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Fonction utilitaire adéquate

L’étude du contexte est également pertinente si je désire que l’œuvre ait une fonction utilitaire, car l’usage déterminé doit être cohérent avec les comportements qui ont habituellement lieu à l’intérieur du site comportemental dans lequel la pièce d’art sera insérée. Ainsi, du point de vue de l’usage, je suis tout à fait d’accord avec les affirmations de Barker comme quoi il faut comprendre le lieu et ce qui s’y déroule pour y prévoir des comportements. Par exemple, l’ouverture à la relaxation et l’arrêt seront certainement plus présents dans une aire de repos, tel un parc, que dans un lieu de transition, tel un corridor de métro. L’œuvre devra assurément être réfléchie et conçue différemment selon le lieu afin de répondre le mieux possible à ses

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Image 6 intentions. Les formes et les configurations de celle-ci seront en partie dictées par l’intention fonctionnelle que je désire attribuer à l’œuvre, un peu à la manière du célèbre principe de « Form follows function » développé par Louis Sullivan et associé à l’architecture moderne.

J’aime bien voir l’environnement urbain par le biais des opportunités et des contraintes que celui-ci permet aux citadins, c’est-à-dire de la manière dont Gibson l’a apporté. Cela donne lieu à toutes sortes d’appropriations de l’espace urbain, car chaque objet le composant offre différentes affordances. Par exemple, « si une surface est horizontale, plane, allongée, solide et à la hauteur des genoux relativement à l’observateur, celle-ci offre automatiquement la possibilité de s’y asseoir »45. Que ce soit sur un rebord de fenêtre, un muret ou une

marche, il n’est pas rare de voir des gens se poser et ainsi donner raison à cet énoncé. Cette théorie est intéressante dans le cadre de ma pratique, car elle amène l’idée qu’une configuration puisse créer chez le spectateur un geste instinctif. Il me semble donc intéressant de jouer sur ces formes et de voir comment créer des opportunités et des envies d’usage.

Je m’intéresse aux agissements normés, ceux qui entrent dans le système des sites comportementaux ou des affordances. Le thème du banc est celui que j’ai exploré dans mes dernières réalisations et que je compte bien travailler encore. Je considère que le siège fait partie des éléments les plus utilisés du mobilier urbain. En cela, son usage est très

automatique. La possibilité de s’asseoir sur toutes sortes de surfaces planes me semble aussi très intéressante et indique que l’usage du siège n’est pas relatif à un objet unique. Tel que William H. Whyte l’affirme dans le documentaire The social life of

small urban spaces46, qu’il y ait des places assises ou non, les gens trouveront le moyen de s’asseoir. L’artiste

Sarah Ross, avec son projet Archsuit47, joue aussi avec cette idée en créant des vêtements qui permettent de

45 J. James Gibson, The ecological approach to visual perception, New York, Psychology Press Taylor and

Francis Group, 1986, p.128.

46 William H. Whyte (real.), The social life of Small Urban Spaces, The municipal Art Society of New York,

Direct cinema limited, 1980. DVD (58 min) : son., coul.

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Image 6 : Sarah Ross, Archisuit, 2005. Mousse, velours, ciseaux, machine à coudre. Los Angeles.

« Le projet d’Archisuit (“vêtement architectural”) par Sarah Ross, consiste en quatre vêtements de sport modifiés, adaptés à des structures architecturales spécifiques de quatre lieux de Los Angeles. […] Le rembourrage de mousse des vêtements forme les négatifs de chacune des structures qu’ils viennent

Image 7 s’installer de manière relativement confortable dans des endroits où cet usage n’est pas prévu. Dans mon cas, l’incitation à s’asseoir est créée par une surface plane, rigide, allongée et disposée à la hauteur approximative des genoux48. Ce plan horizontal peut être dissimulé ou non à l’intérieur des formes générales de l’œuvre.

