• Aucun résultat trouvé

La question des matériaux humaine : une question artistique, un problème sociologique

« S’il n’y a pas d’objets esthétiques mais des objets qui "fonctionnent esthétiquement", la question devient pour nous de savoir si tous les objets peuvent fonctionner esthétiquement ?237 » L’histoire de l’art récente nous montre que oui, et l’on peut aujourd’hui dire que l’art après

avoir longtemps reposé sur un répertoire de matériaux socialement reconnu pour « faire de l’art » a réussi à intégrer à peu près tout ce qu’il était possible d’intégrer dans les œuvres, on le voit avec l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art238 de Florence de Meredieu qui passe en revue

la diversité des matières à partir desquelles les œuvres prennent forme, on le voit dans les nombreux ouvrages qui traitent thématiquement de tel ou tel matériau les humeurs du corps, les déchets, la pourriture, tous les matériaux même les moins nobles ont intégré d’une manière ou d’une autre l’art.

Mais au fil des matériaux étudiés, les cadavres sont assez absents, ou très ponctuellement abordés en tant que tel comme si le tabou opérait aussi ici. La presse pourtant nous livre des faits divers éloquents :

« Un sculpteur de 42 ans a été condamné vendredi à neuf mois de prison à Londres pour avoir volé des cadavres humains afin de rendre ses œuvres plus réalistes, une sentence sans précédent dans l'histoire judiciaire britannique. L'artiste macabre a été reconnu coupable d'avoir dérobé, avec l'aide d'un complice, des membres et des têtes provenant de 35 à 40 cadavres différents dans le sous-sol du Collège royal de chirurgie de la capitale britannique. Il avait été confondu l'an dernier à l'occasion d'une exposition à Londres pour laquelle il avait utilisé des moules des membres humains volés. Les autorités médicales avaient jugé les reproductions trop parfaites en découvrant les photos dans la presse et ordonné une enquête239. »

237 Talon-Hugon C., Gout et dégoût. L’art peut-il tout montrer, Nimes, Jacqueline Chambon, 2003, p. 15. 238 Paris, Larousse, In Extenso, 2008.

Au fil des œuvres, il n’aura pas échappé que ce ne sont plus seulement des représentations, des fac-similés de morts mais que ce sont bien des « vrais » morts, tout ou partie, avec lesquels les artistes composent pour produire photographies, installations, vidéos… ce n’est d’ailleurs pas le fait de composer avec, qui est en soi nouveau (les artistes de passé procédaient de même), en revanche il faut bien convenir que dans certaines œuvres le cadavre ou certains de ses éléments constitutifs sont concrètement présents dans ce qui fait œuvre.

De fait si les artistes sont nombreux à être en rapport directs et concrets avec les cadavres, les livrant bien quelque part à leur « fantaisie », artistique du moins, deux catégories d’artistes vont se distinguer selon les œuvres produites : il y a les œuvres où le corps mort est bien réel mais présent par média interposé, et il y a celles plus rares où le corps mort (tout ou partie) est là, présent réellement et très concrètement, à portée de vue et/ou de nos sens.

Arnulf Rainer, connu pour ses masques mortuaires, évoque cette fascination qui n’est d’ailleurs pas spécifique aux artistes : « Je rôde autour des cimetières et des salles d’autopsie, je collectionne les photos funèbres, j’étudie la physionomie des morts et les mortifications. Ce secret fascine mon être ; ce problème obsède ma curiosité. Appartenant au commun des mortels je me retrouve devant la plus terrible des confrontations240. » On imagine que nombre d’artiste se retrouveront dans ses propos, mais certains vont franchir un pas de plus et au-delà de

s’inspirer, d’être fasciné, c’est bien la vraie mort, de vrais corps avec lesquels ils vont composer.

C’est donc bien un seuil que les artistes ont franchi, et ce qui distingue les créateurs contemporains, c’est la manière dont ils se saisissent de la mort et du cadavre, nous mettant face à ce cadavre que nous refusons par ailleurs de côtoyer. Alors que leurs prédécesseurs se servaient de cadavres dans une perspective qu’on peut qualifier de scientifique et « réaliste », que d’autres continuent de le faire, et pour parfaire leur connaissance du corps et/ou afin de produire des œuvres au plus près de la réalité, on observe que pour quelques artistes, dans une perspective esthétique et esthésique, il n’est plus question de proposer des œuvres qui s’apparentent « à des médiations sur la mort, sur les passions que le trépas inspire aux vivants, sur les propriétés des corps moribonds et des corps trépassés », des œuvres où « méditation et représentation se superposent pour conférer à la peinture une dimension spéculative propre à entraîner le spectateur dans une réflexion sur l’art face à la finitude humaine », non, « il n’est plus question de s’abriter derrière la toile, la peinture, les symboles : on utilise désormais la réalité comme un matériau brut, riche, immédiat pour en livrer l’envers du décor241 ».

240 Visages dérobés, Catalogue de l’exposition, galerie Lelong, Paris, 2006, p. 32. 241 Luc V., Art à mort, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 32.

C’est ici une autre entrée, plus singulière, qu’il convient alors d’explorer au travers des œuvres qui dans le corpus nous montrent des « vrais cadavres », mais en distinguant celles qui le font par médias interposés de celles qui nous les livrent bruts, le cheminement se fera au travers du cadavre dans tous ses états et sous toutes ses formes.