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Questions morphologiques

Dans le document Le passif en langue des signes (Page 195-200)

Conclusion du chapitre

3.1 Questions morpho-phonologiques

3.1.4 Questions morphologiques

3.1.4.1 Morphèmes

Le caractère combinatoire des signes est un phénomène intéressant et important : il est quasiment toujours possible de ‘jouer’ sur chacun de ces atomes de sens, afin d’infléchir l’énoncé vers un vouloir-dire particulier. Cuxac (2000 : 145) souligne le caractère moléculaire des signes standards : « Les signes se présentent comme un tout (des unités de type moléculaire) où chaque élément paramétrique peut être chargé de sens et est même susceptible d’apporter une contribution spécifique au sens global de l’énoncé. » Il ajoute (id. : 146) que ces paramètres « sont proches des unités morphémiques des langues orales », comme l’index tendu vers le haut (animé humain) est à rapprocher du morphème -ier français. Cuxac (id. : 135) désigne les signes à un emplacement comme ‘monosyllabiques’ et les signes à un emplacement de départ et un d’arrivée de plurisyllabiques. Il critique Stokoe qui a conféré une valeur phonématique à la compositionnalité paramétrique de la structure interne des signes standards, alors qu’il s’agit de morphèmes (id. : 150). Cette compositionnalité morphémique « est une donnée structurale facilitante pour la réception comme pour l’émission des messages (néologismes, jeux métalinguistiques) » (id. : 151) On peut ainsi comparer ce phénomène avec les possibilités de combinaisons morphologiques des langues vocales (ajout de suffixes ou préfixes, mots-valises, etc.), mais ce phénomène est beaucoup plus fréquent et productif en langue des signes : un locuteur français, par exemple, peut ‘jouer sur les mots’ et créer un néologisme dans telle ou telle circonstance, mais cela sera toujours occasionnel, rare. En langue des signes, les variations des paramètres permettent d’inventer des signes inédits de manière fréquente, quel que soit le locuteur — et cela ne facilite pas l’analyse du linguiste.

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Martinet distingue deux classes différentes de morphèmes : les monèmes grammaticaux (morphèmes) et des monèmes lexicaux (lexèmes) (Martinet 1967 : 119). On peut parler de morphèmes lexicaux (ou lexèmes), et de morphèmes grammaticaux. Les morphèmes lexicaux sont ceux « qui trouvent leur place dans le lexique » (1967 : 16), les morphèmes grammaticaux sont « ceux qui [...] apparaissent dans les grammaires » (ibid.). On définit généralement les lexèmes comme des morphèmes « qui appartiennent à des inventaires illimités » (1967 : 119), et les morphèmes grammaticaux comme des morphèmes qui font partie de paradigmes dont les membres sont en « nombre relativement réduit » (1967 : 119). En langue des signes, les morphèmes grammaticaux sont souvent exprimés par l’utilisation de l’espace : loci, orientation, mouvement, etc.

D’autre part, un certain nombre de signes ont été désémantisés pour devenir des marques (Cuxac 2000 : 167) :

- FINI : marque de l’accompli

FINI (autre forme : mouvement vers le bas) (Figure 63)

- HABITUDE : marque du fréquentatif

HABITUDE (Figure 64)

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AFFAIRE (Figure 65)

- TOUCHER : marque de l’expérienciel

TOUCHER (Figure 66)

- PEAU : marque expériencielle-factuelle concernant les animés

PEAU (Figure 67) 3.1.4.2 Incorporation ou accord

Un phénomène fréquent en langue des signes peut être rapproché de caractéristiques que l’on attribue à la ‘grande iconicité’ : la possibilité de modifier morphologiquement un verbe pour qu’il incorpore des traits de l’agent, du patient, de l’instrument, du destinataire, etc. Selon Cuxac (2000 : 244), ces inclusions relèvent de la grande iconicité : ainsi, les verbes plurivalents standards sont des « ensembles actanciels s’originant vraisemblablement dans la grande iconicité des transferts personnels, à substantival inclus dans la forme du verbe (configuration de la main

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= substantival) » (2000 : 190). Ces cas sont très nombreux en langue des signes : secouer un tapis, mettre des lunettes, mettre un chapeau, conduire une voiture, envoyer une lettre, etc.

