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Chapitre 1 : Comment créer de la polyphonie par le montage ? Cinq trajectoires

3. Transformations, mutations et évolutions

3.2. Multiplicité sensorielle

3.2.1. Le montage des correspondances

Enfin à cela s’ajoute un type de montage bien plus récent dont Vincent Amiel nous donne la définition :

[Les montages des correspondances] établissent [des liens] entre les plans […] plus sensibles qu’intellectuels. Les cinéastes […] ont laissé le rythme du montage s’imposer comme tel, et la sensation […] dépasser la représentation […] On pourrait repérer alors

pour le montage trois tonalités majeures : […] la rupture, la répétition, le rythme […] Les correspondances favorisent une perception achronologique. (Amiel, 2014, p. 100-110). Ce système de montage des correspondances qui apparait au début du XXIème siècle selon Amiel résonne avec les propos de Gatti et d’Eisenstein sur l’importance des émotions et des sensations. En effet, nous avons vu chez Gatti dans son « théâtre des possibles » que tous les espaces-temps se mêlent pour générer plusieurs dimensions de l’homme. Le mélange de ces dimensions fait ressortir des liens sensibles entre les personnages et les espaces-temps plutôt que des liens intellectuels, tout comme le montage des correspondances chez Amiel.

De plus, rappelons que le montage des attractions d’Eisenstein est « une forme fondée sur la succession d’éléments hétérogènes, de numéros contrastés, d’actions « sélectionnées et autonomes » qui […] ont pour objectif précis un certain effet thématique final » (Sermon & Ryngaert, 2012, p. 142). Avec cette définition, tel le montage des correspondances, nous faisons face à une achronologie grâce au montage. Amiel avec son montage des correspondances met en avant le rythme, la rupture et la répétition plutôt que des liens intellectuels entre ses plans, ce qui ressort également du montage des attractions d’Eisenstein où un « effet thématique final » est souhaité plutôt qu’un lien intellectuel.

Une deuxième notion nous semble importante à faire résonner avec ces différents montages. Dans ses recherches sur le corps, Andrieu précise : « cette construction sensorielle des mutations de soi produit addictions et dépendances, et le sujet -disparaissant dans le produit […] n’est plus l’agent de ces expériences, mais leur objet » (Andrieu, 2008, p. 14). Il nous semble intéressant de lier cette notion des « mutations sensorielles » avec les concepts de montage d’Eisenstein, d’Andrieu et d’Amiel. Ces trois types de montage favorisent des coupes liées sur le sensible, l’émotion, les sensations. Dans Sense8, le montage crée les mutations sensorielles de nos personnages. Par exemple, Will dans l’épisode 112 tombe enceinte grâce au montage entre différents plans ou bien Lito a ses règles dans l’épisode 105 à (00 :02 :50) grâce au montage alterné entre sa journée et celle de Sun. Les mutations sensorielles des personnages sont dictées par le montage et non par les personnages eux-mêmes qui sont surpris autant que les spectateurs en apprenant leurs changements. Ici, le montage fait voyager les personnages dans différents corps, espaces-temps et sensations. Nous assimilerons alors ces concepts de

montage, entre autres celui des correspondances d’Amiel, avec les mutations sensorielles pour démontrer que finalement, le montage devient « l’agent » de la sensorialité de nos personnages dans nos objets.

3.2.2. Une multiplicité de genres

Les différents types de montage que nous avons vus s’orientent principalement sur deux caractéristiques principales : une non-linéarité et une multiplicité des espaces, temps et récits, mais également une création émotionnelle et sensorielle pour les spectateurs et les acteurs (que ce soit le choc cherché par Eisenstein ou l’expérience totale de Gatti). Ce qui s’avère intéressant à faire apparaitre dans ces descriptions, qui ne concernent qu’un seul média et genre à la fois, est l’absence de multiplicité des genres. En effet, les différents récits peuvent avoir lieu dans différents espaces-temps et les dialogues peuvent se nouer et se dénouer, néanmoins, rien n’est précisé quant à la question du genre. Les différentes histoires appartiennent-elles aux mêmes thèmes ou bien ont-elles des thématiques qui divergent ? À l’inverse, Sense8 et Cloud Atlas proposent une multitude de genres à l’intérieur de l’unicité de leur objet.

