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Démotion vs promotion

Dans le document Le passif en langue des signes (Page 66-72)

De nombreuses analyses ont été proposées pour rendre compte des fonctions du passif : pour certains, la fonction première du passif est la thématisation du complément d'objet (Pinchon 1977, Co Vet 1985 entre autres) ; pour d’autres, il s’agit de la rhématisation, la mise en focus, du sujet de la phrase active (Halliday 1970) ; ou encore, la déthématisation de l'agent est la fonction essentielle de cette construction pour Meillet 1921, Haiman 1976, Shibatani 1985, pour ne citer que ceux-ci. Ces analyses parlent ainsi de promotion de l’objet, ou de ‘demotion’ du sujet. « Intuitively, there are (at least) a couple of different ways that you could conceptualize the realignment of grammatical roles inherent in the passive construction. You could think of it as promoting objects to subject (with subject demotion as a side-effect), or as demoting subjects (with object promotion as a side-effect). » (Bender, Sag & Wasow 1999 : 165) Ainsi, Torn (2002 : 83) note : « According to this, object promotion is primary, inducing ‘demotion’ to the logical subject. […] Keenan (1975 : 347), accepting both object promotion and subject demotion as such, points out that subject demotion must be treated as the primary or independent condition. Comrie (1977) criticises the promotional approach as a whole, because it does not readily account for impersonal passives. He proposes an alternative in which ‘spontaneous’ demotion of a subject nominal is primary in impersonal passives. Treating demotion as the basic property of the passive allows a unified analysis of impersonal and personal passives, as demotion is the common characteristic of both constructions. »

Voyons tout d’abord quelques définitions retenues par différents linguistes.

1.3.1 D. Gaatone

Gaatone propose la définition suivante : « Est dit passif tout participe passé dont le support n’est pas le premier argument de son lexème verbal, et est raccordable à ce support par être,

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indépendamment du temps-aspect » (1998 : 27). Cette définition exclut du passif les formes comme : le livre se vend — car il n’y a pas de participe passé.

1.3.2 T. Givón

Givón (1979 : 186) définit la passivisation comme « the process by which a non-agent is promoted into the role of a main topic of the sentence ». Dans le même sens, Roberts (1998 : 112) écrit que la « passivisation can be regarded as on way of making a functional topic more prominent syntactically ».

1.3.3 A. Siewierska

Pour Siewierska, dans son livre The Passive : A Comparative Linguistic Analysis (1984), le passif ne peut être défini en termes d’ordre syntaxique, de marques de cas, de morphologie verbale ou d’absence d’agent. Des exemples de différentes langues contreviennent à ces critères. Il n’y a pas d’analyse structurale qui puisse rendre compte de manière universelle du passif. La seule caractéristique commune est le caractère non-agentif du sujet. Le problème est que cette caractéristique peut aussi correspondre à des phrases non qualifiées de passives, comme John received a present ou That suit fits you well (1984 : 75).

Siewierska définit aussi le passif en relation avec la phrase active :

- le sujet d’une phrase passive correspond à un ‘non-sujet’ de la phrase active

- l’agent déclaré ou non d’une phrase passive correspond à un sujet possible de la phrase active.

Dans le débat entre la ‘démotion’ du sujet de la phrase active et la promotion d’un non-agent comme sujet, Siewierska note que « the demotional analysis is preferable only in that it handles impersonal passives… more adequately than the promotional view » (1984 : 77).

D’autre part, la différence entre une phrase passive et une phrase anti-causative est que la première sous-entend toujours la présence d’un agent, ce qui n’est pas le cas dans une phrase anti-causative (la chemise se repasse bien ; le magasin ouvre à 10h).

1.3.4 E. Keenan

Keenan nomme des phrases comme Kim was kissed : passifs basiques. Ces passifs ont trois caractéristiques : pas d’agent ; le verbe principal est transitif ; le verbe principal exprime une action ou activité, comportant un agent sujet et un patient objet. (1985 : 247) D’autre part,

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quelques langues n’ont pas de passif ; et celles qui ont un passif ont au moins un passif basique tel que défini plus haut. Par contre, « Passives are not in general distinct from actives with regard to the position and case marking of NP’s » (Keenan 1985 : 245)

Keenan effectue les généralisations suivantes :

• si une langue a un passif dans lequel l’agent est exprimé, elle a également un passif sans agent

• si une langue a un passif avec des verbes d’état, elle a également un passif avec des verbes d’action

• si une langue a un passif construit avec des verbes intransitifs, elle a également un passif avec des verbes transitifs

• si une langue a un passif ‘basique’, elle a fréquemment d’autres formes de constructions passives

• si une langue a un passif, une forme au moins du passif exprime l’aspect perfectif

• si une langue a deux ou plusieurs formes de passifs ‘basiques’, celles-ci diffèrent quant à l’aspect (Keenan 1985 : 267)

Pour Keenan, le passif basique est généralement formé par un prédicat morphologiquement marqué. Cette stricte marque morphologique peut être la présence d’un préfixe, d’un suffixe ou ambifixe, ou encore un changement interne de voyelle. Par contre, il ne connaît pas de langue où cette marque consiste en un changement de ton ou une reduplication.

