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Je réaffirme des formes et je réactive des gestes

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Academic year: 2021

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Je réaffirme

des formes et je réactive des gestes

Mémoire

Camille Rajotte

Maîtrise en arts visuels – avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Dans ce texte, je discute de ma pratique artistique actuelle, plus particulièrement des œuvres d’art que j’ai réalisées dans l’espace public. J’explique d’une part l’articulation de mon travail autour des thèmes de l’architecture et de l’urbanisme ainsi que l’intérêt que je porte à l’espace public. J’explore d’autre part la possibilité d’intégrer un usage dans une œuvre d’art et je traite de certaines théories en rapport à la notion d’usage, en particulier la théorie des affordances de Gibson et la théorie des sites comportementaux de Barker. J’explique ensuite la façon dont l’étude des comportements humains s’immisce dans mon processus créatif ainsi que le type d’expérience que je cherche à créer par des œuvres d’art destinées à l’usage. Je traite également de la perception corporelle que je désire provoquée et j’aborde le concept d’appropriation relié aux opportunités d’usage présentent dans la ville. Enfin, j’aborde et explique les différents projets d’art que j’ai réalisés au cours de ma maîtrise.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Introduction ... 1

Espace public ... 2

Agir sur le quotidien ... 3

Apports théoriques ... 4

La notion d’usage ... 6

Gibson : opportunités d’usage et de manipulations ... 8

Barker : habitudes d’usage et programmes comportementaux ... 9

Œuvre d’art utilitaire : usage et anticipation ... 11

Les normes, l’environnement construit et le politique ... 12

Perception par le corps ... 13

Le corps comme récepteur ... 13

Effets sensoriels, sociaux et identitaires ... 16

Sculpture et mouvement ... 18

Perception ouverte et autonomie de l’œuvre ... 19

Autonomie de l’œuvre ... 20

Les appropriations ... 20

Production sculpturale dans l’espace public : l’étude du contexte ... 22

L’environnement construit comme source de stimulation ... 22

Fonction utilitaire adéquate ... 24

Production bidimensionnelle; la dualité représentationnelle de l’image ... 30

La dualité de l’image ... 30

Vocabulaire et espace construit ... 31

Réalisations : références indirectes à l’espace urbain ... 31

Conclusion ... 35

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Introduction

J’examine les lieux intérieurs et extérieurs à la recherche de particularités architecturales. Je m’intéresse aux parcours déterminés par l’urbanisme et à l’organisation spatiale des formes construites. J’observe les bâtiments comme des masses qui prennent place et organisent l’espace urbain. Je remarque la configuration des rues ou des espaces publics, le mobilier urbain et les éléments singuliers issus d’une adaptation ou d’une différence culturelle par rapport à mon propre cadre de vie. J’étudie l’environnement construit, parfois par rapport à des lieux précis et d’autres fois par rapport à la ville considérée comme une généralité. Mon travail est une réponse aux formes, aux configurations ou aux objets de la ville et implique du même coup les disciplines de l’architecture, de l’urbanisme et du design urbain. Je m’intéresse également au contexte social associé au cadre bâti, c’est pourquoi j’examine les agissements et ce qui les détermine. Par ma pratique, je tente de voir quels sont les comportements humains par rapport aux structures urbaines et j’essaie de déterminer dans quelles mesures ceux-ci sont normés. Pour ce faire, j’utilise des méthodes et des théories issues de la psychologie environnementale et de la sociologie. En somme, ma pratique s’articule autour de la ville, et ce, tant par rapport aux éléments qui la constituent qu’à la présence des gens qui y vivent. Elle est une réaffirmation des formes et une réactivation des gestes.

Ma production artistique est principalement tridimensionnelle. Je crée des sculptures ou des installations en réponse aux observations et aux réflexions qu’un environnement déclenche chez moi. Cet environnement peut être l’espace intérieur d’une galerie, dans le cadre d’une exposition, ou l’espace urbain, dans le cadre d’une intervention en lieux publics. Une petite partie de ma créativité prend également forme sur papier. Celle-ci est aussi inspirée de l’espace construit.

Ce texte porte presque essentiellement sur ma production en espace public, production que je désire développer tant au niveau de la réalisation de projets que de l’articulation de mes idées autour de celle-ci. Je désire créer des œuvres d’art public et d’intégration de l’art à l’architecture, car je veux interagir plus directement avec le contexte urbain sous tous ses aspects. En effet, par des œuvres éphémères ou permanentes, je souhaite m’insérer dans le cadre bâti et jouer sur le quotidien que le citadin expérimente déjà chaque jour. Aussi, je veux inciter une réponse active du spectateur envers ces œuvres, c’est pourquoi je sollicite la participation à travers l’intégration d’une possibilité d’utilisation. Cette notion d’usage s’est affirmée naturellement dans mes dernières réalisations et occupe une place de plus en plus importante dans l’élaboration de mes projets. L’intérêt que je porte à celle-ci est le sujet principal de cet écrit. Son étude apporte de précieux éclaircissements quant à la façon dont je crée mes œuvres ainsi qu’à la façon dont je veux que celles-ci soient appréhendées, c’est-à-dire dans une expérience sensuelle impliquant une interaction

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concrète entre le corps du spectateur et l’objet d’art. L’analyse des comportements et l’anticipation des usages s’insèrent ainsi dans mon processus de création et orientent la forme de l’œuvre. Celle-ci n’est toutefois pas seulement une forme utilisable, elle est une œuvre sculpturale et expressive avant tout dans laquelle des indices affirment une ou des opportunités d’usage. L’œuvre, affirmant de manière plus ou moins explicite une fonction, est finalement sujette à une compréhension et à une appropriation propre à chaque individu bien que tout de même restreinte à l’intérieur de certaines balises. Je cherche donc à comprendre les comportements selon le contexte d’insertion de l’œuvre et à profiter de ces habitudes et de ces gestes quotidiennement renouvelés pour revisiter les automatismes et susciter de nouveaux usages.

Espace public

L’espace urbain implique nécessairement la notion d’espace public. Comme ce dernier concept fait partie intégrante de ma production et de mes considérations théoriques, je désire apporter dès maintenant une précision quant à la façon dont je l’aborde. Alors que ce terme peut mener à une réflexion et même à un débat philosophique sur la démocratie, l’utilisation que j’en fais dans ce texte, et dans ma pratique, ne se rapporte pas à cela. Dans le cadre de ma production artistique, je vois l’espace public comme un lieu d’intervention avant tout, et non comme un sujet que je cherche à analyser par mes créations. Je m’intéresse aussi à l’espace public dans le rapport de similitude qui se crée entre les gestes et les habitudes d’usage des citadins. J’observe les comportements des gens envers les objets de l’environnement et je tente de voir comment ces gestes peuvent être influencés par le fait d’être effectués en public. En ce sens, je considère l’espace public comme une scène d’apparition, comme un lieu de coprésence humaine dans lequel les interactions sociales sont déterminées par la concomitance de l’anonymat et de l’observabilité1. L’espace public est ainsi intersubjectif puisque chaque geste prend en compte la présence d’autrui tout en partageant ce à quoi il a également accès. J’aime jouer sur la singularité des expériences vécues par chacun tout en mobilisant la mise en commun des comportements aux yeux de tous et ainsi l’aspect proprement public de l’espace public. Le terrain sur lequel s’avance la tentative de définition du concept d’espace public peut être glissant, car les arguments et les points de vue sont extrêmement variés à ce sujet. Les idées s’entrecroisent et se contredisent selon les points de vue politiques, sociologiques ou géographiques. Ces approches critiques ne seront considérées ici qu’indirectement, dans la mesure où elles sont inextricables d’une pratique et d’une réflexion sur l’espace public dont l’insistance est davantage mise sur l’expérience sensible de lieux et d’objets.

