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Chapitre 2 : Points de vue(s), mondes possibles et connectés dans Cloud Atlas

5. Les règles vidéoludiques

Comme nous l’avons vu plus haut avec les oppositions entre le puzzle et la mosaïque pour Dällenbach, Cloud Atlas s’apparentait davantage à un montage en puzzle qu’à un montage en mosaïque, par une totalité préexistante qui est à reconstituer au fil du récit (Dällenbach). Cela peut également être mis en mots avec d’autres termes, plus vidéoludiques, où « les récits actualisés et émergents dépendent directement des actions du joueur, tandis que les récits enchâssés et évoqués, eux, sont « déjà écrits » au moment où le joueur entre dans la fiction » (Arsenault, 2006, p. 71). Ainsi, Cloud Atlas s’intègre davantage aux récits enchâssés et évoqués, non-linéaires, ce qui rejoint l’aspect du puzzle de Dällenbach, où les récits sont déjà écrits. Les joueurs, ici les spectateurs, entrent dans la fiction alors que celle-ci a déjà un début, une progression et une fin. De plus, les spectateurs, disposés à recevoir les « lancés » des réalisateurs et monteur (Brien, 2012, p. 79) par l’aspect non-linéaire du récit, sont donc bien dans une phase d’« apprentissage à faire avant de pouvoir jouer en toute aisance, mais une fois les commandes maîtrisées, le joueur peut entrer dans la fiction » (Arsenault, 2006, p. 84).

Cloud Atlas mobilise donc des caractéristiques vidéoludiques grâce à l’emploi de ces

différentes règles. En étant proche d’un jeu, Cloud Atlas fait pleinement partie des playing-

games movies, qui appartiennent à la catégorie des mind-game film, eux-mêmes appartenant aux puzzle films. Cependant, Thomas Elsaesser dans son article sur les playing-game movies précise

que ces films sont :

- Soit des films où le personnage joue seul face à l’audience, qui est au courant (il cite The

Truman Show (Weir, 1998) où, en effet le spectateur est au courant de la supercherie

face à la vie de Truman) ;

- Soit des films où le personnage est pris au jeu tout comme l’audience (il cite The Sixth

Sense (Shyamalan, 1999) où à la fois le personnage principal et les spectateurs

n’appréhendent pas ce qu’ils apprennent à la fin du film) ;

- Soit des films plus intellectuels basés sur « l’esprit » où les personnages et les spectateurs doivent choisir s’ils sont face à une réalité ou à différents univers (il cite The Matrix (Wachowski, 1999) et Run Lola Run (Tykwer, 1999) (Elsaesser, 2009, p. 13‑16).

Ce qui est intéressant avec les propos d’Elsaesser c’est que nous apprenons alors que les trois réalisateurs de Cloud Atlas (les Wachowski et Tykwer) ont déjà réalisé des puzzles movies ainsi que des playing-games movies. Cela semble donc cohérent que Cloud Atlas, qu’ils ont réalisé ensemble, appartienne aux mêmes catégories. Avec l’utilisation des règles du jeu dans le film, il s’avère que Cloud Atlas devient un film ludique. Ainsi, Cloud Atlas mobilise à la fois les notions du film puzzle et de la ludologie.

Conclusion du chapitre

On peut donc conclure que dans ce premier objet, la structure du film va plus loin que celle du roman : nous pouvons parler d’une structure filmique véritablement polyphonique. Les différents plans du film, « la forme de leur disposition, l'ordre où on nous les montre, crée autour des images elles-mêmes des prolongements dynamiques, des sous-entendus, qui comptent bien autant que ce qu'on voit » (Agel et Souriau, 1953, p. 68). Le montage parallèle et les choix de transitions créent en effet du rythme et du dynamisme entre les séquences, des connexions entre les diégèses et de la transparence qui se fusionne à la visibilité au profit de la double prolifération. Les coupes créent une distinction entre les histoires mais les corrélations, leurs fluidités et leurs porosités entretiennent une histoire globale et artificielle par le montage.

Selon Eisenstein, « cette structure polyphonique atteint son plein effet par la sensation

multiple de divers fragments en un tout » (Eisenstein, 1976, p. 257‑258) : Cloud Atlas exprime

cette structure polyphonique par ces différents fragments réunis en un tout, par l’emploi du montage. Les utilisations des montages vus dans notre premier chapitre créent des connexions et un autre niveau de narration qui n’étaient pas initialement prévues pour mettre en scène la multitemporalité de notre objet, c’est-à-dire : « [un] temps de l’histoire n’est ni linéaire, ni continu, ni homogène comme le laisse supposer la chronologie qui sert de fil directeur. […] Il est pluriel » (Lagny, 1994, p. 16). Cette multitemporalité, accentuée par le réemploi des acteurs, favorise la pluralité et la simultanéité des diégèses où cette complexité narrative entretient la double prolifération. Les homogénéités spatio-temporelles permettent également la fluidité dans les passages entre les différentes diégèses, ce qui favorise une strate supplémentaire de narration à l’histoire de base. Comme le rappelle Eisenstein : « le montage des plans ne conduit pas à leur

somme mais à leur produit » (Gardies, 1992, p. 145). Cloud Atlas et cette polyphonie des caractéristiques du montage parallèle favorisent le produit total de l’objet. Ainsi, Cloud Atlas par son montage met en scène un

[p]assage entre deux plans qu’il inclut toujours un intervalle, faisant intervenir la grandeur, la forme, la densité, la temporalité de leurs espaces respectifs. Il constitue toujours une proposition d’articulation entre des pôles sensibles […]. Il entraine toujours au moment précis du raccord soit une contraction soit une dilatation (Gaudin, 2015, p. 150).

Les intervalles de plan jouent également des connexions sensorielles entre les différentes temporalités, où le montage devient « l’agent » de la sensorialité entre les personnages (Andrieu, 2008, p.14).

Enfin, nous pouvons remettre en contexte notre objet dans une perspective sérielle, bien qu’il soit un film : « Marc Marti reconstruit […] l’évolution du concept de « sérialité » : celle- ci […] recouvre des pratiques diverses d’interconnexion de récits qui, à l’origine, n’avaient pas été conçus pour former une « série » » (Leiduan, 2016 p.9). Cloud Atlas répond alors à la définition de la sérialité de Marti étant donné que cet objet nous donne à voir des « interconnexion[s] de récits », par le biais des transitions, des mondes, des acteurs, cependant, ils n’étaient pas prévus pour être formés ensemble, tel que le montre le roman et les distinctions entre les six histoires. Cloud Atlas n’est pas une série, une « suite, succession de choses de même nature » (Larousse, 2017) mais il nous donne tout de même à voir un montage sériel dans une œuvre cinématographique.

Ce concept nous entraine vers notre dernier chapitre, où nous verrons que les Wachowski poussent leurs systèmes de montage des connexions dans un objet cette fois-ci proprement sériel et télévisuel, mais aussi inspiré du jeu vidéo. Nous allons voir à travers l’analyse des procédés polyphoniques et des transitions si le montage entraine différentes corrélations sensorielles et émotionnelles lorsqu’il met en scène des récits emboités les uns dans les autres.

Chapitre 3 : Sense8 et les procédés polyphoniques : pour