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Présentations casuelles et pragmatiques

Dans le document Le passif en langue des signes (Page 60-66)

1.1. Descriptions traditionnelles

1.2.3 Présentations casuelles et pragmatiques

1.2.3.1. Incidence et empathie

D’autres présentations du passif ont été proposées. Ainsi, par exemple, certains auteurs ont mis en avant la notion d’empathie : un locuteur prend souvent le point de vue de celui qui lui ressemble le plus. C’est pourquoi l’on dira plus volontiers Pierre a été écrasé par une voiture que Une voiture a écrasé Pierre (Forest 1999). D’autre part, Hagège note : « Le thème est nécessairement dans l’empathie d’ego, mais ne coïncide pas toujours avec lui : cf. il a appris cela de moi au lieu de je lui ai enseigné cela ; Guy a peint ce tableau / ce tableau a été peint par Guy : le passif, loin d’être une simple version permutée de l’actif, suppose l’adhésion d’ego à la cause du patient, ce qui souligne la solidarité entre syntaxe et sémantique. » (1982 : 105)

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Gustave Guillaume a, lui, insisté sur le concept d’incidence (le faire, le dehors des choses vues dans leur arrivée au temps, opposé à la décadence, la manière de faire, le dedans des choses sans considération expresse de leur instant d’arrivée — distinction passé simple/imparfait par exemple). Il existe, pour Guillaume, différentes formes d’incidence : interne (substantif) / externe (adjectif, verbe), spatiale (substantif-adjectif, à l’opposé du verbe temporel), et double : « Ce qui fait la transitivité d’un verbe en français, c’est d’avoir une incidence à sujet actif suivie d’une incidence en retour, d’une incidence de réplique, à objet passif. Tel est le cas de ‘regarder’, incident au sujet actif qui regarde, et incident en outre, incidence seconde en retour, à objet passif. Pierre regarde la mer = Pierre regarde + la mer est regardée. C’est ce mécanisme d’incidence double, première et seconde, qui fait la transitivité du verbe. » (Valin 1971 : 185)

1.2.3.2. Grammaires casuelles

Fillmore définit le cas ainsi (1968 : 24) : « Les notions de cas comprennent un ensemble de concepts universels, vraisemblablement innés, qui identifient certains types de jugements que les êtres humains sont capables de faire sur les événements qui sont en cours autour d’eux, des jugements sur des questions comme ‘Qui l’a fait ?’, ‘A qui cela arrive-t-il ?’, et ‘Qu’est-ce qui a changé ?’ ».

La liste des Cas de Fillmore (1968) comporte initialement six entités : l’Agentif (A), être animé perçu comme instigateur de l’action identifiée par le verbe ; l’Instrumental (I), force inanimée ou objet qui ont une relation de cause par rapport à l’action ; le Datif (D), être affecté par l’état ou l’action décrits par le verbe ; le Factitif (F), objet dont l’existence résulte de l’action, ou qui se comprend comme une partie du sens même du verbe ; le Locatif (L), qui identifie le lieu ou l’orientation de l’état ou de l’action ; l’Objectif (O), le Cas le plus neutre.

Ces Cas sont censés représenter les invariants sous-jacents à des paires de phrases comme : (1) a Jean a frappé Pierre

b Pierre a été frappé par Jean

(2) a Le tonneau a roulé contre le mur b Pierre a roulé le tonneau contre le mur

(3) a Pierre a tartiné de la confiture sur son pain b Pierre a tartiné son pain avec de la confiture

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Dans les deux versions de (1), Jean, qui est alternativement sujet au nominatif, et complément d’agent prépositionnel, a le rôle A, et Pierre, qui est d’abord objet direct accusatif, puis sujet nominatif, a le rôle D ; en (2a) comme en (2b), le tonneau a le rôle O ; dans (3) enfin, son pain est L, et de la confiture est O (ou I ?).