1

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : 2. Les relations en public, Paris, Minuit, 1973 (1963), 368 p.

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Agir sur le quotidien

L’aspect public de l’espace urbain en fait, selon moi, un lieu d’intervention particulièrement intéressant. Il permet d’agir sur le quotidien des citadins et de rejoindre un public beaucoup plus large, tant en terme de quantité qu’en termes d’opinions et de connaissances artistiques. Le metteur en scène Michel Crespin utilise l’expression « public-population »2 pour définir le fait que l’art dans l’espace public ne s’adresse pas à un

auditoire en particulier, mais à l’ensemble de la population. Ce « public-population » a le libre-choix d’accorder de l’attention à l’intervention artistique ou de continuer son chemin. Il n’est pas captif d’un endroit et peut éviter l’objet d’art ou la situation s’il n’y est pas réceptif. Il n’a pas non plus à se rendre dans un lieu d’exposition et peut profiter d’une expérience esthétique au hasard de son déplacement dans la ville. L’art est ainsi public et s’offre aux spectateurs plutôt que de les attendre à l’intérieur d’une galerie. Je tiens dès lors à préciser que ma pratique ne partage pas la volonté critique de remise en question, voire d’opposition, de l’institution muséale telle qu’il a été le cas dans les années 70. L’espace urbain est pour moi une source de stimulation et le fait d’agir dans celui-ci n’est qu’acte de cohérence avec le propos de mes œuvres. Je désire que celles-ci soient disponibles à une appréhension incertaine et relative à la volonté des passants, de leurs attitudes individuelles et de leur disposition à recevoir l’œuvre. Comme mes créations en espace public offrent, pour la plupart, une possibilité d’usage, il est certain que le discours serait fortement changé si la même œuvre se retrouvait à l’intérieur des cloisons blanches. Par exemple, une œuvre qui permet un siège pourrait être occupée plusieurs heures par un citadin désirant s’installer pour lire un livre alors que cette même œuvre, disposée à l’intérieur, ne serait que testée par les spectateurs. La durée de l’expérience sensuelle, éprouvée à travers l’usage et non l’analyse, occasionne une différence majeure dans la réception de celle-ci.

Agir dans le cadre de vie urbain est également intéressant pour l’expérience nouvelle, à petite ou à grande échelle, que le spectateur vit dans un lieu pourtant déjà connu. J’accorde une attention particulière aux expériences anodines et quotidiennes, car je retrouve en celles-ci des sensations que je cherche à recréer dans mes œuvres. Je crois effectivement que l’art permet de faire revivre des sensations particulières en les mettant au premier plan et en leur accordant une importance nouvelle. Je me réfère ainsi à l’affirmation de John Dewey comme quoi « l’art fait s’envoler le voile qui masque l’expressivité des choses de notre expérience; il nous permet de réagir contre le laisser-aller de la routine, et il nous rend capables de nous

2 Michel Crespin a formulé le terme public-population en rapport plus spécifique au théâtre de rue : « C’est,

par définition, le public qui se trouve dans la rue, naturellement, qu’un spectacle s’y produise ou pas. Le public qui représente la plus large bande passante culturelle, sans distinction de connaissances, de rôle, de fonction, d’âge, de classe sociale. […] Sa qualité première, le libre choix. De passer, d’ignorer, de regarder, de participer, hors de toute convention. » Michel Crespin cité dans : Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la rue », Paris, L’Harmattan, coll. « La Ville en scènes », 2000, p.66.

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oublier, pour nous retrouver dans le plaisir d’une expérience du monde dans la variété de ses formes et qualités. Il se saisit de la moindre touche d’expressivité rencontrée dans les objets pour en faire une nouvelle expérience de vie »3. Je désire ainsi que mes interventions prennent place dans le cadre bâti comme des

éléments qui sauront créer une nouveauté et avoir un impact, ne serait-ce que quelques secondes, sur le quotidien des gens en leur faisant remarquer un élément architectural ou une configuration urbanistique qu’ils n’avaient jamais aperçu ou qu’ils ne regardaient plus. Bien sûr, cet effet d’étonnement ne durera pas et l’œuvre se fondra à son tour dans le paysage urbain. Son efficacité ne sera pas pour autant perdue puisque la réception sera constamment réactivée par l’appropriation, tant du point de vue des usages individuels que de l’intégration identitaire à l’imagibilité4 de la ville.

Apports théoriques

Comme mes projets touchent à différentes disciplines, par leurs références ou leur mise en forme, je considère essentiel de détenir des connaissances dans ces domaines afin d’éviter un discours primaire et amateur sur ceux-ci. J’accorde ainsi beaucoup d’importance à la connaissance théorique approfondie de l’architecture, de l’urbanisme et du design urbain. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai réalisé, parallèlement à ma maîtrise, un certificat sur mesure portant sur les théories de l’architecture. Je considère toutefois important de déterminer comment ces connaissances influencent ma production artistique.

Mes œuvres sont configurées pour fonctionner sur deux plans. Elles se présentent d’abord comme des sculptures dont l’intérêt se situe principalement dans l’appréhension de la configuration, que ce soit visuellement ou tactilement. Elles réfèrent ensuite, et ce de manière plus subtile, à des observations et des connaissances techniques, sociales ou historiques dans les domaines de l’urbanisme et de l’architecture. Ce deuxième niveau de lecture est souvent moins facilement obtenu puisque les références impliquées dans mes œuvres ne sont pas affirmées de manière explicite. L’intégration de ces disciplines se fait plutôt au niveau de la thématisation, c’est-à-dire que l’urbanisme et l’architecture sont en fait des thèmes sur lesquels je travaille pour élaborer mes projets. Il ne s’agit pas pour moi de produire des œuvres thématiques qui illustrent un sujet, mais de travailler à partir d’un thème général qui s’introduit dans ma pratique en tant que matériau, à même titre que les relations ou l’usage peuvent être considérés comme des matériaux. L’urbanisme et l’architecture sont ainsi des thèmes insérés dans mes projets et à partir desquels je développe une réflexion. Cette réflexion

3

John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010 (1934), p. 186.

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théorique fonctionne également comme une composante de mon travail, sans être explicitée en tant que discours qui valide la pratique ou en donne le sens.

J’aimerais faire un parallèle entre ma pratique et celle de l’artiste Doménec5 que j’ai rencontré au cours de l’été 2014. Celui-ci est un artiste barcelonais et un professeur à l’École supérieure d’art et de design de Barcelone ainsi qu’à la faculté d’architecture de

l’Université internationale de Catalogne, à Barcelone également. Son travail s’intéresse à l’architecture d’un point de vue sociohistorique. Il accorde une importance particulière à la relation entre l’architecture et son contexte social et s’intéresse surtout à des œuvres architecturales emblématiques. Par exemple, dans le projet Playground6, il a recréé, à

échelle réduite, le fameux Monument de la 3e

internationale de Vladimir Tatline. Grâce aux matériaux, à la dimension, à la couleur, mais également à la disposition dans un parc, l’installation interpelle automatiquement les enfants et les incite à y grimper. Cette ascension à même la structure est un clin d’œil direct à la montée révolutionnaire que ce monument symbolise. Dans le projet

Super-size block wardrobe-Super-size house7, le volet social de l’architecture est encore plus démontré par ces petites

cellules d’habitation pour sans-abri. Celles-ci sont une représentation des superquadras conçus par Lucio Costa à Brasilia et critique d’une part le format de la boîte d’habitation et d’autre part la ségrégation sociale que ces bâtiments, comme la plupart des grands ensembles créés dans les années cinquante, ont occasionnée.

