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Les réglementations somptuaires concernant le costume en Provence

3. Règlementer pour quel effet ?

Les réglementations ont-elles été respectées dans la société civile ? L’importante valeur des amendes pourrait le laisser supposer. À Marseille, cependant, le texte de 1284 fut bien vite amendé, dès 1297, et les édiles d’expliquer dans un texte ampoulé que les restrictions concernant la garlanda, les franges, les boutons, les fermaux d’or, d’argent ou avec des perles sont frustrantes, vaines, inefficaces et sans aucune valeur. Toutefois les prescriptions concernant l’attache des vêtements restent en vigueur354. Le 18 juin 1319, une commission de huit membres du conseil de la ville vicomtale est chargée d’étudier la question des vêtements des hommes, femmes et enfants. Le 24 juillet de la même année, huit nouveaux membres se joignent aux précédents et doivent se réunir avec les délégués de la ville supérieure et ceux de la prévôté pour examiner le règlement qui a été élaboré355. Il n’est plus fait mention de ce règlement par la suite qui n’a donc semble-t-il pas été adopté. Le 28 décembre 1357, le conseil de la ville de Marseille promulgue une nouvelle législation356 mais quelques jours plus tard, le 13 janvier 1358, les édiles en rappellent l’existence et la nécessité qu’elle soit appliquée357.

R. Brun pense que le règlement de Salon (1294) ne fut jamais appliqué, mais les inventaires de dot du XVe siècle qu’il cite comme exemples sont bien trop tardifs pour juger

354 In nomine Domini nostri Jesus-Christi et Dei nostri, amen. Quoniam legitur manifeste sapientes temporibus mutando mores sine crimine in effectu prudentie vitam laudabilem et beatam eliguntur et observant, igitur propensantes attentissime circa id presertim quod expedit moribus et conversationibus civium nostre urbis Massilie generosissime et specialiter ornatibus dominarum et honestarum mulierum qui hactenus forsitan aliquo exigente excessu consulte artari per statutum editum extitere, nunc volentes illos ut decet in statum debitum ampliando consultius reformare, hoc presenti statuto duximus firmiter ordinandum, ac etiam statuimus et ordinamus, quod statutum predictum, in quo fit mentio quod domine sive mulieres Massilie non ferant super se garlandas, fres, neque botonos neque firmalia auri, argenti, vel perlarum, sit cassum, et vanum, irritum et inane et nullius valoris, et omnia et singula que in eo continentur ratione predictarum. Quantum autem ad stachas, statuimus et ordinamus dictum statutum tantum in sua permanere firmitate et ad penam in eo contentam ratione predictarium stacharum. Dans Pernoud 1949, livre VI, n° 46.

355 AM Marseille, BB 11, p. 1251 et 165.

356 AM Marseille, BB 22, f° 89 v°.

357 AM Marseille, BB 22, f° 99 v°.

Annexe 7 : La réglementation somptuaire

de l’efficacité, tout au moins temporaire, du texte358. J. Chiffoleau quant à lui relève dans les comptes brefs des clavaires de la cour temporelle d’Avignon des années 1410-1415, « des listes de quinze ou vingt noms de femmes qui paient toutes la même amende, assez faible, et qui sont sans doute des meretrices accusées de contrevenir aux statuts (porter des bijoux et des manteaux d’honnêtes femmes, racoler en des lieux interdits, etc.) » 359. Les prostituées étaient soumises à de nombreux interdits et il n’est pas donc prouvé qu’elles aient été condamnées pour les écarts de leur costume. À Avignon, dès la promulgation des prescriptions de 1462, d’après P. Achard360, « le Consulat et le Conseil de ville repoussèrent ce règlement, et firent défense aux juges de la cour de Saint-Pierre d’en appliquer les dispositions, réclamant la liberté de costume dont les hommes et les femmes avaient joui jusque-là. » Il ne donne cependant aucune référence d’archive pour appuyer cette affirmation.

