone.

57

David Mangin et Philippe Panerai, Projet urbain, Marseille, Parenthèses, coll. « Eupalinos, série architecture et urbanisme », 2013, 185 p., ill.

58

Ibid, p.21.

analysant rigoureusement toutes les permutations possibles59. L’œuvre finale s’élabore en trente-huit pages et

rend abstraite l’idée initiale, mis à part par le titre. Elle peut être perçue sur un premier niveau, soit comme un travail purement géométrique ou sur un deuxième niveau, comme un travail conceptuel sur les configurations urbaines dont le titre est l’unique indice.

Dans le projet Jeu de société60, le propos est

également inspiré de l’urbanisme puisque je réfère à la grille urbaine, au quadrillage territorial qui s’impose à chaque citadin et dans lequel seuls quelques petits espaces lui sont accessibles. Ce sont les espaces précis en relation à une personne précise, soit son logement, son lieu de travail, son école, son café, etc. Bref, les lieux dans lesquels cette personne entre plutôt que contourne par le suivi de la grille. Il s’agit des espaces connus dans ce jeu de damier qu’est la ville, « des espaces d’appropriation, soit de liberté et d’autonomie dont dispose l’individu dans la maîtrise de son espace de vie »61 pour reprendre les paroles

d’Henri Lefebvre. Encore une fois, ce discours n’est pas celui qui ressort de ces œuvres embossées. Celles-ci, par leur blancheur et leur pureté, semblent

neutres et ne déclenchent pas automatiquement un discours critique de l’environnement urbain. C’est le titre qui agit comme une piste vers la matrice utilisée, mais aussi vers le propos abordé, c’est-à-dire ce véritable jeu de société qu’est la vie urbaine.

Finalement, la série de dessins Gracia62 fait aussi référence de manière indirecte à l’espace urbain bien que

celle-ci utilise des renvois beaucoup plus clairs que les deux premiers projets cités. Cette suite de dessins est en continuité avec le projet La place inversée et est en fait l’investigation des autres places publiques du quartier selon le même processus d’analyse. Cela démontre les différentes configurations que la structure

59

Frédéric Migayrou, dir, Bernard Tschumi. Architecture : concept et notation, Catalogue de l’exposition (Centre Georges Pompidou, Paris, 30 avril au 28 juillet 2014), Paris, Centre Georges Pompidou, 2014.

60

Image 14 : Camille Rajotte, Jeu de société, 2014. Embossage sur papier. 29¾ pouces X 22¼ pouces.

61

Daniel Pinson, op. cit., p.154.

62

Image 15 : Camille Rajotte, Gracia (série de 12 dessins), 2014. Encre sur papier. 16½ pouces X 11½ pouces. Œuvre réalisée au cours d’une résidence d’artiste au centre Jiwar Creacio I Societat, Barcelone.

Image 15 pourrait avoir selon l’environnement dans lequel elle prendrait place. Les schémas, par leur vocabulaire géométrique, provoquent une association spontanée aux dessins techniques architecturaux ou urbanistiques, bien que largement simplifiés et issus d’une analyse personnelle, physique et imprécise de l’espace. Je considère que la référence reste ainsi indirecte puisqu’il s’agit d’une double interprétation ainsi que d’une translation de données entre le concret et le schématique. L’espace représenté est d’abord interprété dans la réalisation puis dans la compréhension du spectateur pour lequel ces plans abstraits et schématiques réfèrent à un espace inconnu, et ce, tant concrètement que culturellement.