5 www.domenec.net 6

Image 1 : Domènec. Playground (Tatlin en México). 2011. Mexico, œuvre conçue dans le cadre du projet « Hand to Hand with General Cárdenas » commissarié par le Musée d’art contemporain de Mexico D.F.

7

Image 2 : Domènec. Super-size block wardrobe-size house (Superquadra casa-armário). 2007. Brésil, œuvre conçue pour l’exposition « Moradias Transitórias. Novos Espaços da Contemporanidade», commissariée par Nicola Goretti, Museu Nacional do Conjunto Cultural da Republica.

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Les projets de Domènec comportent toujours de fortes références à un aspect social ou historique relatif à un bâtiment en particulier et se basent ainsi sur un fait ou une anecdote. Il crée des œuvres concernant des constructions architecturales importantes et dans lesquelles ses connaissances théoriques sont utilisées comme propos. Cela nécessite un public connaisseur ou sinon une mise à disposition d’explications lui permettant de saisir l’élément qui donne toute la force au projet. Le renvoi à une construction architecturale déterminée est très clairement affirmé et oriente certainement la compréhension de l’œuvre. Sur ces aspects, l’angle d’approche utilisé par cet artiste est différent du mien. D’abord, j’utilise des formes beaucoup plus abstraites qui réfèrent à des configurations urbaines génériques plutôt qu’à des bâtiments ayant marqué l’histoire de l’architecture. Aussi, je valorise davantage l’expérience sensuelle de l’œuvre que la compréhension intellectuelle de celle-ci, c’est pourquoi je n’insiste pas sur l’information théorique ayant stimulé la création. Celle-ci est, comme je l’ai affirmé plus tôt, implicite. L’œuvre peut être tout aussi appréciée par l’individu qui comprend les liens faits à l’environnement urbain que celui qui ne les saisit pas. Dans le cas des œuvres de Domènec, l’expérience sensuelle provoquée par l’usage de l’objet d’art est semblable à celui que je cherche à procurer par mes créations. Toutefois, je considère que la compréhension de ses œuvres n’est pas complète si le spectateur n’a pas pris en considération les volets historique et social sur lesquels ces dernières se basent.

La notion d’usage

Tel que je l’ai mentionné plus haut, la notion d’usage détient une place de plus en plus prégnante dans ma pratique, surtout au niveau des interventions en espace public. Mes projets sont, le plus souvent, activés par des gestes ou des utilisations. Comme je tente d’anticiper puis d’inciter concrètement un usage par la mise en présence de formes sculpturales, il m’a semblé pertinent de réfléchir aux comportements humains reliés à Image 2

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l’utilisation des objets en général, tant au niveau des agissements en tant que tel qu’à ce qui les déterminent. J’ai trouvé des réponses intéressantes dans certaines études menées en sociologie et en psychologie environnementale. Celles-ci m’ont permis d’établir des hypothèses quant à ce qui peut encourager certains gestes précis, mais surtout, elles m’ont incité à réfléchir encore plus à l’impact psychologique ou instinctif que les configurations et les objets de l’environnement urbain peuvent avoir sur l’humain.

Selon certaines hypothèses, chaque organisme vivant sur notre planète partage le même monde, mais chacun fait l’expérience d’un « monde propre »8. Si l’on se concentre toutefois sur une même espèce, les réponses comportementales à l’environnement physique et social seront convergentes. C’est ce qui fait naître, de manière naturelle, les normes d’agissements et d’usage et permet la survie, l’ordre sociétal, mais également la communication entre les membres du groupe. La psychologie environnementale, alliant écologie et psychologie, est née vers les années 1970 dans l’intention de mieux comprendre cette convergence comportementale. En accordant une attention particulière à l’environnement de l’humain, les chercheurs de cette discipline ont tenté d’identifier en quoi les configurations, les objets et les individus qui nous entourent ont un impact sur les processus perceptuels, intellectuels et gestuels de chacun. Plus précisément, cette discipline, s’est penchée sur la question :

« des interrelations entre l’individu et son environnement physique et social, dans ses dimensions spatiales et temporelles. Son objectif est d’identifier les processus qui régulent et médiatisent cette relation, en mettant en évidence les perceptions, attitudes, évaluations et représentations environnementales d’une part, et les comportements et conduites environnementales qui les accompagnent, d’autre part. Elle s’intéresse aussi bien aux effets des conditions environnementales sur les comportements et conduites de l’homme qu’à la manière dont l’individu perçoit ou agit sur l’environnement. » 9

La notion d’usage est largement abordée par la psychologie environnementale, et ce, par le biais d’une étude comportementale comprenant l’examen des conduites habituelles, des stratégies d’adaptation et des différents types de comportements. Les théoriciens de cette discipline ont ainsi cherché à définir quels sont les déterminismes causant les gestes répétitifs et les utilisations généralisées. Ils ont également accordé une

8 L’expression « monde propre » est utilisée comme traduction au terme « Umwelt ». Ce terme, inventé par

Jacob Von Uexküll désigne l’environnement sensoriel propre à chaque espèce animale. Considérant que les animaux humains et non-humains ont tous des capacités sensorielles différentes, la perception du monde sera divergente. Jacob Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain : suivi de Théorie de la signification, Paris, Gonthier, 1956, 163 p.

9

Gabriel Moser et Karine Weiss, dir, Espaces de vie : Aspects de la relation homme-environnement, Paris, Armand Colin, 2003, p.16.

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importance majeure au contexte en l’étudiant, un peu du point de vue des différences culturelles tel que les autres théories portant sur la notion d’usage l’avaient fait, mais surtout du point de vue physique, c’est-à-dire de la distribution des éléments qui le constituent formellement et immédiatement. Le contexte est en effet considéré par les psychologues environnementalistes comme étant le lieu dans lequel les perceptions et les comportements prennent place et peuvent être compris.

Dans le cadre de ma pratique artistique, je m’intéresse à ce consensus spontané de gestes et d’usages associé aux éléments de l’environnement urbain, car je veux pouvoir jouer avec ces agissements et comprendre comment il est possible de les provoquer. L’intérêt que je porte à la psychologie environnementale se situe au niveau de l’une des principales hypothèses émises par les chercheurs de cette matière, soit que les attitudes, tant individuelles que groupales, peuvent être étudiées, contrôlées et, dans une certaine mesure, prédites. Malgré cette supposition commune, différentes théories ont été élaborées afin d’établir une méthode qui soit la plus efficace possible et qui puisse permettre la confirmation des comportements anticipés. Celles que j’ai trouvées les plus pertinentes en regard de ma production sont la théorie des affordances de Gibson et la théorie des sites comportementaux de Barker.

Gibson : opportunités d’usage et de manipulations

La théorie des affordances, aussi appelée la théorie des opportunités environnementales, a été développée par Gibson dans une étude visant une nouvelle explication de la perception. Le psychologue soutenait que la perception pouvait s’expliquer uniquement par la relation qu’entretenait tout animal avec son environnement. Cette approche écologique mena à de nouvelles définitions et à l’invention du terme « affordance », qui veut signifier la capacité d’une chose à exprimer ce à quoi elle sert et cela, afin d’en permettre l’utilisation.

Selon l’auteur, l’environnement est perçu par l’individu en termes instrumentaux offrant des opportunités d’usage et de manipulations10. La valeur et la signification des choses sont alors perçues visuellement et

directement. L’affordance est ce qui attire l’attention en premier. Tel un enfant, l’observateur remarque davantage ce qu’il peut faire avec l’objet que ses qualités. Celles-ci, soit les caractéristiques chromatiques et formelles, sont associées à un savoir tandis que les possibilités d’usage sont percevables intuitivement et ne nécessitent, pour la plupart, pas de connaissances particulières. L’affordance est intrinsèque aux choses et en attente d’être perçue pour être activée. Elle peut donc être saisie ou non par l’observateur. De plus, elle ne change pas selon les besoins du regardeur, mais peut toutefois être perçue plus rapidement selon les

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nécessités. La possibilité d’usage est ainsi valide pour tous les humains. Elle est une caractéristique de l’objet dont les processus mentaux visent la perception et la compréhension.