La perte de la plupart des registres des condamnations prononcées en ce temps-là par la cour de Saint-Pierre est préjudiciable. Toutefois, les inventaires après-décès consultés pour la seconde moitié du XVe siècle semblent attester que la population n’a pas tenu compte de ce règlement, même s’il faut rester prudent, des cas particuliers ne pouvant constituer une généralité. Ce texte n’est pas, en outre, mentionné dans la chronique de Guillaume de Garet, secrétaire de la ville entre 1461 et 1471, mais cela peut traduire son manque d’intérêt pour la question361. Toutefois, la complexité des prescriptions, ordonnées selon le statut social, est une entrave à son application. La même constatation est valable pour le règlement aixois de 1557. Il ressort de ces considérations éparses l’impression que les règlements provençaux n’ont été que peu voire pas suivis d’effets, mais il manque des éléments pour le confirmer. À ce sujet, les inventaires après-décès peuvent être trompeurs : bien que le champ d’application ne soit jamais précisé, les réglementations ne concernaient très certainement que le costume porté en public. Celui revêtu dans la sphère privé, et qui n’est donc le plus souvent offert qu’à la vue de la parentèle, est relativement inaccessible au législateur.

Les preuves de l’inefficacité des ordonnances royales paraissent par contre beaucoup plus manifestes. Il y a tout d’abord leur multiplicité : huit édits en quarante ans entre 1543 et 1583 – rythme qui ne faiblit pas durant le XVIIe siècle – et certains ne sont que la reprise du texte initial de 1549, la plupart des autres une adaptation362. Sitôt formulées, des concessions

358 Brun 1924, p. 235, note 1.

359 Chiffoleau 1980, p. 328-329.

360 Achard 1874, p. 22-23.

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les modifient parfois comme pour les ordonnances de 1561 et 1563363, et des injonctions à l’application de la loi sont envoyées aux parlements dont une au Parlement d’Aix en date du 4 février 1574364. En outre, le foisonnement des prescriptions et le degré de précision de certains textes les rendent inapplicables. Les actes notariés tels que les constitutions de dot et les inventaires après-décès du XVIe siècle regorgent de joyaux et de vêtements interdits365. De façon anecdotique, l’inventaire des marchandises d’un marchand avignonnais daté de 1545366 montre qu’il était vendu des ceintures à chaîne orfévrées avant qu’elles ne soient autorisées par le roi de France en 1550, ce qui ne fut porté à l’attention du Parlement de Provence qu’en 1576.

Il serait profitable de mener un dépouillement des registres des causes civiles des cours de justice de Provence afin d’être fixé sur l’application des ordonnances royales. Un travail d’une telle ampleur ne pouvait être réalisé dans le cadre de la thèse. Peut-être révélerait-il d’autres affaires, telle que celle qui apparaît dans les registres d’appointements de la sénéchaussée de Draguignan à la date du 6 avril 1540. Il y est fait mention de l’examen d’une requête contre Antoine et Jean Becquellier dit Fornier, d’Hyères, pour exhibition de certaines chaines, agneaulx et autres joyaulx367. Cependant, l’affaire est remise à plus tard et on n’en trouve plus trace par la suite. Ces personnes sont-elles des « gens de finance » à qui l’ordonnance de 1532 interdit les chaînes d’or pesant plus de dix écus et les bagues et pierres excédant trente écus ?

La monarchie fait, elle-même dans les préambules de ses ordonnances, l’aveu explicite de l’inobservance des législations précédentes, Henri II l’exprime sans ambiguïté en 1549368, Charles IX, une première fois en 1563, où tout en accusant la guerre d’en être la cause369, il constate l’augmentation du luxe du costume370, et une seconde fois en 1574 dans une lettre

des condamnations (2002, p. 152-160), mais, soit qu’elles aient été contournées (p. 120-124) ou ignorées, elle remarque leur échec (p. 160-163).

363 Déclaration du 15 décembre 1561 : AD BDR Aix, B 3328, f° 690 r° - 692 r° ; Déclaration du 20 février 1565 : Rebuffi 1571, p. 318-319.

364 AD BDR Aix, B 3332. Les folios 776 v° à 778 r°.

365 Se reporter aux différentes études de sources textuelles et d’iconographie dans le chapitre 3.

366 Annexe 8, doc. 25.

367 AD Vaucluse, B 256, f° 210 v°.

368 si est-ce que de present elles sont mal observees, et comme quasi comtemnees, AD BDR, B 3322, f°

243 v°.

369 laquelle, au moyen des troubles incontinent apres survenus, est demouree sans execution, 17 janvier (Lacroix 1869, p. 36).

370 qu’au contraire il se voit la despense et superfluité desdicts habits estre de beaucoup augmentee, 17 janvier (Lacroix 1869, p. 36).

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adressée au Parlement de Paris371. Henri III fit de même en 1583372. La mise en place de l’intéressement financier pour les délateurs, puis pour les sergents dans l’ordonnance de 1583, sur les amendes, atteste de la difficulté d’application de ces lois.