Conclusion

Richard Sennett commence le livre La conscience de l’œil en écrivant : « comme c’est sans doute le cas de bien des écrivains, écrire est pour moi est une sorte d’autodafé. Un livre n’est qu’un recueil d’idées inaccomplies, de convictions qui, figées sur la page imprimée, paraissent dès lors suspectes »63. Je ne me donne aucunement la prétention d’être une auteure, loin de là, mais ces phrases, que j’ai lues dans les dernières semaines, mettent les mots sur ce que je ressens vis-à-vis ce texte que vous achevez de lire. L’exercice d’écriture a été pour moi à la fois plaisant et pénible. Plaisant dans la sensation d’enfin approfondir sur ce qu’est ma pratique et de réfléchir aux mots qui vont sur mes pensées. Plaisant aussi dans l’impression que tout ce que j’ai appris de manière aléatoire dans les domaines de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme se rejoint finalement et que les connexions se font naturellement entre ces connaissances. Mais cet exercice d’écriture a également été pénible dans la sensation que ce n’est jamais fini, qu’il y a toujours un mot, une phrase, un paragraphe qui ne fonctionnent pas une fois qu’on relit et qui sonnaient pourtant si bien au moment où on l’avait écrit. Qu’il y aurait toujours des nuances à apporter ou des contre-arguments à impliquer! C’est un mélange de satisfaction et d’insatisfaction que j’ai envers ce texte. Je considère en fait qu’il s’agit davantage d’une ébauche que d’un travail achevé. Je crois que ce texte m’a permis d’ouvrir de nombreuses pistes, mais qu’il me reste à emprunter encore plus profondément chacune d’entre elles afin de mieux les comprendre et de voir si elles fonctionnent réellement avec ma pratique et avec ce que je veux dire. Je sais que ma position est à affirmer de manière plus articulée sur de nombreux sujets. Entre autres par rapport au lien que ma pratique entretient avec le politique et à ma conception de l’espace public. Je considère toutefois que j’ai besoin de plus de temps, de lectures et d’expériences concrètes avant de pouvoir définir ma position par rapport à celles qui ont été développées dans le passé. Je désire poursuivre ma carrière artistique et continuer d’expérimenter l’impact que peuvent avoir des configurations sur les gens et leurs comportements, mais également approfondir encore plus au niveau théorique en entreprenant des études doctorales. Ce texte est pour moi le début, ce sur quoi je me base pour continuer.

Pour ce qui est de mon projet d’exposition, celui-ci, bien que présenté dans un espace architectural intérieur, est en relation directe avec un espace extérieur. Il s’agit d’une transposition sonore et représentationnelle de l’espace public se situant devant la vitrine de la galerie. Par ce projet, je m’interroge sur le contexte architectural de l’espace d’exposition, plus particulièrement la présence d’un mur qui, positionné devant la

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Richard Sennett, La conscience de l’œil : Urbanisme et société, Paris, Verdier, coll. « poche », 2009 (1992), p.II.

vitrine, empêche de voir ce qui se passe de part et d’autre de celui-ci. « Le paradoxe de l’isolement au sein même de la visibilité »64 dont parlait Sennett est encore plus affirmé par cette paroi perméable dédoublée

d’une paroi murale. L’œuvre permet ainsi de percevoir, par la retransmission des sons, le spectacle urbain qui a lieu de l’autre côté du mur et que celui-ci tente justement de dissimuler. L’attention du spectateur est orientée vers ce qui se passe à l’extérieur et isole ce dernier pour une fois davantage que l’individu qui participe réellement à l’action de la rue.

Je n’ai pas inclus de réflexions sur cette œuvre avec celles que j’ai explicitées plus haut, car il s’agit d’un projet qui n’est pas encore concrétisé et dont je ne peux moi-même saisir toute la portée expérientielle. Dans le cas de ce projet, je ne sollicite pas un usage en soi, mais une expérience corporelle ainsi qu’une intellectualisation du concept de décalage spatial dans lequel les spectateurs prendront place. De plus, ce projet implique une dimension sonore et donc la sollicitation d’une sensibilité corporelle avec laquelle que n’avais jamais travaillé auparavant. Cette œuvre est à la fois une expérience nouvelle et une conséquence cohérente et inévitable de ma pratique qui se veut une réponse au contexte architectural, urbanistique et social qui s’offre à moi.

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