Les affordances sont extrêmement variées et chaque objet peut en détenir une ou plusieurs. Ces possibilités d’interactions varient selon les contextes et les cultures, mais aussi selon la taille de l’individu. En effet, les affordances proportionnelles au corps seront davantage perçues. Un bambin aura une réaction différente envers une chaise pour adultes ou une chaise proportionnelle à sa taille, il l’escaladera ou s’y assoira.

Les affordances expriment ainsi ce que l’environnement permet à l’humain. Selon cette théorie, les comportements sont en fait des activations de certaines possibilités d’usage parmi plusieurs autres présentes sur un même objet et dans un même environnement. L’usage s’effectuera donc en fonction des besoins personnels des individus ou des nécessités relatives aux diverses activités se déroulant dans un lieu.

Barker : habitudes d’usage et programmes comportementaux

Bien que Gibson accordait à l’objet une faculté intrinsèque de détermination utilitaire, il s’intéressait également à la perception de ces indices fonctionnels et donc aux processus mentaux impliqués dans la prise de connaissance de l’affordance. La subjectivité associée à la compréhension de la perception du point de vue intellectuel, et ainsi, le manque de précision scientifique, sera l’objet de critique envers la théorie des affordances et de tous autres concepts s’appuyant sur des valeurs psychologiques incommensurables. Afin d’éviter les biais liés à une approche trop subjective, Barker proposa une analyse des comportements humains selon des lieux déterminés physiquement et temporellement.

Le psychologue développa le concept de « behavior settings »11, traduit en français par « sites

comportementaux ». Ces sites sont définis comme étant des environnements déterminés qui conditionnent des structures comportementales extra-individuelles, c’est-à-dire engagées par un grand nombre de personnes. Il ne s’agit pas d’un lieu, mais d’un ensemble d’interactions dans et avec un lieu, un schéma comportemental attaché à un lieu particulier et qui apparaît à intervalles réguliers12. Le site comportemental

doit ainsi être clairement délimité spatialement et temporellement. Il nécessite également la présence d’individus puisqu’essentiel à l’étude des agissements, mais ces derniers sont interchangeables, car ce qui

11

Roger G. Barker, Ecological Psychology : Concepts and Methods for Studying the Environment of Human Behavior, Californie, Stanford University Press, 1968, 242 p., ill.

12

Robert B. Bechtel, Methods in environmental and behavioral research, New York, Van Nostrand, 1987, 425 p., ill.

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importe est que la place soit occupée et que les fonctions de celle-ci soient activées.13 Barker appelle

« synomorphes » ces combinaisons de variables comportementales et environnementales à l’intérieur de limites spatio-temporelles.

L’étude de Barker porte sur la congruence des comportements relativement à des activités réalisées en espace public, par exemple une rencontre sur un terrain de basketball ou une période de cours dans une salle de classe. En délimitant ainsi les sites comportementaux, le chercheur peut analyser plus efficacement tous les gestes effectués, des plus simples aux plus complexes, pour ainsi définir les agissements communs et, par le fait même, prévisibles. Les comportements peuvent ainsi être anticipés puisqu’ils fonctionnent à l’intérieur d’un système.

Aussi, selon les recherches de Barker, les sites donnent lieu à des programmes comportementaux contrôlés par la présence d’autrui ainsi que par les signaux fournis par l’environnement. Cela signifie qu’en entrant dans un lieu, de nombreux indices sont à la disposition des participants pour leur indiquer quels sont les comportements adéquats. Les agissements de chaque individu sont d’abord influencés par les gestes collectifs. Par l’observation et l’imitation, la personne peut agir conformément aux énoncés sociaux. L’environnement émet lui aussi des indices, appelés « stimuli discriminants », qui permettent à l’individu d’évaluer préalablement les conséquences des actions inadaptées. Les sites comportementaux comprennent de nombreuses actions et chaque participant agira de manière conforme, mais pas de manière uniforme par rapport aux autres14.

Ainsi, Barker a pu former l’hypothèse selon laquelle il est plus facile d’anticiper un comportement par la connaissance d’un lieu et des agissements qui y prennent normalement place que par l’analyse psychologique et comportementale d’un individu indépendamment de la variante du milieu. La connaissance d’un site permettrait donc de prédire les programmes comportementaux qui vont y être déployés, peu importe la personne qui l’engendrera. Tout comme Gibson, Barker explore les opportunités environnementales. Chez ce dernier, ces opportunités se situent toutefois à l’échelle du lieu général plutôt que des éléments constituant celui-ci. Les opportunités sont en effet offertes par la diversité de sites comportementaux à l’intérieur d’une ville, et donc de la variété d’activités offertes. Gibson s’intéresse quant à lui aux différentes possibilités d’usage dans un même lieu selon des besoins et des activités variés.

J’ai considéré important d’expliciter ces deux théories, car, malgré le fait que je n’adhère pas complètement à ni une ni l’autre, les deux m’apportent des points de vue sur l’interrelation entre l’environnement et l’individu

13

Karine Weiss, « Les sites comportementaux », dans : Gabriel Moser et Karine Weiss, op. cit., p.252.

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qui rejoignent mes préoccupations artistiques et contribuent à l’élaboration de ma propre vision de cette relation. Tout comme Gibson, j’aime voir l’environnement urbain comme un lieu d’opportunités à l’intérieur duquel des œuvres artistiques autant que tout autre élément deviennent des objets dans lesquels les gens peuvent percevoir des possibilités d’usage. Et comme Barker, je crois qu’il est primordial d’accorder une attention particulière à la compréhension du lieu dans lequel l’œuvre s’insère afin de susciter des comportements qui sont cohérents avec ceux présents dans cet environnement. L’étude de ces théories me permet d’approfondir mes connaissances et d’être plus à l’affût de l’aspect social et psychologique associé une intervention dans la ville. En étant informée des recherches faites en psychologie environnementale, je suis davantage sensibilisée à l’observation et à l’analyse des comportements et je me crois ainsi plus apte à prédire certains agissements dès l’élaboration initiale de mes œuvres.

Œuvre d’art utilitaire : usage et anticipation

Par la possibilité d’usage que j’intègre dans mes œuvres, je sollicite la participation et je cherche à provoquer une réponse active de la part des habitants envers elle. Je tente d’activer, chez tous, le regard ludique de l’enfant qui ne se contente pas d’observer et qui cherche ce qu’il peut faire avec ce qui l’entoure. Cela me permet peut-être de contrer la passivité de la routine urbaine, mais également d’analyser ces habitudes et ces gestes répétitifs afin de les réactiver ou d’en créer des nouveaux. J’attribue le terme œuvre-objet à ce type de projet, car il s’agit d’une œuvre étant donné la créativité formelle qu’elle expose et la réflexion conceptuelle qu’elle comporte, mais le fait qu’elle puisse être utilisée lui confère un statut d’objet puisqu’homologue aux éléments utilitaires du quotidien urbain. La création se trouve très souvent à mi-chemin, et ce de manière assumée, entre la réalisation artistique et un champ spécifique du design urbain, le mobilier. Cette proximité disciplinaire est occasionnée par le contenu de mon approche qui intègre un discours sur l’urbanisme et l’architecture sans pour autant en être un.