Keenan nomme les passifs utilisant un auxiliaire dans leurs constructions passives basiques : passifs périphrastiques ; ceux n’en utilisant pas sont nommés : passifs strictement morphologiques. Selon les langues, les auxiliaires peuvent être des verbes d’état, de devenir, de réception, de mouvement ou expérientiels. Les passifs complexes sont formés soit avec des verbes transitifs syntactiquement complexes, soit avec des verbes qui ne sont pas transitifs.

D’autre part, le passif met en arrière-plan le sujet de la phrase active d’une manière différente de phrases usant de topicalisation ou de dislocation. Une phrase passive peut elle-même être l’objet d’une topicalisation (Sandy was introduced in Raleigh → In Raleigh Sandy was introduced). Des opérations syntaxiques peuvent être appliquées à des phrases passives, mais non à des phrases topicalisées ou disloquées : opérations de nominalisation (We were surprised by Kelly’s being kissed) ; de formation de propositions relatives (the room in which Kim was kissed) ; ou de formation de

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questions (Yes/No) (Was Kim kissed in the room ?). Le verbe porte souvent une marque du passif, ce qui n’est pas le cas de phrases topicalisées ou disloquées.

1.3.5 M. Haspelmath

Haspelmath (1990) ne retient comme passif à proprement parler que les passifs marqués par une morphologie verbale (1990 : 27). Certaines formes classées comme passives pour Keenan (1985) ou Myhill (1992) ne sont pas, pour Haspelmath, des passifs.

Il définit ainsi le passif :

• le sujet de la phrase active correspond à un indirect non obligatoire dans la phrase passive — ou à rien

• l’objet direct de la phrase active, s’il existe, correspond au sujet de la phrase passive

• la construction passive est plus restrictive : moins fréquente, marquée fonctionnellement, et moins ‘productive’

Haspelmath note que la morphologie verbale passive peut correspondre à d’autres significations :

- réflexive : l’agent accomplit l’action vis-à-vis de lui-même

- réciproque : plusieurs agents agissent les uns par rapport aux autres

- résultative : état résultant d’une action précédente

- anticausative : procès spontané, sans agent impliqué — avec un verbe dénotant une action transitive

- passive potentielle : le sujet est capable de subir une action

- inchoative : début ou progression d’un procès

- réflexive-causative : l’agent provoque une action qui va se dérouler sur lui-même

- dé-objective : objet non spécifié

- dé-subjective : passif non spécifié, passif impersonnel

Selon Haspelmath, la fonction de la plupart des morphologies passives est d’abord « l’inactivisation » de la situation — la promotion du patient et la mise à l’écart de l’agent découlent de cette première fonction. Ainsi, la principale propriété du passif est un changement dans le sémantisme du verbe, non dans la proéminence des relations des actants.

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1.3.6 C. Muller

Muller (voir 1.1.2.6) donne quant à lui cette définition : « diathèse passive : reléguer au rang de relation facultative de dernier rang la relation prédicative du premier argument au verbe, avec ou sans modification (temporelle, aspectuelle) dans la sémantique du verbe. » (2002 : 223-245) Poursuivant les réflexions de C. Muller (2002 et 2005), nous pouvons noter que la thématisation dépend du choix de la ‘facette’ sémantique mise en avant : focalisation sur les divers actants du prédicat, sur l’action verbale, la relation à l’objet, la relation au bénéficiaire, à un circonstanciel de temps ou de lieu, etc. En français, la diathèse non marquée est la voix active non impersonnelle ; la relation dominante, dite de premier rang, est la relation agent-action. Le passif concerne un changement de point de vue de l’action verbale, changement qui relègue au rang des relations réalisées facultativement la relation prédicative entre le premier argument et le verbe. La mise au premier rang de la prédication patient-action est la conséquence de la nouvelle hiérarchie prédicative. On a le choix entre deux types de diathèses dans la voix passive : diathèse personnelle ou impersonnelle. De manière moins fréquente, le bénéficiaire peut être mis au premier rang (untel est interdit de ceci ; les verbes obéir, désobéir, pardonner, peuvent être passivés sur le même modèle).

La forme verbale qui permet cette modification hiérarchique est, en français, le participe passé ; et le support régulier du passif est être, verbe qui peut manquer dans l’énoncé. L’auxiliaire du passif, être, peut entraîner une confusion des rôles : dans le passif, le verbe passivé est un présent aspectuel, ayant le sens de ‘être en cours’. Il s’oppose au verbe attributif, la copule, qui relie une propriété (un adjectif) à un nom. Dans le passif ‘adjectival’, la construction prend un aspect statif, opposé à l’aspect processif du verbe actif et du passif (Le mât a été dressé sur la place / Le mât est dressé sur la place, Le mât a été dressé à 10h00 / Le mât a été dressé pendant une semaine). La copule n’a pas d’aspect processif : Il est malade n’est pas Il devient malade). Ainsi, certaines constructions en être + participe passé sont purement adjectivales, car rien ne les relie à un choix de diathèse ou à une modification de la voix verbale (Jean est divorcé). Dans des exemples comme La mer est salée, soit on considère qu’il n’y a pas d’agent (construction adjectivale), soit on parle du processus de formation des océans : La mer a été salée par l’action de (passif). D’ailleurs, l’ajout d’un complément d’agent transforme souvent l’aspect statif en aspect processif : Le mât est dressé sur la place / Le mât est dressé sur la place par les ouvriers.

