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CHAPITRE 2 : LA PROBLÉMATIQUE DES PAYSAGES DES TERRITOIRE RURAUX

22. Questionnements en suspens face à la diversité des paysages locaux

Si l’intérêt de ces travaux agronomiques est perceptible à l’échelle des grands ensembles géographiques, il existe, à l’échelle locale – parcelles agricoles, parcellaires de quelques exploitations agricoles, commune… – une diversité paysagère difficile à expliquer. Celle-ci, peu comprise, est difficilement influençable. Les démarches agronomiques, notamment la construction de l’itinéraire physionomique des parcelles agricoles (DEFFONTAINES J.P. et OSTY P.L., 1977) et l’application des démarches de l’écologie du paysage (BAUDRY J. et al., 1998), permettent d’étudier les formes des différentes composantes d’un paysage et de faire le lien avec les modalités des pratiques agricoles responsables. Mais, à cette échelle, nombreux exemples de localisation des usages et d’application de certaines pratiques ne peuvent s’expliquer selon le seul point de vue de la cohérence technico-économique du système de production agricole (LANDAIS E. et BALENT G., 1993; PRIMDAHL J., 1999).

Le travail mené par CAMACHO, au sein de la vallée d’Abondance, en Haute-Savoie, est l’un des plus détaillé concernant l’étude des logiques d’entretien des agriculteurs (CAMACHO O., 2004). Son auteur

avait pour objectif la compréhension des règles de mise en œuvre et de répartition spatiale des pratiques d’entretien au sein des systèmes de production agricole. Il espérait expliquer celles-ci à partir de l’étude de la répartition spatiale des activités agricoles des systèmes de production agricole, c’est-à-dire en recherchant des corrélations entre les logiques de production et les parcelles agricoles entretenues. Suite à ses enquêtes, il parvient à expliquer par la catégorie d’animaux au pâturage (troupeau laitier, troupeau allaitant) près de 60% des surfaces entretenues. En outre, il exprime la difficulté rencontrée pour les 40% de parcelles agricoles restantes. Si des hypothèses relatives à un système de production agricole donné peuvent être identifiées (âge de l’agriculteur, distance des bâtiments d’élevage, fragmentation et dispersion du parcellaire, fermage…), elles ne sont pas forcément valables sur un autre. Face à cette partie de l’entretien inexpliquée, deux remarques sont intéressantes du point de vue la réflexion menée dans ce travail :

8 Les décisions d’entretien, à l’origine de la transformation des paysages, semblent principalement relever de fonctionnements individuels des agriculteurs. Les règles de gestion collective des espaces – entretien des communaux, choix de la date de montée à l’estive en fonction de l’état des ressources… – autrefois en vigueur, ont disparu, laissant chaque agriculteur libre de mettre en œuvre les pratiques qu’il souhaite.

8 Une partie des décisions liées à la mise en œuvre et à la répartition spatiale des pratiques d’entretien reste difficile à expliquer sans faire intervenir d’autres raisons patrimoniales, liées à l’individu : la considération de l’entretien par l’agriculteur, l’ordre de l’opportunité de ses pratiques (professionnel, moral), la perception de la propagation des ligneux par l’agriculteur...

Ces points soulignent que la cohérence technico-économique du système de production agricole et les méthodes d’évaluation habituelles des pratiques agricoles ne sont pas suffisantes pour expliquer, par exemple, “pourquoi certains agriculteurs fauchent un petit talus alors qu’ils ne semblent pas en avoir besoin”.

D’autres travaux d’agronomes traitant, soit de l’organisation spatiale des activités agricoles, soit des modalités d’entretien des parcelles des systèmes de production agricole, soulignent des différences entre agriculteurs, difficiles à expliquer par le raisonnement habituel de la cohérence générale des systèmes de production agricole.

L’étude de l’utilisation du territoire en élevage bovin extensif limousin permet de mettre en évidence l’existence d’une perception propre à l’éleveur, à l’origine de différences entre agriculteurs, lors du raisonnement des modalités de mise en œuvre des pratiques de gestion de l’espace (JOSIEN E. et al., 1994). De la même façon, l’étude des finages lorrains permet aux agronomes de montrer le fait que chaque agriculteur puisse avoir sa propre perception des potentialités techniques d’une parcelle agricole donnée, à

l’origine de la différence des seuils de faisabilité des opérations techniques entre agriculteurs (MORLON P. et BENOIT M., 1990). Ces mêmes disparités, mises en évidence au sein du Pays de Bray sous la forme de deux occupations du sol très différentes de deux villages présentant le même niveau de contraintes pédoclimatiques, sont analysées comme provenant certainement des systèmes de pensées des agriculteurs (MATHIEU A. et THINON P., 2002). Cette théorie des systèmes d’élevage locaux, abordée sous l’angle de la socio-anthropologie, est testée sur les divergences observées en terme de dynamique de l’élevage ovin de deux communes voisines du département des Hautes-Alpes ; elle apporte des éléments d’explication aux usages et à leur répartition au sein des deux territoires étudiés (LASSEUR J., 2002). Une autre étude, menée dans les montagnes du Forez, en Auvergne, prête une attention particulière au rapport de l’agriculteur avec les fonctions de l’espace où il exerce son activité ; elle identifie des comportements différents vis-à-vis de l’entretien des parcelles agricoles, selon que les agriculteurs exercent leur activité agricole à temps plein ou seulement comme une seconde activité (RAPEY H. et al., 2002).