L’étude de l’usage est un moyen qui s’introduit dans ma production artistique. La prévision d’une utilisation entre d’abord dans mon processus créatif et dicte, en partie, la configuration que je donnerai à l’œuvre. L’usage réel est ensuite l’activité au travers laquelle l’œuvre prend forme et est expérimentée dans son entièreté. Une certaine ambiguïté s’insère alors entre l’esthétique et l’utilitaire puisque c’est dans l’activation de son aspect pratique que l’œuvre prend forme entièrement et devient esthétique. En cela, mes créations se rapportent sur certains points au concept de jeu développé par Gadamer. Du côté de l’appréhension sensorielle, la présence active du spectateur est nécessaire et même essentielle au fonctionnement de l’œuvre. L’individu prend le rôle du joueur en effectuant l’action sollicitée. Sans l’usage, l’œuvre perd une

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grande partie de ce qu’elle offre comme expérience puisqu’elle ne parvient à la plénitude de son être qu’à chaque fois qu’elle est jouée15. Du côté de la compréhension du sens de l’œuvre, la présence active du

spectateur est indispensable, pas tant dans son expérience subjective individuelle, mais plutôt dans son activité à l’intérieur du jeu proposé par l’usage de l’œuvre. L’individu prend alors le rôle du spectateur en expérimentant, en observant ou en imaginant l’activation de l’œuvre par l’utilisation. Le geste ainsi fait, vu ou imaginé affirme la représentation du jeu ainsi que le fait que l’œuvre s’adresse à quelqu’un même quand personne n’est présent. « C’est le jeu joué qui, par sa représentation, s’adresse au spectateur de façon telle que celui-ci s’y trouve inclus, quel que soit l’éloignement de son vis-à-vis »16.

Malgré la détermination de certains usages désirés dans l’élaboration du projet, je ne désire pas circonscrire les utilisations concrètes faites par les spectateurs et usagers de l’œuvre terminée. L’activation de l’œuvre-objet se situe dans l’utilisation à la fois déterminée et libre de celle-ci. L’enjeu majeur est de pouvoir créer des formes abstraites et créatives qui incitent l’usage sans pour autant référer directement à un objet connu du mobilier urbain et donc de délimiter une utilisation.

Les normes, l’environnement construit et le

politique

En abordant l’espace public, les normes d’usage ainsi que l’environnement construit dans ma pratique artistique, je touche nécessairement à ce sujet majeur qu’est le politique au sens large. Celui-ci est toutefois inclus par défaut, car mes projets, bien que certainement un peu critique des agissements ou du manque d’espace laissé disponible à l’appropriation, ne visent pas à faire des affirmations ou des critiques de la société et du pouvoir. Doina Petrescu, Anne Querrien et Constantion Petcou affirment, dans le texte Agir urbain, que « la critique de la vie quotidienne n’appelle pas nécessairement un combat conscient et organisé contre les structures qui la conditionnent. Elle n’est pas toujours militante. »17 Ils poursuivent en amenant l’idée

de l’« agir », comme étant une activité critique, engagée et créative dans la ville qui permet de contrer le fonctionnement établi dans les espaces publics selon lequel rien ne bouge et aucune trace d’usage n’est laissée visible. « Alors que la convenance invite à subir l’espace, à le respecter, à se conformer, l’agir urbain

15

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996 (1960), p.135.

16

Ibid., p.133.

17

(19)

crée une ou plusieurs lignes de modification, invite à jardiner l’espace, à l’occuper et à le transformer, à faire voir une présence différente. » C’est ainsi au niveau de l’« agir », bien plus qu’à celui de la critique, que je positionne ma pratique et mon intérêt pour l’usage.

Perception par le corps

Le principal intérêt que je porte à la notion d’usage dans le cadre d’une œuvre d’art est l’appel au corps que celle-ci crée. Bien que le corps soit toujours impliqué dans la réception d’une œuvre, je considère que l’usage provoque une interaction encore plus forte entre celui-ci et l’objet d’art. L’usage invite à appréhender l’œuvre avec le corps comme totalité ouverte18. Cette relation entre le corps et l’œuvre-objet implique également une

nouvelle dimension, celle d’une utilisation de l’œuvre et donc d’un contact qui se prolonge dans la durée. Il s’agit d’une expérience à la fois active et passive qui prend forme dans une dynamique spatio-temporelle.

Le corps comme récepteur

Le corps est l’appareil sensoriel qui nous permet d’interagir avec l’environnement, d’affirmer notre « être au monde » comme le disait Merleau-Ponty19 dans sa théorie du schéma corporel. Selon l’auteur, nous

percevons l’environnement avec notre corps puisque ce dernier est l’objet de la perception20. Le corps est

donc le récepteur par excellence de tout ce qui constitue le monde, il est ce qui nous permet de percevoir. Ce corps réceptif est appelé « soma » par Richard Shusterman. Ce dernier développa le concept du soma-esthétique dans lequel le terme « soma » désigne un corps vivant, sensible, sensitif, intentionnel, plutôt qu’un pur et simple corps physique dépourvu de sensations et le terme « esthétique » souligne le rôle perceptuel du soma21. Le corps est considéré par Shusterman comme le lieu d’appréciation sensorielle grâce auquel toutes

les sensations perceptuelles sont éprouvées de manière consciente ou inconsciente. Il reconnaît ainsi une

18 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « tel », 2013 (1945), 537

p.

19 Ibid., p.130. 20

Ibid., p.249.

21

Richard Shusterman, « Soma-esthétique et architecture : une alternative critique », Dans Haute école d’art et de design de Genève : programme de conférences (Genève, 7 mai 2010), dir. Jean-Pierre Greff, Genève, coll. « n’est-ce pas? », Livre no10, 2010, p.16.

(20)

autonomie corporelle pour l’appréhension sensible du monde et tente de recentrer l’expérience esthétique sur le pouvoir sensoriel du corps.

Shusterman accorde une intentionnalité perceptive au soma et contredit, du même coup, la dichotomie traditionnelle entre le corps et l’esprit. Toutefois, selon plusieurs penseurs, le soma, bien qu’essentiel à la perception n’en est pas l’unique constituant. Il existe en fait une différence majeure entre sentir et percevoir puisqu’il s’agit des deux étapes de compréhension du monde effectuée d’une part physiquement et d’autre part intellectuellement. Le sentir est le premier contact entre le corps et le monde extérieur. Il est la réception d’impressions recueillies de manière automatique par les sens. Cette réception enclenche presque instantanément la perception, soit l’opération complexe d’organisation des données sensorielles afin de créer des représentations mentales des objets extérieurs et de prendre connaissance du réel. Mikel Dufresne s’exprime en ce sens et affirme que le sentir est le domaine du vécu corporel alors que la perception est celui de l’esprit, de la représentation et de la signification. Selon l’auteur, le vécu corporel est ce par quoi nous éprouvons toute expérience sensible. « La présence au corps de l’objet esthétique est nécessaire [… car le sens de l’œuvre] ne peut être lu par le sentiment ou commenté par la réflexion que s’il est d’abord accueilli et éprouvé par le corps, si le corps est d’abord intelligent »22. Le sensible est ainsi reçu par le corps, mais ce

dernier n’a pas un pouvoir élémentaire de compréhension, c’est-à-dire qu’il n’est que la première étape de la perception et doit être suivi d’une activité intellectuelle qui donnera une signification à ces sensations. John Dewey présente un point de vue semblable lorsqu’il décrit une phase esthétique au cours de laquelle l’individu éprouve et une phase de perception durant laquelle il effectue un acte de libération d’énergie qui le rend apte à recevoir23. Il poursuit en affirmant que pour assimiler un sujet, il faut d’abord s’y immerger pour ensuite

activer notre faculté de réaction.