Le témoignage des contemporains semble le confirmer également, même s’il convient de rester prudent, la réalité pouvant être travestie pour des raisons propres aux auteurs. Claude Seyssel écrit du temps de Louis XII : « Aussi sont les habillemens et la manière de vivre plus somptueux que jamais on ne les vit ; ce que toutefois je ne prise pas, mais c’est pour montrer la richesse du royaume373 ». Plus explicite, en 1576, Antoine du Verdier se plaint « de voir le monde si déréglé, du plus grand jusques au plus petit, et le débord de licence du menu peuple à se vêtir sans exception de riches habits, jusques à déchiqueter les velours en mille lopins et chamarrer leurs manteaux, pourpoints et chausses de passements d’or. Finalement, qu’à peine saurait-on discerner par le jour d’huy un grand seigneur, duc et comte, d’avec un soldat ou autre qui n’a que la cape et l’épée, excepté à la suite et train. Mais, quant à l’habit, le roi n’en a point de plus beau que fait ordinairement un simple courtisan, ce qui ne devrait être permis… »374.

Il serait tentant, au vu des données rassemblées, de conclure à l’inobservance générale des réglementations somptuaires destinées à s’appliquer en Provence, qu’elles aient été émises par le pouvoir communal ou royal. Cependant, le dossier n’est en l’état actuel pas assez étoffé pour affirmer quoi que ce soit. Quelques règlements ont pu être appliqués dans toute leur sévérité et les écarts sanctionnés. Il convient aussi de se garder d’établir que, du fait que des indices semblent mettre en évidence que certaines législations n’ont pas été respectées ou sont marquées par des atermoiements, elles n’aient pu être l’objet d’une application au moins partielle. La consultation des archives judiciaires lorsqu’elles sont conservées est nécessaire pour faire avancer la réflexion. En Allemagne, les archives de plusieurs grandes villes ont enregistré de nombreuses condamnations relatives au port du costume pour la fin du Moyen Âge et le début de l’Époque moderne375.

371 Et combien qu’elle soit encore si fresche et recente, que l’on ne la puisse ignorer, si est-ce que nosdits suiets en ont iusques cy tenu si peu de compte, que, au lieu de l’observer, ils continuent et sont plus desbordez que iamais, en la superfluité de leursdits habillemens (Lacroix 1869, p. 55).

372 Mais, soit que les troubles et guerres civiles passees, qui ont apporté confuzion en toutes choses, et que la negligence en ayt esté choses : elles ont esté (comme il s'est veu despuis quelques années) et sont encores auiourd'huy sy mal pratiquees et observees, qu'il ne s'est jamais veu, de memoire d'homme, ung tel exces et licencieux desbordemen esdicts habitz et autres ornemenz, qu'il est a present (Lacroix 1869, p. 61).

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Si le respect des prescriptions relatives au costume civil pose question, celui concernant le costume religieux est beaucoup moins sujet à discussion. Les règlements conciliaires ou synodaux se caractérisent par une certaine répétitivité dans leurs canons.

Contrairement aux édits royaux où, appuyée par d’autres éléments, elle est un aveu de non observation, elle est ici la conséquence de la volonté des autorités ecclésiastiques d’une remise à jour du corpus règlementaire. La grande majorité des statuts synodaux d’Avignon376 comptent ainsi des articles, souvent identiques au mot près, sur les sacrements tels que le baptême, le mariage, la confession, etc. Cette répétition est moins importante pour les accessoires du costume. Ont-ils donc fait l’objet de moins de débordements ? La question reste posée, les archives des institutions judiciaires ecclésiastiques ne pouvant être dépouillées dans le cadre de cette thèse377. Toutefois, les peines encourues – une amende, la confiscation au profit des pauvres, la suspension, la privation des bénéfices, l’excommunication378 – ont peut-être pu être prononcées par l’évêque et enregistrées dans des registres différents.