J’ai déjà abordé le projet La place inversée en démontrant son étude directe de l’environnement architectural et urbanistique. Ce projet comporte également un volet fonctionnel puisque la plateforme et les modules sont prévus pour permettre aux citadins d’investir la structure. Les modules sont de différentes hauteurs et de différentes largeurs ce qui permettra aux adultes comme aux enfants de s’y asseoir, et ce, en groupe ou individuellement. Les plus jeunes pourront également s’amuser à grimper d’un bloc à l’autre jusqu’au palier le plus élevé. Finalement, la plateforme supérieure pourra être utilisée comme scène pour les organismes culturels du quartier. Comme la construction de la structure n’est pas encore réalisée, ces usages ne sont que des présuppositions et ne seront sans doute pas les seuls à être faits de l’œuvre. Quoi qu’il en soit, toutes les surfaces de l’intervention sont prévues comme pouvant servir de mobilier urbain. Cela m’a semblé important, car les places publiques à Barcelone sont très précieuses pour les résidents et remédient quelque peu au manque d’espace. Elles servent d’arrière-cours, de terrasse, de terrain de jeu, etc. L’œuvre se présente donc comme un ensemble de surfaces planes relatives à un plan précis, celui de l’architecture encerclant la place, mais elles permettent surtout de conserver la possibilité d’utilisation de l’espace investi et même de l’augmenter. Le projet vise ainsi à s’insérer dans l’usage habituel de la place publique, soit par la proposition de jeu ou la disposition des places

assises, tout en ayant le moins d’impact possible sur l’espace disponible pour les gens.

Un deuxième projet s’intéressant à la fonction d’usage est L’élan49, une

œuvre proposée pour un concours d’art public à la Ville de Québec. Dans celui-ci, une section de l’œuvre est une forme purement

compléter, et permettent à la personne qui les porte de s’installer confortablement dans ou sur des éléments urbains placés justement pour dissuader ce genre d’usage. » Giovanna Borasi et Mirko Zardini, dir, Actions : Comment s’approprier la ville, Catalogue d’exposition (Montréal, Centre canadien d’architecture, 26 novembre 2008 – 19 avril 2009), Amsterdam, SUN, 2008, p. 72-73.

48 J. James Gibson, op. cit. 49

Image 7 : Camille Rajotte, L’élan, 2014. Acier peint et dalle de béton. 12 pieds X 41 pieds X 6 pieds. Québec, Parvis de l’Église St-Rodrigue à Charlesbourg

Image 8 sculpturale tandis que l’autre réfère assez clairement à une banquette. Comme les principaux usagers de l’espace gazonné dans lequel s’insérait l’œuvre sont des jeunes pratiquant la corde lâchée, la proposition prenait leur présence en considération, tout en anticipant divers usages que ce même espace pourrait avoir. Ainsi l’œuvre tentait d’encourager différentes utilisations de l’espace gazonné en s’intégrant aux activités qui s’y déroulaient déjà. L’élan n’est pas un simple ajout sculptural, elle permet aux spectateurs d’entrer dans l’espace de l’œuvre grâce à l’usage de la banquette et d’ainsi inciter des gestes réciproques et un meilleur investissement du terrain initialement peu utilisé.

Le projet Uselessness50 est une intervention semi-permanente réalisée sur deux bancs de parc à Berlin. Il

s’agit en fait d’une intervention faite sur des structures de métal préexistantes et dont la forme et la fonction étaient ambiguës. Composées uniquement en lignes-contour de métal, ces structures laissaient penser à des banquettes tout en étant inutile considérant l’absence de dossier et de siège. Le projet consistait donc à recouvrir la structure initiale de bois afin de rendre les bancs fonctionnels, mais aussi de mettre en évidence l’abstraction formelle de la structure métallique. Le contexte joue pour beaucoup dans cette œuvre, car les banquettes sont situées à la sortie d’un parc dans lequel plusieurs autres bancs sont disponibles. Le

recouvrement venait créer une nouveauté dans le quotidien urbain tout en permettant l’ajout d’une surface plane et donc de nouvelles opportunités d’usages. Pour plusieurs, cette invitation à s’asseoir a été suivie du geste, mais personne n’y est resté très longtemps, car l’abstraction de la forme ne permettait pas un confort adéquat. Aussi, des enfants ont utilisé la structure recouverte comme marches ou comme jeu pour monter sur le muret encerclant le parc. Elle a également servi d’arrière-plan pour des graffitis dans les mois qui ont suivi l’installation. Encore plus, elle pourrait servir de petit refuge pour un sans-abri puisqu’elle permet un espace suffisamment grand et protéger des intempéries en dessous de la banquette. Bref, il est clair qu’une œuvre

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Image 8 : Camille Rajotte, Uselessness, 2014. Contre-plaqué. 2 ½ pieds X 7 pieds X 2 ½ pieds. Berlin, Intersection Stephanstrasse et Havelberger Strasse. Œuvre réalisée au cours d’une résidence d’artiste au centre ZKU Zentrum für kunst und urbanistik.

disposée en espace public offre toutes sortes d’opportunités et que celles-ci ne sont qu’en attente d’être activées.