Mais pour Dewey, l’expérience esthétique a une conclusion intellectuelle. Pour lui, l’expérience artistique est d’abord l’amplification des sensations déjà présentes dans les expériences ordinaires et quotidiennes, mais ensuite et surtout, l’intellectualisation et la quête d’une signification relative à ces sensations. En effet, « l’expérience esthétique se distingue de l’expérience normale dans la mesure où elle l’enrichit, par le biais de l’imagination, en lui octroyant une importance accrue, un sens et une valeur intrinsèque »24. Ce lien entre le

vécu corporel et le vécu intellectuel et émotif est ce que Dewey appelle l’expérience esthétique. Selon lui,

22 Mikel Dufresne, Phénoménologie de l’expérience esthétique : 1. L’objet esthétique, 2. La perception

esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée : essais philosophiques », 1953, p.428.

23 John Dewey, op. cit., p.109. 24

Stéphane Bastien, Été 2007, Recension du livre : « John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III, Publications de l’Université de Pau, Éditions Farrago, 2005. », Dans Revue canadienne d’esthétique, [En ligne], Volume 13, http://www.uqtr.uquebec.ca/AE/Vol13/ recension/Bastien.html, (page consultée le 15 mai 2015).

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l’élément fondamental de l’appréhension d’un objet expressif n’est pas l’œuvre dans ses qualités matérielles, mais plutôt l’expérience personnelle qui affecte à échelle variée la vie du spectateur. L’expérience doit être comprise comme une appréhension de l’environnement par le biais de signes et de symboles imprégnés d’une valeur et d’une signification qui les transcendent et renvoient au monde invisible des émotions, des désirs, des rêves25.

Je crois en la présence d’un va-et-vient dans l’expérience esthétique entre la réception sensorielle et l’appréhension cognitive. En effet, je considère qu’une œuvre inclut à la fois le sujet et l’objet et peut être saisie selon l’expérience elle-même ou selon le contenu de cette expérience26. Cela marque une différence

considérable entre faire l’usage de l’œuvre et comprendre ce que cet usage lui donne comme sens.

Je vise d’abord à faire vivre une expérience sensible au spectateur dans laquelle son corps tout entier sera sollicité. Je cherche ainsi à inclure des intérêts visuels, tactiles et moteurs dans mes œuvres. L’appréhension visuelle sera la première phase de l’expérience ainsi que celle qui incitera ou non l’implication du toucher et des autres sens. C’est pourquoi la forme elle-même doit parler, en suscitant des sensations haptiques ou en exprimant une affordance. L’invitation visuelle doit être suffisamment grande pour que l’individu commence à vivre des sensations physiologiques dès cette première étape de confrontation entre son corps et l’œuvre. Ce balancement vers une réception somesthésique activera toutes sortes de sensations du corps et incitera l’individu à vouloir comprendre l’objet auquel il se confronte. Le toucher, comme sens concret et conscient, sera naturellement engagé et la proprioception, comme sensibilité profonde et automatique, sera sollicitée dans les sensations de mouvement, d’équilibre et de position du corps, mais aussi de l’œuvre. J’aspire ainsi à ce que le sentir soit fortement impliqué dans mes créations, et ce, en jouant sur la richesse physiologique de l’appareil sensoriel.

Malgré la prédominance accordée au sentir, j’accorde aussi de la valeur à la perception, c’est-à-dire à l’organisation intellectuelle des données sensorielles et, par le fait même, la compréhension de l’œuvre. Il s’agit, comme je l’ai mentionné plus tôt, de discerner ce que l’usage et les sensations associées à celui-ci donnent comme sens à l’objet d’art. La présence d’un contenu est alors importante à souligner, car ma production ne vise pas uniquement les sensations corporelles. Mes créations se basent sur les thématiques de l’architecture et de l’urbanisme et comportent ainsi, bien que d’une manière souvent subtile, un volet référentiel. L’œuvre peut être, dans sa configuration, un renvoi à une forme de la ville ou, dans les sensations qu’elle procure, une référence à une expérience concrète provoquée par un élément du paysage urbain. Ce contenu n’est toutefois pas explicitement exprimé. Il est alors soumis « aux rapports complexes qui lient

25

Stéphane Bastien, op. cit.

26

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l’observateur à ce qui est perçu, soit l’apport subjectif qui détermine le contenu, psychique ou expressif, assigné à la forme »27. Selon Robert Vischer, il existe un seuil délimitant d’une part un effet empathique

produit par l’œuvre qui sera manifeste, partageable et communicable, et d’autre part, un effet outrepassant le perceptible puisqu’étant une extension pathologique et personnelle de l’artiste28. Pour ma part, je tente de

donner un contenu à mes œuvres qui sera dans l’hémisphère objectivable et pourra orienter le mieux possible la perception subjective de chaque individu vers le sujet ayant stimulé ma création. En somme, je cherche à impliquer une perception dynamique grâce à l’interpellation des capacités sensorielles et cognitives du récepteur de l’œuvre.

Effets sensoriels, sociaux et identitaires

L’œuvre d’art, comme l’architecture ou l’urbanisme peut avoir un effet sur le corps. Les sensations d’espace sous un plafond haut, d’entassement dans une rue étroite, de vertige devant un bâtiment monumental sont toutes des exemples d’effets plus ou moins contrôlés sur le soma. Il est ainsi possible de jouer sur la bulle personnelle et l’espace cartésien du corps grâce aux formes et aux limites du milieu qui l’entoure. En effet, toute intervention en espace public a un impact, qu’il soit positif ou négatif, sur le paysage urbain ainsi que sur la culture et l’attitude des gens. Les formes et les configurations spatiales que les créateurs de l’espace urbain mettent à la disposition des citadins ont un effet sur le corps, sur la position dans l’espace de celui-ci et ainsi sur sa façon d’interagir ou non avec autrui. L’œuvre d’art sera en mesure des créer des conséquences semblables aux niveaux sensoriel et social, de façon souvent prédéterminée et relative, bien sûr, à son échelle.

Tel que je l’ai abordé avec la théorie de Gibson, le geste est issu de la perception de la forme et de ce qu’elle offre comme possibilité. Cette potentialité, perçue et activée individuellement, fait toutefois partie d’un ensemble souvent préalablement déterminé par le créateur urbain pour orienter les agissements sociaux. En effet, dans une volonté d’effectuer des interventions plus conscientes de leurs conséquences sociales à court et long terme, des recherches ont été faites en architecture et en design urbain afin de démontrer l’impact des formes sur les gens, et ainsi sur les agissements sociaux. Il est entre autres possible de créer des environnements sociofuges, c’est-à-dire qui éloignent naturellement les gens, ou des espaces sociopètes, qui les rapprochent. Des bancs positionnés face à face encourageront les interactions sociales alors qu’une

27 Robert Vischer cité dans : Stefania Caliandro, « Empathie et esthésie : un retour aux origines

esthétiques », Revue française de psychanalyse, vol. 68 (2004/3), p. 793.

28

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disposition linéaire les limitera. Bien sûr, tout dépendant du contexte, l’un ou l’autre des effets peut être priorisé. Toutes sortes de conséquences sociales de ce genre peuvent être prédéterminées. Je considère toutefois important de laisser également place à l’imprévu en proposant au citadin un espace où il se sent à la fois libre de ses gestes et stimuler par ce qui s’offre à lui.