La première difficulté relève de l’identification des rôles primitifs. Les auteurs diffèrent entre eux. Parmi les questions récurrentes, on trouve les suivantes : doit-on ou non distinguer entre un locatif statique et un locatif directionnel (allatif) ? un I manipulable (une clé, un marteau) et un I autonome (le vent) sont-ils identifiables ? Cela a-t-il un sens de toujours distinguer entre un D et un O (cf. Jeanne d’Arc a été brûlée ; La cabane a été brûlée) ? (Rebuschi, 1996)

La liste de cas semble loin d’être définitive — de l’aveu même de Fillmore (1968 : 24) — et l’histoire de la grammaire des cas connaît une série de changements dans le répertoire des cas (Fillmore 1977 : 71-72). Comme le note Winston (1984 : 314) : « The number of thematic roles embraced by various theories varies considerably. Some people use a half-dozen thematic roles. Others use three or four times as many. The exact number does not matter much as long as there are enough to expose natural constraints on how verbs and thematic roles instances form sentences. »

La grammaire des cas est souvent mise en avant pour ses capacités à relier la syntaxe et la sémantique des phrases. Cependant, des problèmes apparaissent également dans son utilisation. Un des problèmes concerne des phrases jugées inacceptables par la grammaire des cas, comme : John and a hammer broke the window.

Deux syntagmes nominaux coordonnés représentent deux cas différents (Agent et Instrument) alors que le sujet ne doit être représenté que par un seul cas.

A hammer broke the window with a chisel.

Ici, deux SN non coordonnés représentent le même cas (Instrument).

Un autre problème concerne l’utilisation de l’analyse sémique pour définir les cas. Le cas Agent est donné avec le trait [+ animé] car il y a en principe un lien sémantique d’agent agissant à action accomplie par cet agent. Or, les contre-exemples sont assez nombreux, comme La terre tourne autour du soleil et L’eau coule.

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Un autre problème concerne la polysémie. Si certaines ambiguïtés sont levées par le cadre casuel, d’autres restent comme choquer dans les sens de blesser physiquement et moralement quelqu’un. Le cadre casuel est le même mais les signifiés sont différents. Un exemple d’ambiguïté due à la polysémie est le verbe poser :

1) Jean pose les rideaux sur la fenêtre. 2) Jeanne pose les couverts sur la table.

La cadre casuel de poser est ici Poser→[Agent, Objet, (Lieu)] mais on a deux sens différents car dans 1), le verbe poser peut être remplacé par suspendre ou accrocher et dans 2), non.

1.2.3.3. Acquisition

D’autres types d’analyses peuvent être portées sur le passif, commes celles étudiant l’acquisition des structures passives par les enfants.

Slobin (1982) remarque ainsi les difficultés de l’acquisition du passif par rapport à la forme ‘canonique’ d’une phrase présentant un verbe transitif : le passif est acquis plus tardivement. Ingram (1989), De Villiers et de Villiers (1973), Horgan (1978), Maratsos, Kuczaj et Chalkey (1979) notamment font les mêmes constats : l’actif est acquis avant le passif ; le passif long instrumental est acquis avant le passif long agentif ; le passif de verbes d’action est acquis avant le passif de verbes d’état. Différentes études montrent que les phrases passives ‘courtes’ (sans mention d’agent) sont comprises plus tôt que celles comportant un complément d’agent. Pinker (1984) remarque que les enfants acquièrent en premier un sens restreint du passif (phrases dans lesquelles le sujet grammatical a le rôle sémantique du patient et l’objet grammatical le rôle sémantique de l’agent) ; il propose que cette règle initiale du passif soit considérée comme faisant partie de la Grammaire universelle — ce que contestent Berwick et Weinberg (1984).

Borer et Wexler (1987 : 132) remarquent que les enfants ont moins de difficultés à comprendre les phrases passives comportant des verbes d’action (la poupée a été déchirée par Marie) que celles comportant des verbes d’état (la poupée a été aimée par Marie). Les auteurs expliquent cette différence par le fait que les enfants acquièrent les passifs adjectivaux avant les passifs verbaux. La recherche sur l’acquisition du passif en langue des signes par des enfants sourds n'a pas encore été menée.

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1.2.3.4. Utilisation

Outre l’acquisition du passif, son utilisation peut aussi être un objet d’études intéressant. Une étude sur corpus téléphonique a cherché la fréquence des phrases passives par rapport aux personnes utilisées dans ces phrases (Bresnan et al., 2001) :

action actif passif 1,2 → 1,2 100 % 0 % 1,2 → 3 100 % 0 % 3 → 3 98,8 % 1,2 % 3 → 1,2 97,1 % 2,9 %

Le passif, dans ce corpus, n’est jamais utilisé par rapport à une action où l’agent est à la première ou à la deuxième personne. La majorité des passifs concerne des actions où l’agent à la troisième personne agit sur un patient à la première ou deuxième personne : j’ai été blessé par lui, tu as été blessé par lui — et non pas il a été blessé par moi, qui est ‘naturellement’ formulé à l’actif : je l’ai blessé. En tous cas, le passif est relativement rare : au maximum 2,9 %.

