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Questions éthiques pour les assyriologues face au trafic d’antiquités

Dans le document Ethics in archaeology (Page 147-149)

Au-delà des actions impliquant des individus, les archéologues, historiens de l’art et historiens spécialisés sur le Proche-Orient antique doivent également mener une réflexion éthique sur les objets de leurs recherches – sites, monuments et artefacts –, l’accès aux objets et leur traitement scientifique. Les guerres qui ravagent le Proche-Orient depuis presque un demi-siècle ont laissé libre cours au pillage de plus en plus organisé des sites archéologiques, à l’explosion du marché des antiquités et à la constitution de collections privées faites d’objets volés.

Comment distinguer un objet issu du pillage des antiquités, d’un autre acquis légalement, souvent de longue date? La caractérisation du premier repose sur l’alinéa 3 du préambule de la convention de l’UNESCO du 14 novembre 1970 [19] qui précise : « Considérant que les biens culturels sont un des éléments fondamentaux de la civilisation et de la culture des peuples, et qu’ils ne prennent leur valeur réelle que si leur origine, leur histoire et leur environnement sont connus avec la plus grande précision », les États signataires s’engagent (article 13) :

à empêcher, par tous moyens appropriés, les transferts de propriété de biens culturels tendant à favoriser l’importation ou l’exportation illicite de ces biens ; à faire en sorte que leurs services compétents collaborent en vue de faciliter la restitution, à qui de droit, dans les délais les plus rapides des biens culturels exportés illicitement.

Pour les 131 États signataires de cette convention, les biens culturels sont « désignés par chaque État comme étant d’importance pour l’archéologie, la préhistoire, l’histoire, la littérature, l’art ou la science [19]. »

En ce qui concerne les pays du Proche-Orient, dont l’antiquité est étudiée par les assyriologues, les guerres qui ont ravagé l’Iraq depuis vingt-cinq ans et la Syrie depuis 2011, ont favorisé les pillages de sites archéologiques et de très nombreux objets se sont retrouvés sur le marché des antiquités. Depuis 2014, l’une des principales sources de financement du groupement terroriste Daesh étant le trafic des antiquités, la résolution 2199 des Nations Unies du 12 février 2015 [20] est venue renforcer le texte de l’UNESCO. Selon les paragraphes 16 et 17 de cette résolution :

l’EIIL (…) génère des revenus en procédant, directement ou indirectement, au pillage et à la contrebande d’objets appartenant au patrimoine culturel provenant de sites archéologiques, de musées, de bibliothèques, d’archives et d’autres sites en Syrie et en Iraq (…) tous les États membres doivent prendre les mesures voulues pour empêcher le commerce des biens culturels iraquiens et syriens (…) qui ont été enlevés illégalement d’Iraq depuis le 6 août 1990 et de Syrie depuis le 15 mars 2011 (…) qu’ils soient restitués aux peuples iraquien et syrien [20].

Prenant appui sur ces textes, les assyriologues désignent désormais, de manière non exclusive, « objet de provenance inconnue » tout objet archéologique acquis après 1970, considérant qu’il a très vraisemblablement été acquis de manière

4 En janvier 2017, j’ai contacté le président du Comité d’éthique du CNRS à propos du comportement éthique des chercheurs travaillant dans les pays en guerre. Le COMETS a rédigé un premier avis publié le 1er février 2018 qui porte sur les libertés et responsabilités dans la recherche académique [16] ; on peut y lire : « La recherche en archéologie, par exemple au Moyen-Orient, outre les risques qu’elle oblige à prendre, est particulièrement sensible aux orientations des régimes qui administrent les vestiges qu’elle est appelée à étudier (…) De fait, des contraintes de toutes sortes pèsent sur la liberté des chercheurs en fonction de la nature du régime des pays où ils sont amenés à travailler. En divulguant leurs résultats, les chercheurs peuvent se trouver objectivement en position de cautionner un régime autoritaire. » Un second avis intitulé « La recherche : un droit mondial » a été publié le 18 octobre 2018 [17] ; celui-ci comporte entre autres des recommandations pour une recherche solidaire et un droit d’ingérence de la recherche.

illicite. Ces objets, arrachés à leur contexte archéologique, ont été dépouillés de la moitié de leurs informations. C’est le cas par exemple des milliers de tablettes cunéiformes achetées sur le marché des antiquités par des particuliers ces dernières décennies. Le texte d’une tablette permet en général de la dater et d’imaginer la région où elle a été écrite, mais la localité de provenance ne peut pas toujours être située. En outre, on ignore si la tablette a été découverte en contexte privé ou institutionnel (palais, temple), si elle était conservée avec d’autres objets ou d’autres textes et la nature de ceux-ci, comment elle était rangée, etc. Ainsi, plusieurs milliers de tablettes cunéiformes datant de la fin du IIIe millénaire av. J.-C. ont été vendues

sur le marché des antiquités ces quinze dernières années et ont rejoint des collections privées constituées de manière illégale. D’après leur contenu, certains lots de tablettes viennent des villes antiques de Garšana et Irisagrig dont on ne connaît pas la localisation et a fortiori l’agencement des bâtiments dont elles sont issues. Or certaines de ces tablettes documentent avec précision la construction de ces bâtiments.5 Parmi certains lots de tablettes aujourd’hui aux mains de collectionneurs privés

figurent des textes de toute première importance, par exemple des manuscrits inédits de l’Épopée de Gilgameš.