Chaque bâtiment, objet, ou œuvre d’art s’insère dans un contexte commun qui se développe historiquement et qui est ensuite soumis à la perception et l’expérience du citadin. Je crois que chaque intervention faite dans la ville, peu importe la nature, l’ampleur ou le moment, devrait être réalisée dans le souci de créer des environnements urbains qui proposent une diversité de possibilités d’usage ainsi qu’une variété de stimulations sensorielles. « Il ne faut pas considérer la ville comme une chose en soi, mais en tant que perçue par ses habitants »29, tel que Kevin Lynch l’affirmait. Ce dernier soutenait qu’une attention particulière devait

être accordée à l’élaboration d’un paysage urbain intéressant et varié, riche de possibilités et d’indices afin de permettre à chaque individu de se bâtir une image de la ville qui est à la fois communicable aux autres et adaptée à ses besoins personnels. La ville doit être un amalgame varié de formes et de stimuli pour être agréable aux sens. « Nous avons besoin d’un milieu qui ne soit pas seulement bien organisé, mais aussi chargé de poésie et de symbolisme. […] Une telle impression d’endroit rehausse, par elle-même, toutes les activités humaines qui s’y exercent et favorise le dépôt d’une empreinte dans le souvenir »30. Le psychologue

et philosophe Daniel E. Berlyne considère également que l’aspect esthétique de la ville est étroitement lié au plaisir de l’exploration de formes subtilement complexes qui commandent un exercice de lecture. Il valorise l’éveil esthétique et sensoriel que les formes urbaines ont la capacité d’inciter par le biais de la nouveauté, de la complexité, de la surprise et de l’incongruité. Selon lui, les formes fortement expressives et stimulantes sont très importantes dans une ville, car elles sont faciles d’accès pour la population en général et encouragent un plaisir d’exploration qui est sous-jacent à l’esthétique.

Comme j’agis sur le cadre urbain par ma création artistique, il est important que je sois consciente de l’impact de mes œuvres tout autant qu’un architecte doit l’être avec un bâtiment. L’œuvre d’art située en espace public s’insère dans un environnement construit et complexe. Elle a une conséquence certaine dans le paysage urbain, que ce soit au niveau sensoriel, social ou identitaire. L’artiste, comme l’urbaniste, l’architecte et le designer urbain, doit réfléchir à la portée de chaque geste et avoir la volonté de créer des formes qui soient non seulement nouvelles, mais également intéressantes du point de vue visuel et identitaire par rapport au contexte existant. Je valorise ainsi la richesse de stimulations sensorielles et l’appel à l’imaginaire que les œuvres ont le potentiel de créer.

29

Kevin Lynch, op. cit., p.4.

30

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Sculpture et mouvement

La sculpture, par sa dimension tridimensionnelle, ne peut être comprise de manière instantanée sous tous ses angles. Pour permettre une compréhension sommaire, elle oblige l’activation de la nature mobile du corps. Le spectateur doit donc effectuer un déplacement afin de saisir la variété de points de vue et de rapports spatiaux qui s’offrent à lui. La compréhension de la forme sera alors constituée d’une accumulation de vues partielles et demandera un effort de visualisation et d’assemblage des images retenues par la mémoire et de celles qui sont présentes concrètement. C’est ce qu’Alain Berthoz appelle le sixième sens, c’est-à-dire le « sens du mouvement », lui qui nécessite la coopération de plusieurs capteurs et exige que le cerveau reconstruise le mouvement du corps et de l’environnement de façon cohérente31. L’intérêt se situe alors dans le mouvement

virtuel effectué par l’esprit pour comprendre et assembler son environnement plutôt que dans le mouvement en soi du corps dans l’espace. Pour Berthoz, la perception est une préparation à l’acte, c’est pourquoi l’individu doit organiser mentalement les sensations issues du monde extérieur pour pouvoir interagir avec celui-ci. Les sculptures, les architectures et les objets ordinaires sont ainsi tous soumis à une réception par le biais du « sens du mouvement », malgré le fait que le rapport au corps soit différent pour chacun.

Bien que la sculpture partage avec l’architecture ce mode de perception spatio-temporel, le mouvement impliqué dans l’appréhension des œuvres de chacune de ces disciplines est bien différent. L’interaction avec le corps est d’abord divergente puisque le spectateur est extérieur à l’œuvre d’art alors qu’il pénètre, marche et vit à l’intérieur de l’architecture telle une grande sculpture évidée32. L’architecture est ainsi vécue comme un

environnement et non comme un élément de l’environnement. La réception de celle-ci s’opère moins par voie d’attention que par voie d’accoutumance33, c’est-à-dire qu’une architecture se vit dans le quotidien et implique

un mouvement n’ayant pas constamment pour objet l’observation du bâtiment alors que la sculpture s’expérimente de façon temporaire et attentionnée. Il s’agit, dans le cas de l’architecture, d’une réception par la distraction telle que Walter Benjamin l’affirmait. En effet, la réception de l’œuvre d’art se fera de manière attentive, et ce, à partir du moment où la personne s’ouvrira à l’œuvre et aux possibilités sensibles qu’elle offre. Même les installations artistiques qui tentent de créer des ambiances spatiales, et qui sont donc très près de l’architecture, seront abordées comme une énonciation et le spectateur ne pourra se détacher du fait qu’il sait être dans une œuvre et qu’il doit, du même coup, être réceptif à la particularité de l’espace qui l’entoure. « Celui qui joue sait lui-même que le jeu n’est que jeu et qu’il se trouve dans un monde déterminé

31

Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, coll. « Sciences », 1997, 345 p.

32

Bruno Zévi cité dans : Jean Jenger, Architecture, un art nécessaire, Paris, Patrimoine, coll. « Monum », 2006, 126 p., ill.

33

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par le sérieux des buts34». Ainsi, passer à côté d’une peinture, autour d’une sculpture ou à l’intérieur d’une

installation sans y porter attention ne permettra aucunement de ressentir les sensations qu’elle offre contrairement à l’architecture qui, par un apprivoisement dans la durée, fera vivre ses qualités esthétiques à l’usager dans la mesure où celui-ci entre dans le bâtiment et y effectue une activité routinière. Le rapport au temps est alors très différent puisque la période attribuée à l’appréhension d’une pièce d’art est déterminée alors qu’elle sera indéfinie pour une construction architecturale.

Ma production sculpturale, qu’elle soit en galerie ou en espace public, accorde une importance certaine au mouvement et à la perception par vues séquentielle. Je tente d’inciter une action concrète dont l’usage, mais également le simple mouvement autour de l’œuvre fait partie. C’est par l’action que le spectateur perçoit et comprend les objets de l’espace dans leur espacement, leur profondeur et leur tridimensionnalité. Le processus de kinésie ainsi adopté par le corps « est ce qui permet d’apprécier les effets visuels et les traits de design qui dépendent de la perception de la distance et de la profondeur, mais également les impressions multi sensorielles induites par le fait de se mouvoir dans l’espace (avec leurs qualités tactiles et proprioceptives) »35. Je tente donc de donner un intérêt perceptible visuellement et physiquement sur

différents côtés de l’œuvre. De cette façon, je crois permettre une expérience esthétique plus forte et dynamique, car la réception de l’œuvre se fait dans le temps et l’espace, ce qui permet l’accomplissement de la spatialité du corps tout en offrant des réponses positives à son effort d’attention et de locomotion autour de l’œuvre.

Perception ouverte et autonomie de l’œuvre

Comme je l’ai déjà mentionné, déterminer un usage fait partie de mon processus de création et m’aide à orienter la configuration de l’œuvre. Cet usage n’est toutefois qu’une présupposition. L’usage réel est, bien entendu, celui qui sera fait de l’œuvre une fois terminée et disposée dans la ville. Cet usage s’effectue à partir des aprioris de chacun, ce qui inclut leur manière d’appréhender des œuvres d’art. Lorsque celles-ci sont intégrées à l’espace public, l’usage qu’il en est fait varie d’un individu à l’autre.

34

Hans-Georg Gadamer, op. cit., p.119.