Dans un travail à portée paysagère plus explicite, mené dans le cadre de questionnements précurseurs à ce travail, le même type de réflexions a été soulevé, incitant à considérer la diversité des agriculteurs. Des enquêtes ont été réalisées auprès des agriculteurs de la vallée de la Monne, petit territoire proche de Clermont-Ferrand, afin d’identifier les motivations paysagères des agriculteurs à l’origine de la mise en œuvre des pratiques agricoles ayant un impact paysager (DÉPIGNY S. et CAYRE P., 2002). Des pratiques étonnantes et/ou certaines parties du discours des agriculteurs, en apparence peu cohérentes avec l’équilibre du système de production agricole observé, ont été repérées. Par exemple, un agriculteur, ayant atteint et largement dépassé sa capacité de travail, contraint de diminuer le temps libre accordé à sa famille et à ses loisirs, consacre un temps considérable à l’implantation de piquets de clôture sur des affleurements granitiques seulement pour voir ses clôtures alignées au cordeau. Pourquoi ne pas simplement contourner ces obstacles où, de toutes manières, l’herbe ne poussera pas ? Un autre agriculteur explique qu’il ne met son troupeau en pâture que sur les parcelles agricoles situées devant la maison de sa mère, pourtant parmi les rares bonnes parcelles de fauche au sein de son parcellaire, simplement parce que l’agriculture a été toute la vie de celle-ci et que ça lui fait encore plaisir de surveiller le troupeau de sa fenêtre. La conséquence est que cet agriculteur se retrouve à faucher des parcelles agricoles en pente, peu productives, où il ne peut mécaniser de façon homogène. Ces parcelles agricoles sont finalement moins bien entretenues que si elles étaient pâturées. Quelles raisons peuvent pousser les agriculteurs à cette gestion de leur système de production agricole ?

Face à ces relevés successifs d’incompréhensions du point de vue technico-économique et à l’inadaptation des modèles agronomiques actuels pour expliquer les configurations spatiales observées, différentes voies de recherche à développer sont suggérées : (i) dépasser le cadre théorique technico-économique des modèles décisionnels agricoles (OSTY P.L. et al., 1998) et développer de nouveaux modèles d’action intégrant une cohérence fonctionnelle et une cohérence stratégique du système de production agricole,

c’est-à-dire prenant en compte les objectifs à long terme de l’agriculteur (PELTRE J., 1994; THENAIL C. et BAUDRY J., 1994; GIRARD N. et al., 1996) ; (ii) s’intéresser plus précisément à la façon dont l’agriculteur perçoit le territoire et le rôle de son métier, c’est-à-dire développer une connaissance du système de représentation des agriculteurs (BEEDELL J.D.C. et REHMAN T., 1999; DÉPIGNY S. et al., 2002; MATHIEU A. et THINON P., 2002) ; (iii) mesurer l’influence des systèmes locaux de pensées, source d’influence de la stratégie de l’agriculteur (DUBOST M. et LIZET B., 1995; BELLON S. et al., 2002).

Ainsi, comme lors de la période de modernisation de l’agriculture du siècle dernier, les agronomes sont confrontés à la diversité des pratiques agricoles mises en œuvre (BROSSIER J. et al., 1990). Mais, cette fois, il semble qu’il ne s’agisse plus simplement d’étudier l’adaptation des systèmes techniques aux contraintes pédoclimatiques ou de susciter la diffusion et la mise en œuvre plus rapide des dernières innovations. Une véritable compréhension du système de représentation de l’agriculteur est nécessaire. Il faut pour cela étudier la diversité des agriculteurs, en tant que diversité d’individus, du point de vue de leurs rapports avec l’espace qu’ils utilisent et fonction des attentes qu’ils ont de leur métier (SÉBILLOTTE M., 2002).

Cette difficulté à identifier les motivations réelles des pratiques agricoles ayant un impact paysager, volontaire ou non, souligne et explique la difficulté des décideurs politiques locaux à mettre en œuvre des politiques adaptées (MICHELIN Y., 2000). Gérer les paysages des territoires ruraux, si tant est qu’il existe une demande paysagère clairement exprimée, ne passera pas uniquement par l’application de mesures obligatoires ou incitatives. Elle nécessitera avant tout une évolution des systèmes de représentation de la sphère professionnelle agricole, permettant par exemple la reconnaissance par l’agriculteur de son rôle de producteur de paysage.