Face à cette situation, la communauté scientifique est divisée sur la manière de traiter ces collections. L’étude et la publication de ce matériel y font l’objet de débats sans fin, reposant sur des enjeux éthiques divergents. De fait, la manière de traiter ces objets, et en particulier les tablettes cunéiformes riches en informations de tout ordre sur les civilisations du Proche-Orient antique, est loin de faire consensus chez les assyriologues. D’une part, le chercheur, dans la mesure où son devoir est de faire avancer la science, peut-il ignorer ces témoins du passé qui risquent de disparaître à jamais? D’autre part, la publication de ces objets est-elle éthique dans la mesure où elle est susceptible d’encourager le marché illicite des antiquités?

Selon certains, à partir du principe de justice, les chercheurs doivent pouvoir mener leurs recherches librement afin faire avancer les connaissances et défendre la vérité scientifique ; ils ont pour tâche d’œuvrer pour la science et l’acquisition des connaissances. Ce sont des raisons suffisantes pour déchiffrer ces textes inédits, partie intégrante du patrimoine culturel mondial, et exploiter les données scientifiques qu’ils contiennent. Les chercheurs sont généralement informés de l’existence de ces objets alors que ceux-ci ont déjà rejoint une collection privée. Leur propriétaire désire en connaître le contenu et fait donc appel aux spécialistes. Les chercheurs qui s’attèlent à l’étude de ces objets considèrent qu’ils les sauvent de l’oubli : l’importance historique de leur contenu primerait sur tout le reste. Une fois ces objets extraits de leur contexte et présents sur le marché des antiquités, ils deviennent difficilement traçables : leur acquisiteur peut décider à tout moment de les revendre. Pour ces chercheurs, ignorer ces objets et ne pas les étudier ni les publier, revient à les enterrer à nouveau, ce qui ne respecterait pas le principe de non-malfaisance pour un assyriologue. Or depuis plus de vingt ans, le nombre de tablettes cunéiformes pillées et vendues à l’étranger a littéralement explosé, et certains sites ne sont documentés que par des « tablettes de provenance inconnue ». C’est ainsi que certains assyriologues se sont attelés au déchiffrement et à la publication de collections privées de tablettes cunéiformes, parfois très importantes en nombre.

Selon d’autres, parmi lesquels les archéologues qui travaillent sur les sites du Proche-Orient, les chercheurs sont certes libres de mener leurs travaux de recherche, mais aussi responsables. La publication de ces textes antiques confirme leur authenticité et leur confère une légitimité ; elle renforce leur valeur monétaire. Cela favoriserait la création d’un marché pour les tablettes cunéiformes et par contrecoup encouragerait le pillage des sites. Certaines revues scientifiques de renommée internationale refusent de publier des articles incluant des tablettes de provenance inconnue, voire des auteurs connus pour publier de telles tablettes qui se retrouvent alors stigmatisés.

Devant la masse des objets, et en particulier des tablettes cunéiformes qui ont été pillées et vendues dans le monde entier, il n’y a pas de bonne solution et chaque chercheur est libre d’agir dans l’un ou l’autre sens tout en mesurant ses responsabilités du point de vue éthique ; soit en mesurant les coûts et bénéfices de ses actions en tant que chercheur. Ceux qui dénoncent les collègues qui publient de telles tablettes ne peuvent ensuite, sans scrupule, utiliser les publications de ces textes pour leurs propres recherches. Ceux qui aident les revendeurs à identifier et commercialiser les objets arrachés à leur contexte se rendent complices du pillage.

Les assyriologues qui travaillent sur des tablettes d’une collection privée doivent avant tout enquêter sur l’origine de la collection. S’ils découvrent qu’ils étudient des tablettes ou autres objets archéologiques acquis illégalement, ils doivent informer l’acheteur qu’il s’est peut-être rendu complice de Daesh en contribuant à l’enrichissement de ce mouvement terroriste. En outre, ils doivent veiller à la préservation de ces objets et œuvrer à leur rapatriement dans leur pays d’origine dans des conditions sécurisées. Lorsqu’un chercheur est en contact avec des antiquaires, il doit pouvoir inciter ceux-ci à agir de manière éthique (tel respecter les principes de bienfaisance et non-malfaisance) et s’engager à ne pas acheter ou vendre des objets de provenance inconnue.

Le Conseil international des musées (ICOM) a créé et diffusé largement des listes d’objets susceptibles de se retrouver sur le marché des antiquités. Dénommées « Listes rouges d’urgence des biens culturels en périls » [22], ces listes couvrent les différents pays du Proche-Orient, et bien au-delà (Iraq 2003, actualisée en 2015, Syrie 2013). Aucune acquisition ne devrait pouvoir se faire sans la consultation de ces listes qui ont été établies avec l’aide des chercheurs. Ceux-ci ont en effet pour devoir de coopérer avec les différents services mis en place dans leur pays ; en France, l’Office central de lutte contre le trafic

des biens culturels (OCBC) fait appel aux archéologues et historiens pour l’identification des objets mis sur le marché ou saisis

par la police. L’une des missions essentielles des chercheurs consiste donc à la fois à informer et à éduquer.

5 Récemment encore, des tablettes en provenance de la ville antique d’Irisagrig ont été acquises sur le marché des antiquités avant d’être saisies par la justice américaine et restituées à l’Iraq [21].

Dans le document Ethics in archaeology (Page 147-149)

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