35

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Autonomie de l’œuvre

L’œuvre d’art s’accomplit dans la perception. Une fois exposée, elle est indépendante de l’artiste et sera ressentie, perçue, expérimentée et comprise de façon personnelle par les spectateurs. Après tout, jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale36. Ma production, tant en espace d’exposition qu’en espace public, est régie par cela, c’est-à-dire par

la perte de contrôle, le laisser-aller de l’œuvre à la compréhension du spectateur. Cette autonomisation de l’œuvre créera, de façon passive, diverses interprétations et de façon active, diverses appropriations. Mes œuvres bidimensionnelles activent une signification ambivalente en proposant une compréhension tout à fait différente selon que le dessin est perçu sous son caractère représentationnel ou non représentationnel. Mes œuvres sculpturales offrent quant à elles encore plus de pistes d’interprétation, car « pour comprendre une œuvre spatiale en tant qu’œuvre s’offrant à une expérience esthétique, ce n’est pas une signification unique et supposée imposée par son créateur que l’on doit rechercher, mais son ambiguïté spatiale intrinsèque, c’est-à-dire la multiplicité des “je peux” et des “je ne peux pas” corporels qu’il appelle »37. Cela revient à la théorie des

affordances de Gibson tout en attribuant à l’œuvre d’art une ambiguïté nécessaire dans les opportunités d’usage et de perception qu’elle offre. Mon rôle est donc de proposer une direction, de présupposer un sens, mais également d’admettre que l’œuvre vit au-delà de moi et d’ainsi accepter l’appropriation de celle-ci.

Les appropriations

L’appropriation est l’action de prendre possession à court ou long terme d’un objet ou d’un espace et de l’adapter à ses besoins. L’appropriation peut être une attitude envers un espace général ou un comportement indépendant envers un objet de cet espace. Henri Lefebvre parle de l’appropriation de l’espace et rapporte celle-ci au fait que « l’environnement construit est une accumulation de milliers d’appropriations et de réappropriations de la terre […] exprimées à travers la propriété, l’usage et le désir des propriétaires de délimiter leur territoire par des murs et des images qui les identifient »38. Ce type d’appropriation fait appel à des espaces publics ou privés; la ville ou la chambre à coucher. Il implique une relation affective et identitaire produite par un attachement envers un lieu connu et adapté aux besoins personnels. Ces appropriations de l’espace sont possibles grâce à plusieurs gestes d’adaptation effectués envers les objets qui composent le

36

Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965 (1962), p.10.

37

Catherine Szantoz, « De la promenade considérée comme acte esthétique », dans : Xavier Bonnaud et Chris Younès, Perception/Architecture/Urbain, Paris, Infolio, coll. « Archigraphy poche », 2014, p. 182.

38

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cadre de vie. Selon la psychologie environnementale, l’humain a constamment besoin de s’adapter à son environnement. Il tente donc de l’ajuster le mieux possible afin de réduire cet effort constant d’adaptation. L’appropriation d’un objet est un usage effectué de manière plus individualisée, puisque relative aux besoins, à la taille, à la culture et aux connaissances de l’individu. Elle sera souvent une utilisation divergente de celle initialement prévue. En effet, malgré le fait que les usages et les comportements soient en grande partie prévisibles, il arrive que l’humain s’approprie d’une façon imprévue l’objet ou la forme. L’affordance ne peut pas toujours être bien perçue ou peut être comprise d’une façon différente selon un besoin ou une envie individuelle. Considérer les appropriations des objets donne souvent de très bons indices sur les manques ou les défauts de ceux-ci par rapport aux nécessités émises par l’utilisateur.

L’appropriation de l’environnement architectural ou des éléments de celui-ci est un concept qui a été étudié par de nombreux architectes, certains ayant une volonté de contrôle absolu, d’autres désirant laisser les citoyens libres d’intervenir à leur guise sur le cadre bâti. Christopher Alexander, étant du premier groupe, avait proposé le « pattern language » comme approche très rigoureuse permettant de contrôler le comportement des gens à l’intérieur des bâtiments et d’ainsi annuler toutes attitudes inappropriées. Croyant fermement à l’idée selon laquelle la configuration de l’espace et l’action sont indissociables, il avait développé une langue de l’environnement bâti avec 253 solutions précises à différents problèmes et selon différentes échelles. Cedric Price, avec le projet non réalisé du Fun Palace, se détachait complètement de cette vision de l’environnement construit en proposant un environnement entièrement appropriable et flexible. Le bâtiment était également conçu pour une durée de vie de dix ans, le tout étant tout à fait cohérent avec l’idée selon laquelle les usagers ont des besoins changeants et qu’un bâtiment ne peut pas convenir à plusieurs générations. Les concepts d’Open building par John Habraken ou de Grow Home par Avi Friedman ont quant à eux donnés lieu à des réalisations concrètes d’architectures appropriables. Dans les deux cas, les bâtiments, destinés à l’habitation, étaient des charpentes simples dans lesquelles les gens pouvaient développer l’intérieur au fur et à mesure de l’augmentation de leurs revenus et des besoins de leur famille. Cela permettait à l’habitation de répondre plus étroitement aux nécessités des occupants, et ce, dans la durée et non seulement au moment de l’achat.

L’appropriation de la ville et de tout ce qui la constitue est une attitude que je valorise et que je désire certainement inciter à travers mes œuvres. C’est pourquoi je ne circonscris pas l’usage de celles-ci et j’apprécie les utilisations qui vont au-delà de celles que j’avais anticipées. Je prends plaisir à observer les usages et les appropriations faits de mes créations et j’utilise cette observation finale comme une sorte de réponse, comme si chaque œuvre était une expérimentation qui me permettait de comprendre, à chaque fois un peu plus, comment les gens réagissent aux éléments de leur cadre de vie. Après tout, une œuvre d’art en

(28)

espace public entre dans la sphère de l’« espace vécu »39 et est, par le fait même, soumise à « l’appropriation, à l’initiative de l’habitant, à son rôle actif dans l’espace urbain et aux actes apparemment sans importance par lesquels celui-ci donne sens à son habitat »40.

Production sculpturale dans l’espace public :

l’étude du contexte

L’étude du contexte fait partie de mes méthodes de création, car l’observation de l’environnement urbain et architectural est pour moi une grande source de stimulation. Je prends en compte l’environnement d’insertion de l’œuvre afin de créer des formes analogues ou de répondre à certaines particularités de celui-ci, mais l’examen de l’environnement urbain m’est aussi utile pour l’ajout d’une fonction utilitaire à l’œuvre.

L’environnement construit comme source de stimulation

L’étude de l’environnement urbain, dans le cadre de ma pratique, peut d’abord être ce qui stimule l’action, c’est-à-dire qui provoque chez moi la volonté de répondre aux structures permanentes de la ville par la création d’une œuvre d’art. J’explore et j’observe la ville par le biais de son mobilier, de ses formes, et de ses configurations en étant à l’affût des petites particularités qui sauront m’inspirer. L’élément qui suscite mon intérêt et fait germer une idée est souvent anodin, mais détient une force sculpturale que je désire exploiter. De façon générale, il s’agit d’une particularité architecturale ou urbanistique et mon intervention consistera à recréer cet élément singulier pour mieux le mettre en valeur et ainsi montrer au public ce qui a attiré mon attention sur celui-ci.

39 La terminologie d’« espace vécu » est influencée par les travaux d’Henri Lefebvre. Elle s’impose dès les

années 1970 et insiste sur les rapports intimes que les hommes tissent avec leur espace de vie. Michel Lussault, Thierry Paquot et Chris Younès, dir, Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie : colloque « L’habiter » (Institut d’urbanisme de Paris, 11 et 12 mai 2006), Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2007, p. 161.

40

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