L’étude de Ferreira & Stacey (2000 : 40) montre que les phrases passives sont plus difficiles à comprendre, en règle générale, que les phrases actives : elles demandent plus d’effort, sont sujettes à davantage d’erreurs d’interprétation, notamment au niveau des rôles sémantiques. Ceci explique en partie leur moindre fréquence, et le fait qu’il faut une motivation particulière pour avoir recours à ces formes. Les auteurs parlent de « challenging structure ».

Kemmer et Israel (1994) ont développé un modèle d’analyse basé sur l’utilisation du passif : passant en revue de larges corpus, ils relèvent les verbes les plus souvent passivés, les constructions dans lesquelles ces verbes apparaissent, les types d’arguments que ces verbes requièrent. Ils postulent qu’une analyse de la fréquence d’utilisation de ces constructions peut être révélatrice du système linguistique intériorisé par les locuteurs. Cependant, ces études basées sur la langue anglaise devraient être comparées avec des analyses similaires portant sur d’autres langues.

Comparant l’utilisation des formes actives et passives dans différents styles de textes anglais, Givón (2001 : 41) note les pourcentages suivants :

64 - fiction : actif (91 %) passif (9 %)

- nouvelles : actif (92 %) passif (8 %)

- sports : actif (96 %) passif (4 %)

Cela confirme la relative difficulté de la construction passive, son emploi peu fréquent, ses différences d’emploi selon les formes d’expression et sa difficulté d’acquisition pour les enfants. 1.2.3.5 Traductions

Les réflexions théoriques sur l’interprétation portent notamment sur la question des voix. Certains auteurs accordent relativement peu d’importance à ces phénomènes, estimant qu’une traduction peut trouver une correspondance juste dans une formulation active ou passive, du moment que la signification du texte d’origine est respectée. Ainsi, Jean Delisle écrit : « Dans le cas des textes pragmatiques, il importe assez peu, en règle générale, que le moule syntaxique dans lequel sont coulées les idées traduites soit identique à celui de la langue originale. » (1980 : 247) D’autres, au contraire, y voient une contrainte stricte. Lefevere écrit : « Syntax is the most stringent and least flexible of all the constraints translators must work under since it regulates the order of the words to be translated and because few liberties can be taken with that order before the text veers into the unintelligible. » (1992 : 78) Toutefois, les différences de structures syntaxiques entre langues ne facilitent pas ce travail : « Le respect des idiosyncrasies syntaxiques de la rhétorique-source n’est pas facilité par la divergence des démarches adoptées par les langues en présence en matière d’ordre canonique et de mise en relief. Composer avec l’écriture originale du texte de départ, c’est aussi, et peut-être d’abord, composer avec les contraintes de langue de part et d’autre. » (Demanuelli 1991 : 26)

C’est également à cette position nuancée qu’aboutit Agnès Whitfield (2000) : ne pas respecter les voix peut changer la perspective, et donc quelque peu le vouloir dire du texte d’origine ; mais ce respect ne signifie pas un simple copier-coller : une même structure peut avoir une portée, un sens différent selon les langues. « Rather than simple reflections of source language linguistic constraints, these structures are essential clues to the relationship the subject constructs both with the information he or she is presenting, and with the narratee he or she is aiming to influence. In all three examples, failure to respect the function (as opposed to the form) of these particular syntactical choices has led to problems in coherence and unity of voice. The tone of

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the original has been lost, the underlying argument of the text has become more obscure, and the artistic unity of the text has been undermined. » (2000 : 124)

Ainsi, plaquer la structure d’une langue sur une autre langue n’est pas un bon réflexe : chacune accorde à chaque structure sa place par rapport à l’ensemble des structures de la langue. A l’inverse, changer de structuration de phrase lors d’une traduction peut modifier les nuances de l’énoncé.

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