Dans le projet Fais à ta guise!, les possibilités d’usage sont plus clairement affichées étant donné la référence directe au mobilier. Sur la demande d’une galerie d’art de Montréal, j’ai pu investir un aménagement urbain temporaire que la Ville venait tout juste de mettre en place. Celui-ci était un projet pilote visant la création de nouveaux espaces publics et la piétonnisation de certaines petites avenues commerciales de quartier. Par mon projet, j’ai voulu critiquer l’aménagement qui avait été offert aux gens. La disposition linéaire des bancs n’offrait pas une grande possibilité de sociabilisation, les quatre îlots étaient répétitifs et n’offraient aucune autre activité que de s’asseoir et finalement, il y avait de nombreux modules ambigus (blocs de bois ou muret- bar) qui n’étaient pas investis par les gens. J’ai donc décidé d’ajouter plusieurs petits éléments de mobilier urbain afin de créer davantage de possibilités d’usage. Dans le premier îlot, j’ai ajouté deux chaises51 pouvant

se glisser sur la bande de trottoirs. Cela augmentait le nombre de places assises et permettait de positionner

le mobilier selon le groupe de personnes et ainsi pouvoir créer un petit salon public. Dans le deuxième îlot, j’ai conçu trois tables52 avec des jeux de société intégrés (cartes, tic-tac-toe, échecs). Celles-ci ont servi de tables

pour déposer un café ou un ordinateur autant que de surfaces de jeu. Elles permettaient plus d’activités et faisaient en sorte que les gens profitaient du nouvel espace public plus longtemps. Dans le troisième îlot, j’ai

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Image 9 : Camille Rajotte, Fais à ta guise (chaises de trottoir), 2015. Contre-plaqué. Montréal, Rue Castelnau, entre Drolet et Henri-Julien. Œuvre réalisée dans le cadre de la programmation extérieure de la Galerie Espace Projet.

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Image 10 : Ibid., Fais à ta guise (tables à jouer).

Image 10 Image 9

réalisé une glissoire53 qui s’incrustait dans deux paliers de bois dont la fonction était incertaine. La nouvelle

glissoire piquait la curiosité des enfants et les incitait à investir l’espace, ce qui n’était pas le cas dans l’aménagement initial. Finalement, dans le quatrième îlot, j’ai ajouté quatre tabourets54 pouvant se glisser sur

le muret-bar. Cela permettait à nouveau plus de places assises, mais donnait également la possibilité d’utiliser de façon plus confortable le muret. En somme, tous ces éléments de mobilier s’adaptaient au contexte en s’encastrant à même l’aménagement préexistant. Un autre volet important de ce projet est la mobilité des modules ajoutés. Je désirais que les gens puissent s’approprier l’espace public et l’adapter à leurs besoins. Mise à part la glissoire, qui était fixe pour des questions de sécurité, les autres éléments pouvaient être déplacés. Cela remettait en question le fait que le mobilier urbain en général soit toujours fixé au sol. J’ai toutefois été également contrainte par cette normalisation de l’espace public, car je n’ai pu laisser le mobilier amovible qu’une seule semaine. Les représentants de l’arrondissement aimaient beaucoup le projet, mais m’ont demandé de fixer les chaises et les tabourets afin d’éviter tout problème. Seules les tables ont pu rester libres d’ancrage. Cela était dommage pour le concept du projet, mais j’ai tout de même décidé de laisser les modules en place, car l’idée principale était d’ajouter des possibilités d’usage, ce qu’ils continuaient de faire malgré la fixation.

Ce projet m’a malgré tout permis de réaliser une intervention dans l’espace public et

de tester les interactions possibles entre les gens et les structures que j’avais créées.

Cela m’a aussi permis de constater le contraste entre les restrictions concernant le mobilier urbain et la volonté des gens d’avoir des espaces publics plus adaptables, ce qui m’ouvre certainement sur de nouvelles pistes de recherche artistique! Bref, si j’ai décrit ce projet plus en détail, c’est parce qu’il rend très bien compte du processus de vérification entre un usage potentiel et usage effectué.

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Image 11 : Ibid., Fais à ta guise! (glissoire).

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Image 12 : Ibid., Fais à ta guise! (tabourets).

Production bidimensionnelle; la dualité

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