Un unique cas de condamnation a pu être retrouvé dans les registres d’appointements de la sénéchaussée de Draguignan379. Il est dicté par l’opportunité. Un prêtre d’Entrevaux, Antoine Besson, se présente à une audience à la cour de justice de Draguignan le 14 février 1556 au sujet d’arrérages sur le paiement de droits. Sa tenue y est jugée indécente et il est condamné à vingt-cinq sous d’amende au profit des pauvres, à cinquante sous et à la prison s’il ne paît pas380. Le juge séculier en profite pour faire un rappel : lui enjoigant et aux aultres prebstres et mendians de eulx faire raser la barbe et pourter robbes convenables a son estat de pretrize, a peyne de cent livres et aultre arbitrayre381. Cette sentence est contraire au privilège de juridiction dont bénéficient les clercs, mais le défaut d’habit clérical ou son travestissement – on ne sait pas le motif exact de sa condamnation – lui a certainement fait perdre ses droits, à moins que l’autorité ecclésiastique ait perdu en influence. À quel règlement se réfère le juge ? Les ordonnances royales spécifient des amendes autrement plus

376 Se reporter au ms. 1939 de la Bib. Ceccano, à Avignon.

377 D’après Bautier et Sornay (1968), les archives des Bouches-du-Rhône conservent des registres des causes civiles de la cour de l’Officialité de Marseille pour les années 1486-1506 (p. 728), d’Aix-en-Provence pour le XVe siècle (p. 699).

378 Il existe des cahiers de recettes des amendes des excommuniés dans les registres de l’Archevêché d’Arles (Bautier et Sornay 1968, p. 716). La raison de l’excommunication y est peut-être précisée.

379 Il est signalé dans l’inventaire sommaire des archives civiles du département du Var réalisé par F. Mireur en 1895.

380 AD Vaucluse, B 265, f° 70 r° : Et faisant droict sur la requeste faicte par le procureur du Roy pour presentement ledict Deffendeur, prebstre, soy estre trouvé en habit indecent, l’avons condempné en vingt-cinq soulz envers les pouvres de l’Ospital, a peyne de prison et de payer le double…

381 AD Vaucluse, B 265, f° 70 r°.

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élevées et l’édit de 1549 ne fait aucunement allusion à la modestie du costume clérical, encore moins au port de la barbe. Il est hors de question d’y voir l’application de décrets ecclésiastiques car il ne s’agit pas de la même juridiction. Existerait-il une réglementation locale ? Le juge agit-il de son propre chef ? Cela est fort probable, le magistrat souhaite peut-être ainsi effrayer ceux dont la décence n’est pas exempte de reproches.

De son côté, L. Trichet relève au XIVe siècle des critiques plus vigoureuses, notamment sur une trop grande ressemblance avec la tenue laïque382. Au tournant des XVe et XVIe siècles, les reproches des penseurs laïcs contre l’habit des religieux et religieuses sont fréquents, et semblent avoir eu pour effet de provoquer, durant le XVIe siècle, l’apparition de nombreux mouvements de renovatio, avec l’habit comme aspect central, dans l’optique d’une recherche du costume le plus proche des origines383. Au XVIe siècle, le concile de Trente traite de l’inflation des peines d’excommunication pour manquement à la discipline384. L’iconographie peut-elle constituer une aide ? Cette source, pour le moins difficile à manier, semble démontrer que l’évolution du costume clérical au cours du temps reste cantonnée à l’observance de la règle absolue de l’honnêteté de l’habit385. Cependant, quelle est la part des conventions ? Par exemple, quel est le meilleur moyen de reconnaître un clerc dans une image si ce n’est par son vêtement, sa tonsure, ses ornements liturgiques ? Il est vraisemblable que les visites épiscopales, mais également la pression sociale, celle des clercs sur leurs confrères, celle des civils, ont joué un rôle. L’une des raisons majeures qui puisse pousser à l’observance du costume clérical est certainement l’importance des privilèges attachés à la fonction : la protection de leur personne contre la violence et le droit d’être jugé par un tribunal ecclésiastique dont les peines sont plus clémentes. Celui qui ne se vêt pas selon les canons est considéré comme renonçant à son état et tombe sous la compétence du juge laïc386. Malgré les errements de certains, l’apparition de la soutane comme vêtement clérical à la toute fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, semble bien constituer la preuve d’une observance somme toute assez générale des canons. Cet habit est en effet d’après L. Trichet la conséquence imprévue des mesures prises par le législateur contre les innovations de la mode.

382 Trichet 1986, p. 109.

383 Benoist 2008, p. 152-153.

384 Guérin 1868-1869, t. 3, p. 503, note a.

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Il devient rapidement le vêtement par excellence des clercs durant la suite de l’Époque moderne et le début de l’époque contemporaine387.

387 Ibid., p. 122, 129-135.

Annexe 8 : Les documents transcrits

ANNEXE 8