Les séries télévisées, depuis les années 1980, jouent sur les mélanges des différents genres : « les genres et les mélanges de genres. C’est un problème très vaste, un dossier énorme, fondamental » (Colonna, 2015, p. 342)26. Comme le souligne Esquenazi, « le mélange des

genres, transfert d’un genre à l’autre, aussi bien que la traversée des genres, vont devenir monnaie courante dans [l]es séries » (Esquenazi, 2010, p. 120). Esquenazi cite le point culminant des mélanges des genres qui aboutirait à un nouveau genre « Buffy the Vampire Slayer résulte de l’alliage étonnant entre soap-opéra, collège et fantastique » (Esquenazi, 2014, p. 122).

Dans notre corpus, nous avons un véritable montage de genres différents. Sense8 met en scène des histoires issues des genres policiers, des drames, des comédies, du métafilm, de

26 Colonna précise à travers différents exemples la démultiplication des genres dans les séries. Il se concentre

également sur Dr House en expliquant : « ils prennent un médecin, un hôpital, des malades ; vous croyez que cela va être une série médicale comme on en a vu tant ; mais non, car l’histoire est élaborée avec tous les codes du policier, enquête, interrogatoire, perquisition, suspects, fausses pistes (…) Dr House est l’illustration d’un tel mariage, une combinaison formelle qui prend le contenu d’un genre X et le renouvelle par la forme Y » (Colonna, 2015, p. 343)

l’action, de la science-fiction, ou encore du combat, tout comme Cloud Atlas qui regorge à la fois de science-fiction, de drame, d’anticipation, de thriller politique et de comédie. Ainsi, nos deux objets peuvent se rapprocher de la complexité narrative qui, selon Mittell regroupe :

- Des récits « multifaceded » (multiformes), où l’on peut percevoir des croisements entre différents genres, il parle de « genre mixing » et précise en analysant Twin Peaks « a cross between a mystery, soap opera, and art film » ;

- Des récits connectés les uns aux autres : « Complexity […] works against these norms by altering the relationship between multiple plotlines, creating interweaving stories that often collide and coincide » ;

- L’emploi de jeux temporels : « Narratively complex programs also use a number of storytelling devices […] analepses, or alterations » (Mittell, 2006, p. 30‑36)

Le passage d’un genre à l’autre se rapproche de la polyphonie, entendue comme multitude de voix. Bakhtine précise, à propos du roman de Dostoïevski, que «[p]ar rapport à la conception monologique […] de l’unité du style et du ton, le roman de Dostoïevski est à styles multiples ou sans style, ainsi qu’à accents multiples de valeur contradictoire » (Bakhtine, 1970, p. 44).

Dans notre corpus, en l’occurrence, ce sont les genres qui sont multiples, dans Cloud

Atlas par le montage, et dans Sense8 par le montage à la fois en post-production mais aussi à

l’intérieur même de l’image avec des choix de monstration particuliers où « un même travelling peut contenir trois à quatre scènes » (Esquenazi, 2014, p. 128). En effet, nous pouvons noter différents passages, tel l’épisode 208 où à (00 :28 :00) différentes scènes dans le même plan alternent différents genres. Sun rejoint Nomi, la musique et leurs dialogues alternent entre un côté thriller et policier. Ensuite, Lito apparait dans le champ et les alternances de musique vont rajouter le genre de la comédie, presque humoristique, mais aussi le côté dramatique de la situation de Lito. Dans le même plan il y a ainsi différents genres qui se mélangent et différentes actions où Lito prépare des cocktails et Sun et Nomi organisent un plan d’attaque. Cette multitude de genres favorise l’aspect carnavalesque de notre objet et la prolifération narrative d’un monde avec différentes histoires à l’intérieur d’un même plan. Cependant, un glissement vers une prolifération ontologique où les partis-pris de montages et de monstrations entrainent

une unique histoire dans différents mondes, en l’occurrence symbolisés par les différents genres est également présent.