Ce phénomène peut être analysé de différentes manières. L’une d’entre elles le considère en tant que processus d’incorporation. Celui-ci est un mécanisme de composition morphologique par lequel la combinaison d’un verbe et d’un nom donne naissance à un mot unique ayant le statut de verbe. Dans les langues européennes, ce mécanisme est relativement peu productif : en français, on le trouve dans des verbes comme main-tenir ou cul-buter, ou en anglais dans baby-sit. Dans d’autres langues, notamment amérindiennes (Creissels, 1995 : 158 ou 2002, ch. 12), ce mécanisme est très répandu. Creissels donne l’exemple du caddo qui permet d’incorporer au verbe des classificateurs : le nom ‘œil’, par exemple, lorsqu’il est incorporé au verbe, signifie que le verbe concerne des objets petits et ronds (perles, prunes, etc.).

Une deuxième manière le considère en tant que phénomène d’accord. Selon A. Rousseau (2005), « Dans beaucoup de langues, les membres de l’énoncé sont annoncés ou repris sur le prédicat verbal, qui contient un mini-programme de l’énoncé ; on peut penser qu’en français l’accord sujet-verbe et aussi objet-verbe est une trace de ce principe. » Dans le même ordre d’idées, l’inclusion dans la forme verbale de traits de l’agent, du patient, de l’instrument, du destinataire, etc. pourrait être un simple phénomène d’accord verbal.

Les analyses génératives utilisent d’autres terminologies : pour Neidle et al. (2000 : 33-34), un verbe directionnel comme DONNER est composé d’un préfixe, marquant l’accord du sujet, et d’un suffixe, marquant l’accord de l’objet. Pour Lillo-Martin (1991 : 80) « […] the inflectional argument in ASL acts like an overt pronom » Agnès Millet réagit : « En accord avec Cuxac, il m’apparaît que l’iconicité — et la spatialité — doivent être prises en compte en tant que telles dans l’analyse syntaxique des LS, faute de quoi on aboutit à des formulations assez étranges qui font que, par exemple, des positions spatiales liées aux flexions verbales sont traitées comme des ‘préfixes sujet’ et des ‘suffixes objet’ (Neidle et al 2000 : 33). Cette analyse représente effectivement un coup de force des linguistiques dominantes sur les langues gestuelles : la spatialité n’y est pas traitée en tant que telle, mais est assimilée, par le biais des concepts linguistiques utilisés, au fonctionnement des langues vocales. On préfèrera de loin, comme c’est le cas pour de nombreux chercheurs, gloser l’espace comme un espace sémantico-syntaxique qui ordonne spatialement les relations entre les éléments. » (2006 : 96-97)

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3.1.4.3 Exemple

« Si, en français, un verbe tel que ‘monter’ suffit à marquer une action, dès lors appréhendée de manière générique, en LSF la spécificité de l’action est marquée en fonction du support auquel elle s’applique : on ne « monte » pas de la même façon à un arbre, à une corde, à une échelle, en voiture, à moto, ou à cheval… » (Le Corre 2002 : 9)

Un exemple : le verbe MANGER.

Ce qui est intéressant dans ces exemples est le fait que le verbe ‘s’accorde’ de différentes manières :

- avec la forme de l’objet (de l’aliment) : part de gâteau plus ou moins grande, forme de la pomme - avec la forme de l’instrument utilisé : fouchette, cuillère, baguettes

- avec la forme de la main : manière de tenir une cuisse de poulet, une gaufre ou un sandwich - avec le geste réalisé : tremper l’index dans la crème ou dans une boîte, attraper des miettes avec le petit doigt, saisir un aliment avec deux, trois, quatre ou cinq doigts — ou avec deux mains - avec la manière de manger : ‘s’empiffrer’ (fig. 72), manger goulûment (fig. 77)

- la main dominée peut également jouer un rôle : boîte ou fruits tenus - la main dominée esquisse parfois un geste co-verbal : (fig. 76) - la tête s’adapte à la situation : penchée vers l’avant, vers l’arrière

- la forme de la bouche s’adapte également : manière de mordre dans un poulet, d’avaler un spaghetti

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