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Le complément d’agent réalise le rôle sémantique de sujet actif. Il n’est pas nécessaire à la grammaticalité de la phrase : les phrases qui semblent l’exiger peuvent lui substituer un autre complément, comme un circonstant. A l’inverse, la présence d’un complément introduit par la préposition par ne signifie pas automatiquement que la phrase est passive : cette préposition peut introduire, notamment, un instrumental. Au contraire, le complément d’agent n’est pas un simple circonstanciel : ce dernier n’est pas le premier argument du verbe.

L’impersonnel se contente de mettre au premier rang l’action verbale, sans changement hiérarchique des autres relations d’actant à verbe. Dans le cas de l’actif impersonnel, la relation premier actant-verbe vient au second rang (actant obligatoire, construit directement, constructible comme sujet), tandis que dans le cas du passif impersonnel, cette relation passe après les relations de verbe à circonstanciel (actant facultatif, construction indirecte, après préposition, non promouvable comme sujet) : Il a été procédé à une distribution de couvertures (par l’O.N.U.). La diathèse impersonnelle met au premier rang la prédication d’action verbale ; la diathèse passive met au dernier rang la prédication agent-action. Le passif impersonnel combine les deux phénomènes. Cependant, l’actif impersonnel tend à montrer l’action sous son aspect imperfectif, tandis que le passif présente plus souvent le processus comme achevé (Il a été dansé toute la soirée).

Le réfléchi se peut donner une diathèse passive, selon Muller (2002 : 230), lorsque l’agent n’est pas éliminé de la sémantique de l’action verbale (Les frites se mangent avec les doigts) — sinon, on retrouve une construction neutre (La glace s’est brisée : pas de nécessité d’agent externe, récession actancielle). Il n’y a pas de possibilité de passif pour les verbes à valence zéro : pas de possibilité de modification de l’ordre des relations sémantiques, pas de supposition de relation agent-action (*Il a été plu). La limite du passif est l’existence d’un sujet.

La passivation des verbes dépend aussi d’un autre critère : leur fonctionnement libre, ou plus ou moins figé dans une locution verbale. Beaucoup d’études ont porté sur ces locutions, très nombreuses en français (voir Gaatone 1998 : 135-173). Leur passivation dépend de différents critères : leur forme syntaxique (V (DET) N — la plus courante ; V C1 Prép C2 — comme mettre la charrue avant les bœufs ; expressions à verbe support — comme faire (DET) N (action), faire le N de (sentiment), faire N à (sentiment, sensation), faire le N de (propriété), faire N (constituer), faire un(e) N (maladie), faire le N (simulation), faire un Adj N (profession), faire Quantifieur N (mesure), faire (du/de la) N (activité), etc.) ; leurs traits sémantiques, comme le trait [humain], l’agentivité, etc. ; le figement plus ou moins fort de la locution verbale — depuis des locutions totalement arbitraires, dont le sens

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ne dépend pas du sens de chacun de leurs éléments, comme donner lieu, jouer un tour, tenir le coup, tenir tête, etc., jusqu’à des locutions transparentes, comme avoir faim, faire peur, prendre plaisir, etc. ; le comportement différent d’un certain nombre de ces locutions selon la forme du passif — certaines, par exemple, étant impassivables sous une forme ‘classique’, mais passivables sous forme d’un passif impersonnel (Il est fait état de cette loi /*Etat est fait de cette loi) ; ainsi que, remarquent différentes études, les variations individuelles dans les jugements de grammaticalité, notamment dues au fait que l’utilisation de locutions verbales au passif n’est pas fréquent.

Les propositions de C. Muller et D. Gaatone sont quelque peu différentes — l’une mettant l’accent sur un mot, le participe passé, l’autre sur une diathèse, la mise au dernier rang de la relation agent-action. Cependant, ces deux points de vue se rejoignent : le passif, dans les deux analyses, est une forme marquée ayant pour première caractéristique l’effacement de la relation du premier argument au verbe — au participe passé. D’ailleurs, D. Gaatone, tout en partant du participe passé, note que parler de diathèse est le plus approprié pour décrire les relations entre les différents types de phrase : « La diathèse est une opération consistant à choisir comme point de départ de l’énoncé, soit le procès lui-même, soit l’un de ses participants ou circonstants » (1998 : 35). Peut-être ces différences de point de vue sont-elles dûes à des différences de ‘focalisation’ : l’un partant d’un point de vue morphologique, l’autre d’un point de vue syntaxique ?

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