Il émane de cette double prolifération une polyphonie. Sense8 et Cloud Atlas, par le mélange de plusieurs genres, pourraient en effet donner vie à un mélange à l’apparence incompatible. Néanmoins, les choix de montage facilitent une double prolifération et un double sens, à la fois narratif et sensoriel, d’importance capitale pour la définition de l’identité de chacun des objets, où la totalité est plus que la somme des parties. W. Schlegel, philosophe allemand, précisait dans un cours de littérature dramatique qu’« il faut mélanger des choses apparemment incompatibles pour produire du nouveau, l’inférieur avec le supérieur, un contenu et une forme, deux contenus ensemble, un genre avec tous les genres » (Schlegel dans Colonna, 2015, p. 345)27.

Le mélange des genres, grâce aux techniques de montage, entraine la création d’une prolifération à la fois narrative et ontologique tout au long de l’œuvre. Cette double prolifération peut finalement s’apparenter à un seul monde global avec une unique histoire faite d’une multitude de sous-histoires prenant place dans des mini-mondes. Cette polyphonie de genres entraine différents univers qui sont amenés à se côtoyer, surtout grâce aux techniques de montage que nous mettons en avant. En effet, « adopter la notion de complexité signifie articuler une multiplicité d’éléments » qui en fait des systèmes complexes (Boni, 2015, p. 61). Selon Edgar Morin, le système complexe est marqué par les caractéristiques suivantes :

Complexity requires that one tries to comprehend the relations between the whole and the parts. The knowledge of the parts is not enough, the knowledge of the whole as a whole is not enough, if one ignores its parts; one is thus brought to make a come and go in loop to gather the knowledge of the whole and its parts. […] [B]y a principle that conceives the relation of whole-part mutual implication. […] What is a system? It is a relation between parts that can be very different from one another and that constitute a whole at the same time organized, organizing, and organizer (Morin, 2007, p. 6‑7).

Grâce aux techniques de montage qui entrainent une expansion des univers, des histoires, et des genres, une nouvelle complexité émerge. Il est également important de noter que les Wachowski emploient une multiplicité des genres cinématographiques, certes, mais jouent

27 Voir William Schlegel, Cours de littérature dramatique, traduit par Necker de Saussure, Bruxelles, Lacroix,

également sur une multiplicité de genres sexuels. Dans Cloud Atlas, l’emploi et le réemploi des acteurs pour incarner différents genres au fur et à mesure des histoires est possible grâce aux grimages des acteurs. Nous pouvons noter l’actrice Halle Berry qui incarne une esclave noire, une juive au début de la Seconde Guerre Mondiale, une afro-américaine, une indienne et un homme asiatique. Il en est de même pour tous les acteurs principaux qui incarnent plusieurs rôles (Tableau 1 annexe i). Dans Sense8, une réelle transgenre (l’actrice Jamie Clayton) incarne un personnage qui est transgenre dans la diégèse.

Sachant que les Wachowski sont aujourd’hui toutes les deux transgenres (MtF), il nous semble pertinent de mobiliser, en conclusion de cette partie, leur transidentité dans leurs choix de réalisations et de montages de leurs objets. En effet, le montage vient connecter les différents personnages ensemble par différentes transitions et ces connexions sont intensifiées par le montage. Ces envies de vouloir fusionner les identités, où les personnages se trans-fèrent (Lito dans l’épisode 105 à partir de (00 :02 :50) a ses règles car il est connecté avec Sun en pleine menstruation. Will, un homme, tombe « enceinte » durant sa connexion avec le souvenir de Riley à (00 :43 :07) de l’épisode 112), associées à cette multiplicité des émotions et des sensations peuvent alors se rapprocher d’une mise-en-scène des sensations que vivent les transgenres28.